Brochure qui aurait dû paraître comme n°19 des Cahiers Spartacus en juin 1939 mais la Gestapo détruisit les matricules. Après guerre, Wilebaldo Solano remit copie d'un jeu d'épreuves (déposé à la Bibliothèque nationale de Paris) à René Lefeuvre qui l'édita dans la compilation Espagne: les fossoyeurs de la révolution sociale (Spartacus, série B, n°65, décembre 1975). |
L'assassinat d'A. Nin : ses causes, ses auteurs
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La scandaleuse tentative de séquestration du juge Moreno Leguia
Etant donné l’importance politique internationale que prit l’assassinat d’Andrès Nin dans les milieux ouvriers et libéraux de l’étranger ainsi que les scrupules de conscience qu’éprouvèrent certains dirigeants politiques, le Gouvernement décida de désigner un juge spécial chargé exclusivement de l’instruction de cette affaire. Manuel Moreno Leguia fut nommé juge et Carlos de Juan, qui depuis, dut à sa docilité d’être nommé Directeur général de la police, fut nommé Procureur général.
Nous n’avons pas de raison pour douter, en principe, de l’honorabilité personnelle de Moreno Leguia, mais nous en avons assez pour ne croire point en sa valeur civique. A notre avis, le juge Moreno Leguia commença d’instruire l’affaire avec une évidente bonne volonté. Il interrogea d’abord les camarades d’Andrès Nin au C.E. du P.O.U.M. qui se trouvaient alors à la prison cellulaire de valence. Ils répétèrent dans leurs déclarations tout ce qu’ils avaient réussi à savoir concernant la détention, la séquestration et l’assassinat d’Andrès Nin. C’était un point de départ et d’orientation.
Moreno Leguia n’eut pas besoin de beaucoup d’informations pour se faire une opinion sur la personnalité des responsables de l’assassinat de Nin. La responsabilité directe des agents staliniens de Madrid lui étant apparue, il ordonna l’arrestation et l’incarcération de sept d’entre eux. Le juge, armé de sa connaissance théorique des lois bourgeoises, croyait avoir la faculté d’emprisonner les agents de police délinquants ; mais il ignorait que sous l’empire du stalinisme, si les criminels sont à son service, ils jouissent d’une totale impunité.
Au lieu d’accomplir l’ordre d’arrestation des sept agents, la police recourut à la violence contre Moreno Leguia et tenta de le séquestrer. Ce premier projet n’ayant pas réussi, ils en vinrent même à une menace de séquestration contre sa mère et sa fille, qui résidaient hors de Madrid. Effrayé, le juge renonça à ses fonctions et laissa en suspens l’instruction commencée contre les auteurs de l’assassinat d’Andrès Nin.
Toutes les pressions et violences qui s’exercèrent contre le juge Moreno Leguia furent dirigées par Gabriel Moron lui-même, qui avait été socialiste anti-stalinien et remplissait alors à titre intérimaire la charge de Directeur général de la police. Au cours du procès contre le C.E. du P.O.U.M., le ministre de la Justice d’alors, don Manuel Irrujo, déclara catégoriquement que le Conseil des ministres décida de destituer Gabriel Moron (encore que la destitution ait pris le nom de démission) à cause de son intervention dans les attentats de la police stalinienne contre le juge Moreno Leguia. Antérieurement, le lieutenant-colonel Ortega avait été destitué de la charge de Directeur général de la police à cause de sa participation à la détention, à la séquestration et à l’assassinat du secrétaire politique du P.O.U.M.
Ce qui se passa avec le juge Moreno Leguia fut une confirmation de plus de ce qui s’était passé avec quelques membres du premier gouvernement de Negrin. Rougissant en lui-même du sentiment qu’avait l’opinion publique étrangère sur cette affaire d’assassinat, certain ministre tenta d’éclaircir les responsabilités et de sauver les autres compagnons de Nin, du C.E. du P.O.U.M. ; nous nous trouvions en effet séquestrés à Madrid avec la perspective quasi-assurée de connaître aussi le triste sort de notre ami. Les autorités qui agirent en cette occasion se heurtèrent constamment contre les obstacles opposés par des « pouvoirs occultes » qui agissaient sans faire le moindre cas des normes légales et avec une totale indépendance. Jamais on ne voulut dire publiquement qui étaient ces « pouvoirs occultes ». Nous le disons ouvertement : c’était la Guépéou russe, plus puissante en Espagne que personne.
Peu de temps avant le procès contre le C.E. du P.O.U.M., le jeu politique mené par le stalinisme était déjà évident pour tout le monde. La campagne de calomnies menée contre Nin pour justifier son assassinat était en pleine décadence. On courait le risque de voir absous les inculpés et de voir le cas de Nin officiellement posé. Il fallait de nouveau alimenter le bûcher. C’est l’Ambassade soviétique à Barcelone qui s’en chargea. Le Directeur général de la police avait nommé Victorio Sala, personnage qui n’était connu des milieux ouvriers de Barcelone que par ses multiples escroqueries, commissaire de police spécial près l’Ambassade soviétique. Cet homme avait appartenu en d’autres temps au Bloc Ouvrier et Paysan, dont il s’était séparé pour passer au stalinisme. C’était un individu servile, un aventurier, et qui se prêtait facilement aux plus viles besognes. C’est lui qu’utilisa l’Ambassade soviétique pour attiser la campagne d’injures et de calomnies contre Andrès Nin et contre le P.O.U.M.
Victorio Sala fut chargé de monter l’affaire connue sous le nom de « procès Roca-Dalmau ». Un beau jour, un agent de Sala se présenta au domicile d’un fasciste connu de Gérone. Se disant phalangiste, il demanda qu’on lui fît la grâce de lui garder une valise pendant quelques heures. Le fasciste de Gérone accéda à sa demande. Deux heures plus tard, les agents de Sala se présentèrent, cette fois-ci officiellement ; ils prirent possession de la valise et ils découvrirent des documents extrêmement intéressants, des documents graves, très graves : plans de ponts, modèles de mortiers, instructions pour les bombardements d’objectifs militaires, etc., etc… Tous ces documents portaient le sceau du Comité militaire du P.O.U.M. Mais on découvrit quelque chose de plus radical encore : un rapport dans lequel des membres de notre parti faisaient part de leur projet d’assassiner Prieto, Lister, Modesto, Walter et quelques autres.
Naturellement, le fasciste Roca fut arrêté. Grâce à un « habile interrogatoire », un des ces interrogatoires dont la Guépéou possède l’exclusive spécialité, ce Roca déclara que tous les documents étaient authentiques. Peu lui importait de manquer à la vérité ; après tout, nous étions aussi ses ennemis et il nous haïssait. Cependant, au procès, il expliqua les mauvais traitements dont il avait été l’objet pour l’obliger à faire cette déclaration ; il affirma n’avoir jamais eu de relations avec le P.O.U.M. et déclara ne pas connaître un seul de ses militants ; il accusa ouvertement le Commissaire Victorio Sala de l’avoir odieusement martyrisé pour obtenir qu’il signât une déclaration contre le P.O.U.M.
En même temps, d’autres agents de Victorio Sala dérobèrent quelques documents qui figuraient dans le dossier du procès contre le C.E. du P.O.U.M. Des uns et des autres on fit des copies photographiques. Sala se chargea également d’écrire un petit feuilleton policier pour illustrer la reproduction des photos. Il livra le tout aux Conseillers de l’Ambassade. Ceux-ci mirent au point les originaux, ajoutèrent de nouvelles infamies et mirent en ordre les illustrations. Ce travail collectif devait cependant porter un nom d’auteur. On inventa celui de Max Rieger. Ainsi fut fabriqué le libelle immonde intitulé : « Espionnage en Espagne », qui fut publié dans toutes les langues et qui était destiné à porter à leur comble les calomnies contre Andrès Nin et son parti. Ainsi s’expliquent aussi les tournures étrangères qui abondent dans la version espagnole.
On avait besoin d’un préfacier qui donnât quelque prestige au libelle. On eut recours à José Bergamin, jésuite repenti. En échange de quoi, il put faire de luxueux voyages à l’étranger, tandis que les militants du P.O.U.M. mouraient dans les tranchées. Mais sur sa conscience pèsera éternellement l’immense indignité d’avoir fait un monstrueux prologue pour un libelle immonde.
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