1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le Parti à contre-courant (1850-1863)
D'après tout ce que je vois, les chartistes sont si complètement désorganisés et désorientés, et souffrent en même temps d'un tel manque de gens utilisables, qu'ils vont ou bien se désagréger tout à fait et se décomposer en factions, autrement dit devenir inévitablement dans la pratique de simples caudataires des Financial Reformers, ou bien se reconstruire sur une base toute nouvelle par un gaillard de valeur [1]. Jones est tout à fait dans la bonne voie, et nous pouvons dire, certes, qu'il ne s'y serait jamais engagé sans notre doctrine, pas plus qu'il n'aurait jamais trouvé comment ‑ d'une part ‑ il faut non seulement conserver, mais encore approfondir la seule base de reconstruction possible du parti chartiste, à savoir la haine de classe instinctive des ouvriers contre les bourgeois industriels en en faisant le fond même de la propagande de formation théorique, et ‑ d'autre part ‑ être tout de même progressif en s'opposant aux velléités réactionnaires des ouvriers et à leurs préjugés.
Jones joue un rôle très niais. Tu sais que, sans autre intention déterminée que celle de trouver à notre époque trop amorphe un prétexte à agitation, il avait, bien avant la crise, organisé une conférence chartiste, où devaient aussi être invités des radicaux bourgeois (non seulement Bright, mais encore des personnages tels que Cunningham) [2]. On devait, en somme, conclure avec les bourgeois un compromis leur accordant le vote au bulletin secret, s'ils concédaient aux ouvriers le suffrage universel pour les adultes du sexe masculin. Cette proposition provoqua des scissions dans le parti chartiste qui, à leur tour, poussèrent Jones plus en avant dans son projet. Or, au lieu de profiter de cette crise pour substituer à un prétexte mal choisi d'agitation une agitation véritable, il s'accroche à son absurde projet, choque les ouvriers en leur prêchant la collaboration avec les bourgeois, cependant qu'il n'inspire même pas la moindre confiance à ces derniers. Quelques-unes des feuilles radicales le cajolent pour le ruiner complètement. Dans son propre journal, le vieil âne de Frost, dont, à force de déclamations, il a fait un héros et qu'il a nommé président de sa conférence, prit position contre lui dans une lettre d'une grossièreté inouïe, dans laquelle il écrit entre autres : s'il juge nécessaire la collaboration de la bourgeoisie ‑ sans laquelle d'ailleurs il n'y a rien à faire ‑ il se doit d'agir de bonne foi ; qui lui a donné le droit d'établir le programme de la conférence sans le concours des alliés ? De quel droit a-t-il nommé Frost président, tandis qu'il joue lui-même au dictateur, etc. ? Le voilà donc dans un beau pétrin et, pour la première fois, il joue un rôle non seulement niais, mais double.
II y a longtemps que je ne l'ai pas vu, mais je vais lui rendre visite maintenant. Or, comme un personnage public ne peut, en Angleterre, se rendre impossible par des sottises, etc., il s'agit simplement pour lui de se tirer du piège qu'il s'est tendu à lui-même.
Il faut qu'il commence par créer un parti, et pour ce faire il doit se rendre dans les districts industriels. Après cela, ce seront les bourgeois qui viendront le trouver pour lui proposer des compromis. Salut.
Au reste, il me semble que la dernière manœuvre de Jones s'apparente aux tentatives plus ou moins fructueuses d'antan pour réaliser une telle alliance [avec la bourgeoisie], mais tout cela est déterminé par le fait que le prolétariat anglais est embourgeoisé au point que la plus bourgeoise de toutes les nations veut finalement en arriver à posséder une aristocratie (terrienne) bourgeoise et un prolétariat bourgeois à côté de la bourgeoisie [3]. Cela s'explique d'ailleurs d'une certaine manière pour une nation qui exploite le monde entier [4]. Seules quelques années foncièrement mauvaises peuvent y remédier, et il semble qu'elles ne soient pas à portée de main depuis les découvertes d'or. II faut tout de même observer que je ne saisis pas encore clairement le mécanisme grâce auquel la bourgeoisie a réussi à résorber la surproduction massive qui avait suscité la crise : on n'a encore jamais vu un reflux aussi rapide après une tempête aussi violente.
Je viens de rompre avec Ernest Jones [5]. Malgré mes avertissements répétés, et bien que je lui aie prédit exactement ce qui est arrivé ‑ à savoir qu'il se discréditerait lui-même et désorganiserait le parti chartiste ‑, il s'est embarqué dans des tentatives de compromis avec les radicaux bourgeois. C'est maintenant un homme ruiné [6], mais le dommage qu'il a fait au prolétariat est extraordinaire. La brèche sera naturellement de nouveau réparée, mais on a perdu un moment très favorable pour l'action. Imagine-toi une armée dont le général passe dans le camp adverse la veille de la bataille [7].
Notes
[1] Cf. Engels à Marx, 18 mars 1852.
Engels trace, dans ce passage, les grandes lignes de
l'action à entreprendre pour maintenir l'influence du
parti sur les masses ouvrières dans un pays de capitalisme
développé où, après une défaite, les organisations ouvrières
n'ont pas été détruites et réduites au silence.
Il apparaît, cependant, qu'en gros les effets d'une
grande défaite du prolétariat dans une révolution se font
sentir irrépressiblement sur tous les pays, même ceux qui
n'en ont pas été touchés directement.
[2] Cf. Marx à Engels, 24 novembre
1857.
Marx trace ici les limites de la revendication démocratique
de la charte : en faisant du suffrage universel le but de son
action, Jones est amené à s'allier avec la bourgeoisie,
croyant relancer un mouvement de masse, mais ruinant en réalité
le parti chartiste. Marx rompt désormais ses liens personnels
avec Jones.
L'impatience d'agir, lorsque les conditions de
l'action n'existent pas est le plus souvent le premier
pas qui mène à la perte : On prendra peut-être pour un
paradoxe l'affirmation qui consisterait à dire que le trait
psychologique de l'opportunisme, c'est son INCAPACITÉ
D'ATTENDRE. Il en est pourtant ainsi. Dans les périodes où
les forces sociales alliées et adversaires, par leur
antagonisme comme par leurs réactions mutuelles, amènent, en
politique, un calme plat ; quand le travail moléculaire du
développement économique, renforçant encore les contradictions,
au lieu de rompre l'équilibre POLITIQUE, semble plutôt
l'affermir provisoirement et lui assurer une sorte de
pérennité ‑ l'opportunisme, dévoré d'impatience,
cherche autour de lui de ‘nouvelles’ voies, de
‘nouveaux’ moyens pour réaliser. Il s'épuise en
plaintes sur l'insuffisance et l'incertitude de ses
propres forces en même temps qu'il recherche des
‘alliés’. » (Trotsky, 1905.)
[3] Cf. Marx à Engels, 8 octobre 1858.
[4] À l'exploitation des prolétaires par le capital s'ajoutent toutes sortes d'autres exploitations, dont la moins importante n'est pas celle d'une nation par l'autre. Dans les Fondements de 1859, Marx consacre tout un chapitre au problème suivant : « Deux nations peuvent procéder entre elles à des échanges d'après la loi du profit, de telle sorte qu'elles y gagnent toutes les deux; bien que l'une exploite et vole constamment l'autre. » (T. II, p. 426-436.)
[5] Marx à Joseph Weydemeyer, en février 1859.
[6] En anglais dans le texte.
[7] Certes, Marx explique la faillite de
Jones par des raisons matérielles : « La seule excuse de Jones
est la mollesse et l'apathie dont la classe ouvrière
d'Angleterre fait preuve en ce moment. Quoi qu'il en
soit, s'il continue sur la même voie, il sera dupe de la
bourgeoisie ou renégat. » (Marx à Engels, 16 janvier
1858.)
Parmi les causes objectives qui ont abouti à ce que la grave
crise économique et sociale de 1858 ait passé sans intervention
du prolétariat anglais, Marx fait figurer le facteur de volonté
et de conscience du parti qui intervient au cours de
l'évolution. Or, ce facteur n'est pas seulement le
résultat du rapport de forces général entre bourgeoisie et
prolétariat, dicté en grande partie par les conditions
économiques cycliques, mais encore le produit de toute
l'évolution politique antérieure, peu brillante en
Angleterre depuis l'échec du chartisme en 1848. Tous ces
avatars successifs expliquent en dernière instance, que le
facteur conscient et volontaire du parti ait lui-même été si
faible, dépendant apparemment d'une poignée
d'individus, voire de Jones.