1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le Parti à contre-courant (1850-1863)
Durant de nombreuses années, l'une de mes occupations principales a été l'étude des sciences militaires : le succès qu'a pu avoir l'un de mes articles sur la campagne de Hongrie [1], publié à l'époque dans la presse allemande, me renforce dans la croyance que je n'avais pas perdu mon temps en travaillant ces questions. Je me suis plus ou moins familiarisé avec la plupart des langues européennes, y compris le russe, le serbe et même, dans une certaine mesure, le roumain. C'est ce qui me permet de prendre connaissance des sources d'information les plus sûres, et je pourrais peut-être aussi vous être utile dans d'autres domaines. Mes articles eux-mêmes indiqueront naturellement dans quelle mesure je suis capable d'écrire l'anglais de manière courante et correcte [2].
Ce que tu m'écris à propos de Jones me fait grand plaisir ‑ hélas, je n'ai, pour le moment, que fort peu de temps, sans quoi je lui enverrais un plus grand nombre d'articles [3]. Mais Charles Roesgen n'est pas encore rentré en Allemagne, et ensuite, lui envoyer régulièrement ‑ à lui ou à Weydemeyer ‑ un article par semaine, alors que j'en fais déjà un pour la Tribune, sans parler du rapport hebdomadaire sur la marche de l'entreprise que je dois faire à mon « vieux » c'est un peu beaucoup pour quelqu'un qui trime toute la journée à son bureau. De plus, il faut que j'en termine enfin avec mes histoires slaves [4]. Je n'ai guère fait de progrès depuis un an, étant donné que j'ai travaillé en dilettante. Or, puisque j'ai commencé et que je suis trop avancé pour tout laisser en plan, il faut enfin que je m'y mette régulièrement pendant un bout de temps. Depuis quinze jours, j'ai sérieusement bûché le russe, et je suis maintenant à peu près à la hauteur en grammaire : deux ou trois mois de travail me procureront le vocabulaire nécessaire, et alors je pourrai en faire quelque chose. Il faut que j'en finisse cette année avec les langues slaves qui, au fond, ne sont pas si difficiles que cela.
Outre l'intérêt linguistique que ce travail présente pour moi, je suis guidé par cette considération : que, dans le prochain grand conflit d'États, l'un de nous au moins connaisse les langues, l'histoire, la littérature et les détails des institutions sociales des nations précisément avec lesquelles on se trouvera tout de suite en conflit. En fait, Bakounine n'est devenu un personnage que parce que personne ne savait le russe. Or, la vieille fumisterie des pan-slavistes, à savoir présenter comme communiste la vieille propriété foncière slave en nous faisant accroire que le paysan russe est un communiste né, a toutes les chances de faire son effet pendant longtemps encore.
Au reste, Jones a raison ‑ maintenant que le vieil O'Connor a définitivement perdu la boussole ‑ d'y mettre le paquet. En ce moment, il a la chance pour lui ; et pour peu que le citoyen Hip Hip Hourrah (Harney) laisse tomber le mouvement, il est certain de son affaire.
Nous venons de fonder une nouvelle section locale chartiste à Londres [5]. Ces Anglais manient les formes démocratiques avec beaucoup moins de scrupules que nous autres braves et timides Allemands. Nous étions treize, et l'on décida aussitôt d'élire un conseil avec les membres présents. Là-dessus, chacun proposa l'un des membres présents, et comme, naturellement, je déclinai la proposition, on a élu à ma place un camarade absent, et en moins de cinq minutes toutes ces personnes privées s'étaient transformées en un comité officiel, où chacun se trouvait effectivement élu. Tout cela s'est fait avec le plus grand sérieux, comme quelque chose qui va de soi. Nous verrons prochainement ce qu'il en adviendra. Bonne chance, en attendant.
Notes
[1] Cf. Engels au directeur du
Daily News, H. J. Lincoln, 30 mars 1854.
Engels fait allusion aux articles « Le Journal de
Cologne et la lutte des Magyars » « La Guerre en
Italie et en Hongrie »
« Hongrie », ainsi qu’aux diverses études
sur les événements militaires de Hongrie parues dans La
Nouvelle Gazette rhénane de février à mai 1849. Cf.
Écrits militaires, p. 225-242.
[2] Pour sa part, Marx apprendra
l'espagnol (plus tard seulement, le russe) afin de suivre
les événements révolutionnaires qui se déroulent en 1853 dans
la péninsule Ibérique. Il se lancera essentiellement dans les
études économiques, notamment la rente foncière et la
production agricole en général qui expliquent l'attitude
des masses humaines des campagnes et des pays
précapitalistes.
Cependant, c'est à ses travaux théoriques que Marx
s'attachera surtout. À propos de ceux-ci, il
affirmera :
« En ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que
revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des
classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles.
Bien avant moi, des historiens bourgeois ont décrit le
développement historique de cette lutte des classes, et des
économistes bourgeois en ont présenté l'anatomie
économique.
« Ce que j'ai fait de nouveau, c'est : 1. de
démontrer que l'existence des classes
n'est liée qu'à des phases déterminées du
développement historique de la production ; 2. que la
lutte des classes conduit nécessairement à la
dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne
constitue qu'une transition à l'abolition
de toutes les classes et à une société sans
classes. » (Marx à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852.)
[3] Cf. Engels à Marx, 8 mars 1852.
[4] Dans cette lettre, Engels donne un
échantillon significatif de ses travaux de « taupe », en
période de reflux révolutionnaire : ces « études » ont un
caractère tout à fait pratique pour la préparation du prochain
assaut révolutionnaire.
C'est en apprenant une quinzaine de langues
qu'Engels put devenir le conseiller de tous les partis
ouvriers européens, dont il connaissait non seulement la presse
locale, mais souvent les conditions historiques, économiques,
diplomatiques et politiques propres.
Engels apprit les langues slaves entre 1851 et 1854(le
russe, le serbe, le slovène et le tchèque) et voulut même
écrire une grammaire comparée des langues slaves. En même temps
qu'il apprenait ces langues, il étudia l'histoire et la
civilisation de ces peuples. Par exemple, Engels apprit la
langue russe en autodidacte jusqu'au printemps 1852, puis
il prit des leçons de conversation avec un émigré russe ‑
Pindar ‑, se familiarisa avec la grammaire et se mit en
devoir de lire les classiques de la littérature russe dans
l'original.
[5] Cf. Engels à Marx, 12 février 1851.