1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le Parti à contre-courant (1850-1863)
Le second but de la mission de Lévy, c'était de me donner des renseignements sur la situation ouvrière en Rhénanie [1]. Les ouvriers de Dusseldorf sont toujours en relation avec ceux de Cologne, d'où tous les « petits messieurs » ont disparu. L'essentiel de la propagande s'effectue maintenant parmi les ouvriers industriels de Solingen, Iserlohn et la région environnante, Elberfeld et la Westphalie. Dans les régions de métallurgie, les gars veulent à toute force déclencher une action : la seule chose qui les retienne, c'est la perspective d'une révolution en France et le fait que « les camarades de Londres ne croient pas encore le moment venu ». Si la situation dure sans s'améliorer, il sera difficile, d'après Lévy, d'empêcher une émeute. En tout cas, ce serait une insurrection parisienne qui donnerait le signal. Ces gens croient fermement que, dès le premier moment, nous et nos amis nous nous empresserons d'aller les rejoindre. Ils éprouvent naturellement le besoin de chefs politiques et militaires [2]. On ne saurait leur en vouloir. Mais je crains fort qu'avec leurs plans tout à fait chimériques ils aient le temps de se faire battre complètement avant même qu'il nous soit possible de quitter l'Angleterre.
On leur doit, en tout cas, de leur exposer nettement, du point de vue militaire, ce qui est faisable et non faisable. J'ai déclaré évidemment que si les circonstances le permettaient, nous rejoindrions les ouvriers rhénans ; que toute émeute effectuée par eux seuls, sans que Paris, Vienne ou Berlin ait pris l'initiative, serait une stupidité ; qu'au cas où Paris donnerait le signal, il serait bon de risquer le coup, étant donné que dans ces conditions même la défaite et ses conséquences désagréables ne pourraient être que momentanées ; qu'avec mes amis je m'attacherais sérieusement à déterminer ce que l'on pourrait faire en Rhénanie à partir d'une action directement ouvrière ; enfin, je les ai invités à nous envoyer dans quelque temps une nouvelle délégation à Londres, mais de ne rien entreprendre sans s'être mis d'accord avec nous au préalable [3].
Les tanneurs d'Elberfeld ‑ ou de Barmen ? ‑ sont à l'heure qu'il est d'humeur tout à fait révolutionnaire, alors qu'ils étaient parfaitement réactionnaires en 1848 et 1849. Lévy m'a assuré que les ouvriers de la vallée de la Wupper te considéraient personnellement comme « leur » homme. Sur les bords du Rhin, on semble d'ailleurs croire très généralement qu'une révolution est sur le point d'éclater en France, et les bourgeois eux-mêmes disent que, cette fois, cela marchera autrement qu'en 1848. Cette fois, on aura des hommes tels que Robespierre, etc., au lieu de bavards comme en 1848. En tout cas, la considération dont jouissait la démocratie a bien baissé sur les bords du Rhin. Salut.
C'est une fort bonne chose que notre parti puisse, cette fois-ci, se manifester sous de tout autres auspices [4]. Toutes les bêtises « socialistes » que nous avons été obligés de défendre en 1848 encore vis-à-vis des purs démocrates et des républicains de l'Allemagne du Sud, les sottises de Louis Blanc, etc., que nous étions obligés de revendiquer ne serait-ce que pour trouver dans la confuse situation allemande un point permettant d'enchaîner avec nos conceptions ‑ tout cela est maintenant réclamé par nos adversaires, Messieurs Ruge, Heinzen, Kinkel et consorts.
Les préliminaires de la révolution prolétarienne, les mesures qui nous préparent le champ de bataille et balaient la scène historique ‑ la république une et indivisible, etc., revendications que nous devions affirmer autrefois contre des gens dont c'eût été la vocation normale de les réaliser, ou du moins de les exiger ‑, tout cela est maintenant convenu [5], et ces messieurs l'ont appris. Cette fois-ci, nous commencerons tout de suite avec le Manifeste, grâce aussi notamment au procès de Cologne dans lequel le communisme allemand (particulièrement en la personne de Röser) a passé avec succès son examen de fin d'études secondaires.
Tout cela ne concerne naturellement que la théorie. Dans la pratique, nous serons toujours amenés à prôner et à utiliser des mesures radicales sans nous laisser arrêter par quelque considération théorique que ce soit. Et c'est bien là le malheur, car j'ai bien peur que notre parti, en raison de l'indécision et de la mollesse de tous les autres, soit un beau matin forcé à une fonction gouvernementale, afin d'exécuter finalement tout de même les tâches qui ne sont pas directement les nôtres [6], mais sont révolutionnaires pour l'ensemble historique et correspondent aux intérêts spécifiquement petits-bourgeois. Or, à cette occasion, on serait contraint par le peuple prolétarien, par ses propres revendications et plans interprétés plus ou moins faussement, sous la poussée d'une lutte de parti plus ou moins passionnée, à tenter de faire des bonds en procédant à des expériences communistes, dont on sait mieux que quiconque que leur temps n'est pas encore venu. Ce faisant, on perd la tête ‑ et il est à souhaiter que ce ne soit que physiquement parlant ‑, puis vient la réaction, et jusqu'à ce que le monde soit en mesure de donner son jugement historique sur de tels événements, on n'est plus considéré que comme une bête enragée (ce dont on se fiche), et pire encore comme bête tout court, ce qui est bien plus grave [7]. J'espère que nous n'en viendrons pas là.
Si un pays arriéré comme l'Allemagne, disposant d'un parti avancé, se trouve entraîné dans une révolution au côté d'un pays avancé comme la France, il arrivera forcément, au premier conflit sérieux et sitôt qu'apparaîtra un danger réel, que le parti avancé occupe le pouvoir. Or, ce serait avant son heure normale. Cependant, tout cela est une salade, et le mieux c'est qu'en prévision d'un tel cas nous ayons déjà à l'avance motivé sa réhabilitation dans l'histoire par la théorie au niveau de la littérature de notre parti.
Au reste, c'est avec plus de dignité que la fois précédente que nous apparaîtrons sur la scène. Premièrement, en ce qui concerne les personnes, nous sommes heureusement débarrassés de toutes les vieilles badernes : Schapper, Willich et consorts ; deuxièmement, nous nous sommes relativement renforcés ; troisièmement, nous pouvons compter sur de jeunes recrues en Allemagne (s'il n'a servi à rien d'autre, le procès de Cologne nous aura au moins garanti cela [8]), et, enfin nous avons tous bien mis à profit le temps passé en exil. Il y a naturellement aussi des gens chez nous qui partent du principe : à quoi bon nous crever au boulot, pour cela nous avons le père Marx, dont la tâche est de tout savoir. Néanmoins, en général, le parti Marx travaille assez bien, et si l'on considère les autres ânes de l'émigration qui se gargarisent de grands mots et, à force de proclamations contradictoires, se trouvent eux-mêmes dans la plus grande confusion, il est clair que la supériorité de notre parti a augmenté aussi bien de manière absolue que relative. Mais nous en avons bien besoin, car la besogne sera rude [9].
Notes
[1] Cf. Marx à Engels, 5 mars 1856.
Les ouvriers de Dusseldorf avaient envoyé Lévy chez Marx à
Londres, pour dénoncer les agissements de Lassalle (« utilisant
le parti à des fins privées ») et leur rendre compte de la
situation.
[2] Marx et Engels relieront toujours les tâches de direction politique à celles de la direction militaire, en dernière analyse, les deux se rejoignant dans l'activité révolutionnaire. Ainsi, pressentant une crise, Engels écrivait à Marx le 15 novembre 1857 : « Je constate dès à présent que la crise me fait corporellement autant de bien qu'un bain de mer. En 1848 nous disions, notre temps à nous vient maintenant, et il en fut ainsi en un certain sens. Mais, cette fois-ci, il vient complètement : l'enjeu est à présent la tête même. Mes Études militaires deviennent tout à fait pratiques. Je me précipite derechef sur l'analyse de l'organisation et les éléments de tactique des armées prussienne, autrichienne, bavaroise et française. » En 1871, Engels ne put accepter l'offre de diriger les forces armées de la Commune, pour la raison idiote, mais péremptoire, qu'à la première défaite il eût été suspecté d'être un agent prussien : or, « aucun général ne peut garantir de gagner toutes les batailles sur le chemin de la victoire ». Cf. Engels, Études militaires, en préparation aux éditions Maspero.
[3] Cet épisode est particulièrement
significatif de la conception générale de la révolution et de
la contre-révolution et du rôle du parti de Marx-Engels. La
révolution ne peut éclater avec des chances sérieuses
d'être autre chose qu'une simple révolte, voire un
putsch, qu'à un certain cycle du développement économique
et social ans lequel la phase contre-révolutionnaire elle-même
est un élément nécessaire. La révolution ne peut
s'accomplir que si l’économie a développé au maximum
les contradictions entre l'appropriation privée et la
production sociale de la période historique en question. Il
faut donc que les « destinées se fassent ».
Aux époques de contre-révolution correspondent des tâches
bien déterminées pour le parti, et il peut arriver que
l'activisme ou une tentative de révolution soit alors
nuisible. En effet, le parti doit diriger l'activité de
l'avant-garde (et des masses, si possible) à tout moment,
et dans les périodes de reflux en prêchant le travail en
profondeur et non l'agitation.
Si en 1848, Marx eût applaudi à l'initiative d'un
coup de main en Rhénanie, il ne le pouvait plus en 1856.
[4] Cf. Engels à Joseph Weydemer, 12 avril 1853.
[5] En français dans le texte.
Engels: est, naturellement, optimiste. En réalité, la
bourgeoisie, afin de prolonger son règne, en esquivant la lutte
frontale entre prolétariat et bourgeoisie, tend sans cesse à
ralentir la marche de l'histoire, et même
l'instauration de ses propres pleines conditions de
domination. En 1863 encore, Engels écrira : « Au cas extrême
où, par peur des ouvriers, la bourgeoisie se réfugierait dans
le giron de la réaction, en faisant appel à la puissance de ses
ennemis pour se protéger des ouvriers, il ne resterait au parti
ouvrier qu'à poursuivre, en dépit des bourgeois,
l'agitation trahie par eux en faveur des libertés
bourgeoises, de la presse, du droit d'association et de
réunion. Sans ces libertés, il ne peut avoir lui-même les
coudées franches ; il y a lutte pour son élément vital
pour l'air qu'il lui faut afin de respirer. Il va de
soi que, dans toutes ces hypothèses, le parti ouvrier
n'interviendra pas en simple appendice de la bourgeoisie,
mais en parti indépendant, absolument distinct d'elle. »
(La Question militaire prussienne et le Parti ouvrier
allemand, trad. fr. : Écrits militaires, p.
490.)
[6] Engels reprend sur ce point la conclusion tirée par Marx de l'expérience révolutionnaire du prolétariat français : « Si donc le prolétariat renverse le pouvoir politique de la bourgeoisie, sa victoire ne sera que passagère, un simple facteur au service de la révolution bourgeoise elle-même, tout comme en 1794 ; et il en sera ainsi tant que, dans le cours de l'histoire et du mouvement, ne se trouvent pas produites les conditions matérielles qui rendent nécessaires la déchéance du mode de production bourgeois, et donc la chute définitive du pouvoir politique de la bourgeoisie. »
[7] Lorsqu'il déclare qu'il vaut
mieux perdre la tête physiquement que de perdre la juste vision
programmatique, ou qu'il vaut mieux être pris pour une bête
enragée que pour bête tout court, Engels suppose qu'il est
glus grave d'être pris en défaut sur le programme que
d'être vaincu physiquement dans la lutte des classes. En
d'autres termes : une défaite progressive accompagnée
d'une édulcoration du programme qui jette la confusion sur
le but et le sens du communisme est pire qu'une défaite
sanglante sur le terrain de classe, en revendiquant bien haut
les principes (Commune de Paris, par exemple).
Ainsi Rosa Luxemburg écrivait, à propos des conséquences de
la falsification des principes qui entraîna les prolétaires
dans le carnage de la guerre impérialiste au nom du socialisme
et de la défense de la patrie : « La fleur du mouvement
ouvrier, la force juvénile de centaines de milliers
d'hommes, dont la formation socialiste en Angleterre,
France, Belgique, Allemagne et Russie était le produit de
décennies de travail d'éducation et d'agitation, est
fauchée et pourrit misérablement sur les champs de bataille.
Elle meurt sans espoir dans les ténèbres où ne luit plus
l'espoir, théorique ou sentimental, du véritable
socialisme. » Brochure de Junius, 1915.)
[8] Les tâches de parti auxquelles Marx
‑ plus que tout autre socialiste ‑ a été le plus
sensible, bien qu'elles fussent les plus ingrates et les
plus absorbantes, c'est le secours aux réfugiés politiques,
ainsi que la préparation des dossiers et la défense des accusés
dans les procès politiques. Au reste, ses propres défenses sont
un modèle classique insurpassable. Cf. S. CZOBEI, et C. CAHN,
Karl Marx as Labor Defender, 1848‑1871, New
York, 1933.
En ce qui concerne le procès des communistes de Cologne,
nous renvoyons le lecteur à l'échange de lettres entre Marx
et Engels (en traduction française aux éditions Costes, t. III)
en date des 13, 17, 20-7-1851, 23-9-1851, 14-11-1851, 25, 27,
29-4-1852, 10-8-1852, 10, 27, 28-10-1852 4, 5, 13-11-1852, et
7-12-1855, ainsi qu'au volume intitulé Révélations sur
le procès des communistes (4 octobre 1852) suivi de
Karl Marx devant les jurés de Cologne (9 février
1849).
[9] En français dans le texte.