1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le Parti à contre-courant (1850-1863)
À Messieurs Adam, Barthélémy et Vidil,
Nous avons l'honneur de vous informer que nous considérons l'association dont vous parlez comme étant depuis longtemps dissoute de facto [1]. Tout ce qui reste encore à faire, c'est de détruire le contrat de base. MM. Adam ou Vidil auront peut-être l'obligeance de venir trouver M. Engels ‑ Macclefield Street n° 6, Soho ‑ dimanche prochain, le 13 octobre dans l'après-midi pour cela.
Nous avons l'honneur, chers Messieurs, d'être vos serviteurs dévoués.
Londres, le 9-10-1850
Engels, Marx, Harney
Au président de séance du mardi de l'Association allemande de formation des ouvriers de Londres, Great Windmill Street.
Les signataires vous annoncent par la présente qu'ils quittent la Société.
Londres, 17-9-1850
H. Bauer, K. Pfäender, J. G. Eccarius, K. Marx,
S. Seiler, K. Schramm, F. Engels F. Wolff, W. Liebknecht, H.
Haupt, G. Klose
Il semble bien que la marche de sept cents gueux sur Paris, annoncée à cor et à cri par la presse, ne soit qu'une blague. Le petit Louis Blanc, lui aussi, à en juger par les nouvelles lamentations qu'il publie dans le Daily News d'aujourd'hui, est, sinon à Londres, du moins en sécurité. Ses premières lamentations étaient encore sublimes à côté de celles d'aujourd'hui [2].
Peuple français ‑ noble fierté ‑ courage indomptable ‑ éternel amour de la liberté ‑ honneur au courage malheureux [3] ‑ et, tout en disant cela, notre petit bonhomme exécute un demi-tour à droite [4] et prône la confiance et l'union du peuple et de la bourgeoisie. Tout comme Proudhon, cf. « Appel à la bourgeoisie [5] », p. 2. Et que dire de cette façon de raisonner : si les insurgés ont été battus, cela vient de ce qu'ils n'étaient pas le vrai peuple [6] , car le vrai peuple ne peut pas être battu. Or, si le vrai peuple ne s'est pas battu, c'est qu'il ne voulait pas se battre pour l'Assemblée nationale. (À cela on peut fort bien objecter que, s'il avait triomphé, le vrai peuple eût lui-même exercé une dictature, mais s'il n'a pas eu le temps même d'y songer, c'est parce qu'il a été surpris par le déroulement des événements, et d'ailleurs il a si souvent été dupé !)
C'est toujours la vieille et basse argumentation des démocrates qui s'étale à chaque fois que le parti révolutionnaire subit une défaite. Le fait est, me semble-t-il, que s'il ne s'est pas battu en masse cette fois-ci, le prolétariat était parfaitement conscient de sa propre faiblesse et de son impuissance [7], de sorte qu'il s'est résigné avec fatalisme au cycle renouvelé République, Empire, Restauration, puis nouvelle révolution, jusqu'à ce que, après un certain nombre d'années de misère où règne le plus grand ordre possible, il ait repris de nouvelles forces. Je ne dis pas que les choses se passeront ainsi, mais je crois que c'est ce qui, au fond, a prévalu d'instinct chez le peuple de Paris mardi et mercredi, et après le rétablissement du scrutin secret, et la reculade de la bourgeoisie qui s'ensuivit, vendredi. Mais il serait absurde de prétendre qu'une occasion n'existait pas à ce moment-là pour le peuple.
Si le prolétariat veut attendre que ce soit le gouvernement qui pose son propre problème, et s'il attend ensuite que survienne un heurt qui donne au conflit une forme plus aiguë et plus nette qu'en juin 1848 ‑ il peut attendre encore longtemps. La dernière occasion où le problème s'est posé avec quelque netteté entre le prolétariat et la bourgeoisie, ce fut lors de la loi électorale de 1850 [8]. Or, le peuple a préféré ne pas se battre à ce moment-là. Cette renonciation ainsi que le fait de tout renvoyer à 1852 étaient déjà en soi une preuve de passivité qui, mis à part le cas d'une crise économique, devraient nous suffire à diagnostiquer une perspective assez noire même pour 1852. Après l'abolition du suffrage universel et l'élimination du prolétariat de la scène officielle, c'est vraiment demander beaucoup aux partis officiels que de compter sur eux pour poser le problème en des termes qui conviennent au prolétariat !
Comment le problème se posait-il en février 1848 ? À cette date, le peuple était tout autant hors de cause [9] qu'aujourd'hui. Or, on ne saurait nier que, si le parti révolutionnaire commence à laisser passer, dans une situation révolutionnaire, des moments décisifs sans dire son mot, ou s'il intervient sans arracher la victoire, on peut considérer avec une relative certitude qu'il est fichu pour un certain temps [10]. Je n'en veux pas d'autre preuve que les insurrections après Thermidor et les soulèvements de 1830. Cela étant, ces messieurs qui proclament si bruyamment que le vrai peuple attend son occasion risquent fort de tomber au niveau des Jacobins impuissants de 1795 et 1799 et des Républicains de 1831 et 1839, et de se couvrir de ridicule.
De même, il est indéniable que le rétablissement du scrutin secret a produit son effet sur la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et, au bout du compte aussi, sur bon nombre de prolétaires (comme il ressort de tous les rapports), ce qui jette un jour étrange sur ce que l'on dit sur l'état d'esprit des Parisiens, leur courage et leur perspicacité. Il saute aux yeux que beaucoup ne se sont pas rendu compte de la stupidité de la question posée par Louis-Napoléon et ne se sont pas demandé ce qui garantissait l'exactitude du décompte des voix. En fait, la plupart ont certainement percé à jour le bluff : seulement ils se sont fait accroire à eux-mêmes que tout allait bien alors, à seule fin d'avoir un prétexte pour ne pas se battre [11].
Enfin, nous avons de nouveau l'occasion, pour la première fois depuis longtemps, de montrer que nous n'avons besoin ni de popularité ni du soutien d'aucun parti de quelque pays que ce soit, nos positions n'ayant absolument rien à voir avec ces considérations dégradantes [12]. Désormais, nous ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes, et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions. Au moins jusque-là nous serons tranquilles, voire dans une certaine mesure isolés ‑ mon Dieu [13], je jouis depuis près de trois mois déjà de la solitude ici à Manchester, et je m'y suis fait ; par-dessus le marché, je suis un véritable célibataire, ce que l'on tient ici pour fort ennuyeux [14].
Au reste, nous aurions mauvaise grâce, au fond, de nous plaindre de ce que les petits grands hommes [15] nous évitent avec effroi. N'avons-nous pas fait depuis des années comme si le ban et l'arrière-ban étaient organisés dans notre parti, alors que nous manquions d'un parti, les gens que nous comptions comme de notre parti, tout au moins officiellement ‑ sous réserve de les appeler des bêtes incorrigibles [16] ‑, n'ayant pas saisi le premier mot de notre doctrine.
Comment pourrions-nous être d'un « parti », nous qui fuyons comme la peste les postes officiels ? Que nous chaut un « parti », à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui doutons de nous-mêmes dès que nous commençons à devenir populaires ? Que nous chaut un « parti », c'est-à-dire une bande d'ânes qui ne jurent que par nous, parce qu'ils nous tiennent pour leurs semblables ? En fait, ce ne sera pas une perte, lorsque nous ne passerons plus pour être « l'expression exacte et conforme » de cette meute bornée à laquelle on nous a associés toutes ces dernières années [17].
Une révolution est un phénomène purement naturel, commandé par des lois physiques, plutôt que des règles qui déterminent en temps ordinaire le cours de la société, mieux, ces règles prennent dans les révolutions un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité s'y manifestant avec plus de violence. Or, à peine se manifeste-t-on comme représentant d'un parti que l'on est entraîné dans ce tourbillon de l'irrésistible nécessité qui règne dans la nature. Par le simple fait que l'on reste indépendant et révolutionnaire en étant plus que les autres attaché à la cause, il est possible ‑ pour un temps du moins ‑ de préserver son autonomie vis-à-vis de ce tourbillon, où l'on finit tout de même à la longue par être entraîné [18].
Cette position, nous pouvons et nous devons l'adopter à la première occasion : pas de fonction officielle dans l'État, ni ‑ aussi longtemps que possible ‑ dans le parti, pas de siège dans les comités etc., nulle responsabilité pour ce que font les ânes ; critique impitoyable vis-à-vis de tout le monde, et par-dessus le marché garder cette sérénité que toutes les intrigues de ces imbéciles ne peuvent nous faire perdre. Et cela, nous le pouvons. Nous pouvons toujours objectivement être plus révolutionnaires que ces phraseurs, parce que nous avons appris quelque chose et eux non, parce que nous savons ce que nous voulons et eux non, et parce que, après l'expérience que nous avons faite au cours de ces trois dernières années, nous prendrons les événements avec plus de calme que n'importe quel individu directement intéressé par ce qui se passe.
Pour l'heure, l'essentiel c'est que nous ayons la possibilité de nous faire imprimer, soit dans une revue trimestrielle dans laquelle nous attaquerons directement et où nous assurerons nos positions face aux personnes, soit dans de gros ouvrages où nous pourrons faire la même chose, sans avoir besoin même de mentionner l'un quelconque de ces cafards. L'une comme l'autre de ces solutions me convient ; encore qu'il me semble que si la réaction tend à se renforcer, la première éventualité s'avérera moins sûre à la longue, et la seconde constituera de plus en plus la seule ressource sur laquelle nous devrons nous rabattre [19].
Que restera-t-il des cancans et stupidités que toute la racaille des émigrés pourra bien colporter sur ton compte, lorsque tu y répondras par ton Économie ?
On s'aperçoit de plus en plus que l'émigration est une institution qui transforme chacun en fou, âne ou fripouille [20]. Il faut donc s'en tenir à l'écart, et se contenter d'écrire en toute indépendance, se moquant même comme d'une guigne du prétendu parti révolutionnaire. C'est une véritable pépinière de scandales et de bassesses dans laquelle le premier âne venu se fait passer pour le sauveur de la patrie. Quoi qu'il en soit, nous réglerons son compte à ce petit chasseur de popularité ‑ Louis Blanc ‑dès que nous aurons de nouveau un organe de presse.
Nous, en revanche, nous avons la satisfaction d'être débarrassés de toute la racaille des réfugiés londoniens, forts en gueule, confus et impuissants, et nous pouvons enfin de nouveau travailler sans être dérangés [21]. Les bassesses innombrables de la vie privée de cette canaille peuvent nous laisser froids. De tout temps, nous étions supérieurs à ces gens-là, et nous les avons dominés à chaque fois qu'on avait affaire à un mouvement sérieux. Mais depuis 1848, la pratique nous a appris énormément de choses, et nous avons dûment utilisé le calme qui s'est instauré depuis 1850 pour nous remettre à bûcher ferme.
Lorsque le mouvement reprendra de nouveau, nous aurons un avantage encore plus grand sur eux que la première fois, et ce dans des domaines auxquels ils ne songent même pas. Et abstraction faite de tout cela, nous avons sur eux l'énorme avantage qu'ils sont tous des chasseurs de bons postes, et nous pas. On ne comprend pas qu'après toutes les expériences que nous avons faites il puisse encore y avoir des ânes, dont l'ambition suprême est, le lendemain même de la première insurrection victorieuse (ce qu'ils appellent une révolution), d'entrer dans n'importe quel gouvernement pour être foulés aux pieds et éjectés le mois suivant, après s'être couverts de honte, comme Louis Blanc et Flocon en 1848 ! Et pour corser le tout, un gouvernement Schapper-Gebert-Meyen-Haude-Willich ! Hélas, ces pauvres bougres n'auront jamais cette satisfaction : ils se retrouveront de nouveau à la queue du mouvement, et ces mouches du coche ne feront que semer un peu de confusion dans les petites villes et parmi les paysans.
Notes
[1] Allusion à la Société universelle des communistes révolutionnaires, fondée en avril 1850 par les blanquistes, Harney et les dirigeants de la Ligue des communistes, dont Marx-Engels.
[2] Cf. Engels à Marx, 11 décembre 1851.
[3] En français dans le texte.
[4] En français dans le texte.
[5] Engels fait allusion à l'introduction : « À la bourgeoisie » écrite par Proudhon pour son livre Idée générale de la révolution au XIX° siècle.
[6] En français dans le texte.
[7] Engels s'est penché longuement sur les raisons pour lesquelles le prolétariat français, déjà exsangue après la terrible bataille de juin 1848. n'a pas jeté ses forces dans la balance pour éviter l'instauration progressive et sournoise du bonapartisme, avec le coup d’État final du 10 décembre. Cf. Engels, « Les Véritables Raisons de l'inactivité relative du prolétariat français au mois de décembre dernier », dans Notes to the People, février 1852, Cf. Marx-Engels, Le Mouvement ouvrier français, Maspero. (À paraître.)
[8] Dans son article du Notes to the People du 21 février 1852, Engels écrit à ce propos : « La loi électorale ? Mais elle leur avait déjà été enlevée par la loi de mai 1850. La liberté de réunion ? Les classes les plus "sûres" et les "mieux intentionnées" de la société étaient les seules à en jouir depuis longtemps déjà. La liberté de la presse ? Eh bien, la presse véritablement prolétarienne avait été étouffée dans le sang des insurgés au cours de la grande bataille de juin.»
[9] En français dans le texte.
[10] L'analyse d'Engels des causes de l'apathie du prolétariat français lors des crises sociales de 1850 à 1852, qui apparemment ont présenté des occasions révolutionnaires que les ouvriers parisiens n'ont pas saisies, permet de dégager plusieurs facteurs qui interviennent pour une action révolutionnaire : d'abord l'élément fondamental de la crise sociale, économique ou politique qui existait alors indubitablement ; ensuite, la volonté du prolétariat (qui peut se manifester dans ses organisations économiques et politiques de classe) d'intervenir dans la crise pour lui donner un sens révolutionnaire. Cette volonté est indubitablement liée à la force et à la santé du prolétariat. Or, c'est précisément ce dernier élément qui avait été durement ébranlé par la défaite du prolétariat en juin 1848 et explique toute la période consécutive du bonapartisme, « forme nécessaire de l’État dans un pays où la classe ouvrière, très développée dans les villes, mais numériquement inférieure aux petits paysans à la campagne, a été vaincue dans un grand combat révolutionnaire par la classe des capitalistes, la petite bourgeoisie et l'armée. Lorsqu'en France les ouvriers de Paris furent écrasés dans la lutte gigantesque de juin 1848, la bourgeoisie se trouva, elle aussi, complètement épuisée par sa victoire... La caractéristique du bonapartisme vis-à-vis des ouvriers comme des capitalistes, c'est qu’il les empêche de se battre entre eux... Tout ce qu'un tel régime puisse apporter aux ouvriers et à la bourgeoisie est qu'ils se reposent de la lutte et que l'industrie se développe puissamment [si les conditions s'y prêtent], de sorte que se forment les éléments d'une nouvelle lutte, plus violente encore ; bref, que cette lutte éclate dès que le besoin d'un tel temps de repos disparaît. » (Engels, La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, trad. fr. : Écrits militaires, p. 482-484.)
[11] Engels fait remarquer ici que les
illusions ou auto-mystifications du prolétariat qui le
fourvoient ont une base objective si le prolétariat admet
qu'on lui jette en pâture un expédient aussi artificieux
que les élections pour le détourner des tâches de la
révolution, et s'il y mord (ou fait semblant d'y
croire), c'est que le prolétariat est affaibli physiquement
aussi (soit des suites d'un combat sanglant, soit
d’un lent procès de dégénérescence ou de corruption). Dès
lors, de nombreuses crises économiques ne servent pas
d'occasion révolutionnaire.
Dans Un chapitre inédit du « Capital » (10/18
p. 246-56), Marx montre que la mystification est un processus
dicté par les conditions matérielles de fonctionnement du
capital et qu'elle porte sur l'ouvrier lui-même. Les
conditions dites subjectives sont de nature toute matérielle et
se relient aux rapports de vie et de production réelle. Toute
autre vision aboutit à l'idéalisme, qui est la prémisse du
volontarisme en politique.
[12] Engels à Marx, 13 février 1851.
La doctrine du parti n'est pas seulement théorie de la
révolution, mais encore de la contre-révolution (qui, dans les
sociétés de classe, forment un cycle du développement social).
De fait, c'est seulement l'ensemble de la vie et de la
production sociales qui permet de ne pas perdre le fil de
l'évolution et de préparer les phases d'avancée
révolutionnaire ‑ ce qui est par excellence œuvre de
parti.
[13] En français dans le texte.
[14] Pour le marxiste véritable, les phases de recul de la vague révolutionnaire ne signifient nullement un démenti à ses positions, ni donc un motif de découragement voire de démoralisation. Ce n'est même pas une phase d'inactivité forcée ‑ à moins que l'on entende uniquement par activité le prosélytisme, l'agitation ou la lutte physique directe.
[15] En français dans le texte.
[16] En français dans le texte.
[17] L'une des difficultés inhérentes à
ce recueil de textes sur le parti, c'est qu'il se
compose d'écrits ou de passages disparates, extraits des
sources les plus diverses (correspondance officielle ou privée,
textes publics ou messages confidentiels de parti, ouvrages
théoriques ou polémiques) et, pire encore, détachés de leur
contexte littéraire ou matériel.
Dans cette lettre, par exemple, Engels n'explicite pas
les faits qui étayent son raisonnement, ceux-ci étant
parfaitement connus de son correspondant. De même, il ne prend
pas de gant et ne craint pas que son correspondant généralise
ou interprète ce qu'il écrit autrement que lui-même.
On ne saurait déduire de ce passage qu'à partir de cette
période ou au cours de celle-ci, Engels ait rejeté, l'idée
d'appartenir à un parti. (N'écrit-il pas lui-même que
ces messieurs viendront bientôt faire appel à lui et à
Marx ?) Il fait sans doute allusion au gros des inscrits
du parti qui suit les dirigeants sans trop comprendre et
constitue la masse qui lâche l’organisation au moment du
reflux, ou fait nombre lors des scissions. Cette catégorie
gonfle démesurément dans les partis de masse ou les partis
moins radicaux.
[18] En matérialiste et dialecticien,
Engels admet parfaitement que la volonté, la passion et la
conscience révolutionnaires puissent se maintenir contre le
courant général, mais seulement dans une minorité qui
progressivement s'amenuise. Et même, ajoute Engels, la
volonté et les individus ne peuvent tenir à la longue, sans la
confirmation de leurs positions par les bouleversements
matériels de la société.
Il ressort clairement des textes de Marx qu'aucune forme
d'organisation ne peut maintenir l'influence du parti
sur les masses (et sur les effectifs de ses militants) en cas
de reflux de la vague révolutionnaire : la conscience et
l'activité révolutionnaires sont liées à la base matérielle
‑ sinon en rapport direct, du moins indirect ‑ et
aucune astuce d'organisation ne peut suppléer aux
conditions générales défavorables. À la limite, la forme parti
elle-même ne peut garantir contre le dévoiement et la
dégénérescence du mouvement ouvrier et de son programme
révolutionnaire. Surtout en l'absence de traditions et de
fermeté dans l'action et les principes, elle subit
rapidement le contrecoup de la situation objective. Plutôt que
les règles d'organisations (qui aboutissent à un fétichisme
conventionnel et artificiel si elles ne sont pas corroborées
par une pratique et un programme révolutionnaires), c'est
la fidélité au programme historique du communisme qui, dans les
limites tracées par Engels, demeure en fin de compte la seule
et unique « garantie ».
[19] Tout le contenu de cette lettre
implique une prévision du cours historique. En effet
les directives qu'Engels assigne à l'action pour toute
la période qui suit la révolution de 1848-1849, en ce qui
concerne des questions tout à fait pratiques, découlent
d'une vision déterminée de l'avenir économique et
politique de la société.
Selon l'idée que l'on se fait du temps dont on
dispose, on se fixe des tâches différentes. Une erreur
d'appréciation aboutit donc à se fixer des tâches erronées.
En ce sens déjà, la prévision est le fondement de l'action
révolutionnaire, et pour le parti la condition sine qua
non de sa faculté de diriger les forces révolutionnaires
et les masses.
Si Engels condamne avec violence les réfugiés politiques
qui, en dépit des conditions générales foncièrement
défavorables, continuent à lancer des mots d'ordre de
subversion, à ourdir des machinations politiques et à préparer
des coups de main révolutionnaires, cela ne s'explique pas
du fait que le marxisme condamne le prosélytisme, la violence,
les coups de mains hardis, la subversion de groupes forcément
limités. À certains moments, ce ne sont que des substituts de
l'action qu'exige impérieusement la période historique,
et c'est le moyen le plus sûr de dévoyer l'action
révolutionnaire et de démoraliser les quelques forces
disponibles.
[20] Engels à Marx, 12 février 1851.
[21] Après 1849, ceux qui avaient le plus
tendance à continuer l'agitation, même en 1’absence
de crise plus ou moins grave ou de mouvement social réel,
c'était évidemment les réfugiés politiques démocrates
bourgeois qui avaient le plus failli à leur tâche au cours de
la révolution même.
Ce n'est donc pas aux réfugiés politiques en général que
Marx et Engels dénient la possibilité de faire œuvre utile
‑ eux-mêmes ne faisaient-ils pas partie du lot ?