Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. |
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Le parti bolchévique
XIII: Le grand tournant
Construction d'un canal dans les années 30
Après plusieurs années de lutte où elle avait quotidiennement accusé l'opposition de chercher, sous couleur de lutter contre le koulak, à briser l'alliance entre ouvriers et paysans, et de développer des thèses utopiques sur la super-industrialisation par la planification, c'est finalement la direction stalinienne qui déclenchera le « grand tournant », la collectivisation, l'industrialisation, préparera et fera réaliser le premier plan quinquennal. La tentation est évidemment grande, si l'on caractérise la lutte des années 1923 à 1929 comme une lutte pour le pouvoir, de ne voir dans cette opération qu'une simple opération politique : la direction désarme l'opposition en s'emparant de son programme pour l'appliquer à sa manière. Ainsi, en 1921, Zinoviev s'était-il fait le champion de la démocratie; ainsi, au printemps, l'essentiel des revendications paysannes sur le terrain de l'économie avaient-elles pris place dans le programme de la Nep; ainsi la résolution du 5 décembre 1923 avait-elle proclamé le « cours nouveau » jusque-là réclamé par l'opposition des 46.
II est incontestable que certains des pas faits dans la voie de la planification, de la collectivisation, de l'industrialisation, l'ont été, non pas sous la pression directe de l'opposition, mais parce qu'ils étaient un moyen de la séparer de la base sur laquelle elle comptait dans le parti, parce que son programme y éveillait de l'écho : rien de plus caractéristique, à cet égard, que le manifeste du comité central d'octobre 1927, destiné à isoler l'opposition et à lui couper l'herbe sous les pieds au moment où son élimination immédiate vient d'être décidée. Ce serait pourtant une erreur de réduire à ce simple facteur, la lutte politique interne, les causes du « grand tournant », engagé en réalité sous la dure pression de circonstances dramatiques et notamment du renversement du rapport de force dans les campagnes en faveur des koulaks, évident à partir de l'hiver 1927-1928. II est également par trop simpliste de tracer entre les différents groupes et tendances du parti le signe égal, comme le font si souvent les historiens, d'inspiration « occidentale », sous le simple prétexte que c'est le programme de l'opposition, ou plus exactement celui qui avait été exposé par Préobrajenski dans sa théorie sur la loi de l'« accumulation socialiste primitive », qui est appliqué par Staline dans les années du plan quinquennal.
Dans les discussions autour de la Nep, le problème paysan avait été le problème central, le point de divergence. Mais aucun des protagonistes n'avait mis en doute l'ultime but du régime, la disparition de l'exploitation privée, la socialisation de l'agriculture, ni les voies de cette transformation, le développement des exploitations coopératives. En fait, les divergences portaient sur les rythmes, et le nÅ“ud du désaccord se situait dans les problèmes d'industrialisation. Aussi le premier plan de collectivisation, à l'époque où pesaient encore les souvenirs du « rythme de la tortue », ne prévoyait-il pour 1932 que la collectivisation de 12 % de la surface cultivée. La raison en était évidente : le parti partageait toujours l'opinion exprimée par Lénine en 1919 : « La paysannerie moyenne dans la société communiste ne se rangera à nos côtes que lorsque nous aurons allégé et amélioré les conditions économiques de son existence. Si demain nous pouvions fournir cent mille tracteurs de premier ordre, les pourvoir en essence, les pourvoir en mécaniciens (vous savez bien que, pour l'instant, c'est une utopie) le paysan moyen dirait : « Je suis pour la Commune. » Mais pour ce faire, il faut d'abord vaincre la bourgeoisie internationale, il faut l'obliger à nous fournir ces tracteurs, ou bien il faut élever notre productivité du travail de telle sorte que nous puissions les fournir nous-mêmes » [1].
En cette matière, la politique à courte vue de maintien intégral de la Nep n'avait en rien amélioré la situation. Alors que les besoins de l'agriculture en tracteurs sont estimés par Staline lui-même à 250 000, le nombre des tracteurs utilisables dans la campagne soviétique s'élève à 7000 en début de 1929. A la fin de cette même année, il est de 30 000 un chiffre encore dérisoire, quoique Staline promette 60 000 tracteurs pour 1930, 100 000 pour 1931, 250 000 pour 1932, où la collectivisation serait ainsi techniquement réalisable du point de vue de la mécanisation, à la condition qu'aient été en même temps fournis l'essence, les moyens de transport, l'énergie électrique nécessaires [2]. Or, si en octobre 1929, 4,1 % seulement des ménages paysans sont intégrés dans des kolkhozes, six mois après, en mars 1930, il y en aura 58,1 %, donc la plus grande partie sans tracteurs ni machines.
Ces chiffres seuls font justice de l'affirmation, souvent reprise après les historiographes officiels, suivant laquelle la collectivisation aurait constitué un développement prévu et organisé, une étape de la construction socialiste après la reconstruction tout court. En fait, la collectivisation est apparue, dans les conditions où elle a été réalisée, comme la conséquence directe de la fuite en avant des dirigeants face à la crise du blé, née elle-même du développement des contradictions de classe à la campagne. Les « mesures d'urgence » adoptées au début de 1928 permettent, dans l'immédiat, de ravitailler les villes, dans la mesure où les détachements envoyés dans les campagnes mettent la main sur les stocks de blé accumulés par les koulaks. L'application de l'article 127 permet aussi, suivant l'expression de Staline, d' « introduire la lutte de classes à la campagne » et au pouvoir soviétique de s'appuyer sur les paysans pauvres, directement intéressés par la lutte contre le koulak et le stockage du blé. Mais il est évident que ces mesures ne peuvent produire d'effet concret que pour un temps très bref : la part de grain reçue par les villes est diminuée par le prélèvement effectué au profit du paysan pauvre - ce qui explique que de nombreux détachements d'ouvriers communistes aient délibérément confisqué le grain sans appliquer l'article 127 - et surtout elles ont pour effet de diminuer considérablement la production, puisque le koulak peut poursuivre la lutte en diminuant son ensemencement ou en changeant de culture; et les enquêtes effectuées au début de l'automne 1927 révèlent effectivement une diminution importante des emblavures.
C'est ce dilemme que reflète la politique de Staline entre février et juillet 1928. La hausse de 20 % du prix du blé en juillet 1928 montre que le comité central cherche encore une issue à la crise dans la conciliation et non la suppression du koulak. Mais on ne peut « prendre les mouches avec du vinaigre » : tant qu'il est le principal producteur de blé, le koulak reste celui qui a l'initiative, celui, surtout, de qui tout dépend, puisqu'il a toujours, en 1928, malgré quelques restrictions, le droit de louer des terres et d'employer des salariés. La solution qui consiste à s'appuyer contre lui sur le paysan pauvre, et, dans la mesure du possible, le paysan moyen, indique la seule voie de l'affaiblissement possible du koulak dans le village : son joug est d'autant plus pesant qu'il est, pour beaucoup, à la fois patron et usurier. La tentation est donc grande de s'appuyer sur les paysans pauvres et moyens: mais, dans le cadre créé par la Nep, ce n'est qu'une solution purement politique, puisque les dix huit millions de paysans moyens ne peuvent pas, par leur seule production, combler le déficit créé dans le pays par le sabotage des koulaks.
C'est pourtant la solution qui prévaut dans la deuxième moitié de l'année 1929. Mais la collectivisation des terres des paysans pauvres et moyens n'est pas, dans l'état du développement de la production industrielle, une opération techniquement payante : la collectivisation est dénuée de sens quand elle touche cinq millions de paysans travaillant encore avec l'araire et des outils de bois. Surtout, elle ne permet toujours pas de ravitailler les villes, tant que le koulak est le maître de ses terres, qui continuent à fournir la plus grande partie de la production commercialisable. Ainsi, inéluctablement, en vient-on à la « liquidation du koulak » : les biens du koulak, terres et matériel, sont confisqués et attribués au kolkhoze. Lui et sa famille sont exclus du kolkhoze où l'on redoute qu'il ne cherche à reprendre son influence. Les terres du koulak étant désormais cultivées par le kolkhozien, on peut espérer, en se fiant à de simples chiffres, que la production restera la même avec ce changement de mode d'exploitation et que le ravitaillement sera ainsi assuré dans l'immédiat.
En fait, la collectivisation se déroule de façon beaucoup moins schématique et surtout moins linéaire. Elle provoque un incontestable enthousiasme dans les couches les plus pauvres des paysans, appelées ainsi à reprendre, sous une forme originale, la lutte séculaire pour la terre de celui qu'ils considèrent comme l'exploiteur, et l'on a pu parler, en ce sens, d'un véritable « Octobre paysan ». Elle mobilise aussi de jeunes couches ouvrières qui partent au « front » de la campagne avec l'espoir de l'avènement d'un monde nouveau, d'un triomphe sur le passé médiocre de l'usurier et de l'individualisme rural, d'un avenir de production collective et égalitaire. Mais le paysan russe - comme tous les paysans du monde - ne croit que ce qu'il voit. Lénine avait raison lorsqu'il supposait que l'arrivée dans les campagnes de tracteurs, de mécaniciens, de matériel de toute sorte, rallierait le paysan au système collectiviste : encore faudrait-il qu'il ait, de ses yeux, constaté la supériorité du système et la réalité des promesses. Or le pouvoir n'a pas de tracteurs à envoyer et le kolkhoze doit être constitué sans attendre. Le paysan moyen n'est pas convaincu. Il restera à le forcer.
Le régime s'engage d'autant plus facilement dans cette voie que la pyramide bureaucratique de l'appareil donne des instructions qui sont des ordres et dont la non-exécution risque de valoir au responsable subalterne d'être accusé de « manque de confiance », de « déviation de droite », voire de « sabotage » ou de « trahison au profit du koulak ». L'essentiel pour certains - c'est Staline qui le dit - est de prendre « une foule de résolutions fanfaronnes » de « courir après un pourcentage élevé de collectivisation », dans un « zèle administratif » caractéristique d'un état d'esprit bureaucratique [3]. Aussi la collectivisation se déroule-t-elle dans une atmosphère de violence, absurde puisque de nombreux villages font bloc autour des koulaks et doivent être pris d'assaut, puisque chaque organisation du parti a, conformément au plan établi, à répartir un nombre donné de koulaks entre ceux qui doivent être immédiatement arrêtés et ceux qui doivent être rassemblés en vue d'être ultérieurement déportés.
Dix millions de personnes au moins sont ainsi arrachées de leurs foyers comme « koulaks » et « contre-révolutionnaires », groupés par la Guépéou dans des centres et expédiés ensuite vers la Sibérie où ils constitueront les premiers détachements du travail forcé. Alors que la forme de collectivisation prévue est l'artel, mettant en commun les terres et les instruments de travail, les responsables zélés - une quintessence de l'appareil puisque ce sont, dans chaque rayon, une troïka formée du premier secrétaire du parti, du président de l'exécutif des soviets et du chef de la Guépéou - qui ont reçu instruction de collectiviser « dans le plus bref délai possible » et qui ont quinze jours pour remettre l'inventaire des biens des koulaks de leur circonscription, « collectivisent » également les habitations, le bétail, les volailles. Les rapports de la Guépéou de Smolensk citent des cas précis où koulaks, paysans moyens considérés comme koulaks et même des paysans pauvres et les membres de leurs familles sont dépouillés de leurs chaussures, de leurs vêtements et même de leurs sous-vêtements, un autre où les lunettes sont « collectivisées ». Un rapport du 28 février signale que la dékoulakisation se développe en expropriation et pillage sur une grande échelle : « Mangeons, buvons, tout est à nous », étant le mot d'ordre de certaines brigades [4]. Victor Serge cite des régions où toute la population, considérée comme « koulak » est déportée : les femmes d'un bourg du Kouban le seront, nues, dans des wagons à bestiaux, parce qu'elles ne pensaient pas qu'on oserait les faire sortir ainsi [5]. Avant l'arrivée des hommes de la Guépeou, les villageois - koulaks, bien sûr, mais les autres aussi - brûlent les meubles, les granges, les isbas, égorgent le bétail, et quand ils le peuvent, égorgent aussi les communistes. Le 2 mars 1930 dans un article de la Pravda intitulé « Le vertige du succès », Staline dénonce une partie de ces excès, qui « ne profitent qu'aux ennemis », « compromettent la liaison avec les masses » et dont il rejette entièrement et exclusivement la responsabilité sur les exécutants et leur zèle abusif.
Un ancien communiste russe raconte ainsi la collectivisation dans son village : « Quand on nous parla de collectivisation, l'idée me plut. A d'autres aussi, dans le village, des hommes qui comme moi, avaient travaillé en ville et servi dans l'armée rouge. Le reste du village y était résolument hostile : on ne m'écouta même pas. Mes amis et moi décidâmes alors de faire démarrer une petite ferme coopérative et de mettre en commun terres et outils. Vous connaissez nos paysans, ce n'est pas la peine de leur parler plans ni figures : il faut montrer des résultats qui puissent les convaincre. Nous savions que si nous pouvions leur montrer que nous avions un plus gros bénéfice qu'avant, cela leur plairait et qu'ils feraient comme nous. [...] Un jour, un ordre est venu du comité de Klin de faire entrer cent familles de plus dans notre kolkhoze. Nous sommes arrivés à en avoir une douzaine. Croyez-moi, ce n'était pas facile ... Rien à faire pour avoir une famille de plus. J'allai à Klin expliquer la situation au parti. Je leur demandai de nous laisser continuer comme avant et je leur promis, dans ce cas, d'avoir tout le village dans le kolkhoze dans un an. Ils ne m'écoutaient pas, ils avaient des listes, de longues listes disant combien de kolkhozes, avec combien de membres, devaient figurer sur leurs rapports. C'était tout. Ils me dirent que je sabotais la collectivisation et que si je ne faisais pas ce qu'on me disait, je serais exclu du parti. Je savais que je ne pouvais amener personne, sauf en faisant ce que j'avais entendu dire que d'autres faisaient, en d'autres termes, en -les forçant. [...] Je convoquai une assemblée du village et leur dis qu'ils devaient rejoindre le kolkhoze, que c'étaient les ordres de Moscou, que, s'ils ne le faisaient pas, ils seraient exilés, leurs propriétés confisquées. Ils signèrent tous, le soir même. [...] Et dans la nuit, ils commencèrent à faire ce que faisaient tous les villages d'U.R.S.S. quand on les forçait à entrer dans les kolkhozes - tuer leur bétail. [...] Je pris la liste des nouveaux membres, la portai au comité de Klin, et, cette fois, ils furent très contents de moi. Quand je leur parlai du meurtre du bétail et leur dis que les paysans se sentaient comme en prison, cela ne les intéressa pas. Ils avaient la liste et pouvaient l'expédier à Moscou : c'est tout ce qui les occupait. Je ne pouvais les en blâmer : ils avaient des ordres, comme moi » [6].
La crise est si grave - on se bat un peu partout, les réserves alimentaires sont épuisées - que l'article de Staline, tiré en tract, sera diffusé à 18 millions d'exemplaires, et qu'un certain nombre de responsables locaux de la Guépéou seront fusillés pour l'exemple. Le décret du 15 mars autorise les paysans à quitter le kolkhoze; l'écho de la mesure est foudroyant et la majorité des paysans s'en vont dans les semaines qui suivent. En juin 1930, il n'y a plus que 23,6, % de foyers paysans dans les kolkhozes, au lieu de 58,1 trois mois auparavant. Dans la région des Terres noires d'Ukraine, où 82 % des paysans étaient entrés dans les kolkhozes en mars, il n'en reste plus que 18 % en mai. Ce recul n'est que temporaire : les moyens de pression sont adaptés, le kolkhozien bénéficie d'exemptions d'impôts, de crédits, de promesses et le paysan individuel est lourdement taxé. Après le désastre du début de l'année 1930, il n'a plus les moyens de résister, et, souvent, plus rien à préserver : il cède et adaptera les formes de sa résistance. Au milieu de 1931, il y a 51,7 % de foyers paysans dans les kolkhozes, 61,5 % en 1932; 25 millions de petites entreprises ont laissé la place à 240 000 kolkhozes et 4 000 sovkhozes.
Les ravages sont énormes : les statistiques officielles avouent la disparition, entre 1929 et 1934, de 55 % des chevaux (19 millions de têtes), 40 % des bêtes à cornes (11 millions), 55 % des porcs, 66 % des moutons. Les pertes en hommes ne sont pas chiffrées. A cette tragique aventure s'en ajoute une deuxième, celle qui consiste à encadrer techniquement les 25 millions de familles paysannes collectivisées de cette manière. Alors qu'en 1930, dans les conditions que l'on sait, la récolte avait été de 835 millions de quintaux de céréales, elle est de 700 seulement en 1931.
Dans son rapport sur le premier plan quinquennal, Staline affirmera que la quantité de blé stockée par le marché a doublé depuis 1927. C'est que le gouvernement fait signer aux paysans des « contrats » draconiens, eux aussi à la discrétion des fonctionnaires locaux avides de « résultats » : il faut assurer à la fois le ravitaillement minimum des villes et les exportations de blé, qui financent partiellement l'industrialisation. Les campagnes connaissent une terrible famine en 1932-1933 : les estimations du nombre de paysans morts de faim varient entre un et plusieurs millions. La répression est dure : la peine de mort est applicable pour vol de grain. Une nouvelle vague d'arrestations dans les campagnes sera stoppée le 8 mai 1933 par une circulaire secrète de Staline et Molotov qui évoque « les saturnales d'arrestations » et fixe, pour certaines régions, des quotas maximum de déportation [7]. En ville, le rationnement est introduit : la carte, pourtant, ne permettra pas toujours d'avoir du pain. Au printemps 1932, le secrétaire régional de Smolensk avise les organisations qu'il dirige qui ne sera plus possible d'assurer les rations, jusque-là maintenues en toute circonstance, des membres des cellules d'usine et de l'armée rouge. En juillet, il n'y aura plus de pain du tout, avec ou sans carte, et un rapport de la Guépéou cite une infirmière qui gagne 40 roubles par mois et se procure du pain à plus de 3 roubles le kilo [8].
L'industrialisation à outrance est le second événement du « grand tournant ». Les chiffres ont été souvent cités et le bilan est impressionnant. Jean Bruhat écrit : « Dans le domaine de l'industrie, le nombre des ouvriers a augmenté (11 599 000 en 1928 et 22 962 800 en 1932). Les anciens centres ont été réorganisés. De nouveaux ont été créés (Dnieprostroï, Stalinsk). Loural et le Kouznetsk ont été mis en valeur. La production du charbon et du fer a été doublée, la puissance des usines électriques quintuplée, l'industrie chimique créée (superphosphates : en 1928, 182 000 tonnes; en 1932, 612 000). De nouvelles voies de communication ont été aménagées (canal Staline reliant Moscou à la mer Blanche, le turk-sib achevé au début de 1930) » [9]. L'U.R.S.S. devient un pays industriel: le fait est d'autant plus frappant que dans les mêmes années, frappée par la crise mondiale, l'économie capitaliste décline. Tandis que la production industrielle des Etats-Unis décroît de 25%, tandis que le Japon, en pleine économie d'armement, n'augmente la sienne que de 40%, la production industrielle de l'U.R.S.S. augmente du 250 %. Trotsky a célébré « ce fait indestructible que la révolution prolétarienne a seule permis à un pays arriéré d'obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédents dans l'histoire [...] le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital mais dans une arène économique formant la sixième partie du monde » [10].
Ici encore, rien ne semblait pourtant avoir été préparé. Le XV° congrès, en décembre 1927, soulignait encore « le danger d'engager trop de capitaux dans la grande édification industrielle ». Le plan adopté prévoyait une augmentation annuelle décroissant en cinq ans de 9 à 4 %, et le bureau politique, un an après, ne corrigeait qu'en fixant une augmentation annuelle de 9 %. Les 15 à 18 % proposés, avec bien des réserves, par l'opposition, étaient condamnés comme des vues de l'esprit et une volonté objective de sabotage. C'est qu'ici aussi nécessité fit loi : après avoir refusé de préparer l'accélération de l'industrialisation parallèlement à la lutte pour diminuer l'influence du koulak, la direction du parti était entraînée de la nécessité de nourrir les villes à la collectivisation, de la collectivisation à l'industrialisation, par une impérieuse loi de conservation. Pour améliorer la désastreuse situation de l'agriculture, il fallait fabriquer des tracteurs, des machines, produire de l'essence, des engrais. Il fallait produire des machines-outils et pour cela extraire du charbon, produire de la fonte et de l'acier, et comme le dit Staline, « créer [...] une industrie capable de réoutiller et de réorganiser non seulement l'industrie dans son ensemble, mais aussi les transports, mais aussi l'agriculture » [11].
Ce n'est pas là la moindre des contradictions de l'U.R.S.S. sous Staline : la super-industrialisation, mise en avant par l'opposition, avait été condamnée par l'appareil dirigeant parce que possible seulement au prix de l'exploitation et du pillage de la paysannerie. Et ce sont cette exploitation et ce pillage, réalisés sous le vocable de la collectivisation, qui obligent à y recourir, dans les pires conditions de désorganisation de l'économie et de bouleversement social. Car, comme au temps du communisme de guerre, la guerre civile dans les campagnes bouleverse le fonctionnement normal de l'industrie. Non seulement les matières premières ne parviennent plus de façon régulière aux usines, mais le marché de type capitaliste qui était la base de la Nep et servait de moteur à l'édifice économique depuis 1921 est supprimé d'un trait de plume. Les ouvriers qui ont un lopin de terre à la campagne - 30 % des mineurs, selon Trud, l'organe des syndicats - quittent la ville et leur emploi pour n'être pas expropriés. De façon générale, le rationnement, la sous-alimentation et les conditions d'existence catastrophiques créés par la crise de l'agriculture influent sur la stabilité de la main-d'Å“uvre, le rendement, la qualité de la fabrication. La collectivisation avait, aux yeux des marxistes, l'industrialisation pour condition. Sa réalisation préalable condamne le régime à l'industrialisation forcée dans les pires conditions. Le fait qu'en dépit de tout, après l'impasse dans laquelle le pays avait été engagé par les zigzags successifs de sa direction, l'industrialisation ait donné les résultats indiqués, prouve sans doute que Préobrajenski avait raison au moins quand il affirmait que le système économique dans son ensemble, la nationalisation des instruments de crédit et des moyens de production et d'échange, le monopole du commerce extérieur constituaient en eux-mêmes un élément de progrès décisif, capable de s'imposer malgré les erreurs et l'action négative des dirigeants et des responsables.
En fait, c'est précisément - on l'a souvent souligné le schéma de Préobrajenski qui semble triompher dans la conception stalinienne de la planification et de la construction socialiste. A ceci près toutefois que le théoricien économiste de l'opposition, conscient des contradictions créées par le développement industriel, avait vu dans le libre jeu de la démocratie interne, le fonctionnement normal de syndicats et le droit de grève, la démocratie dans le parti, les moyens de corriger les implications sociales de la « dure loi d'airain de la loi de l'accumulation socialiste primitive », - alors que l'industrialisation de l'époque stalinienne se fait dans la tension maximum exercée par l'Etat en faveur du libre jeu de la loi d'accumulation, pour réduire toutes les « contradictions » et celles, particulièrement, qui naissent des besoins matériels et culturels des travailleurs. Par un curieux retournement des choses, les théoriciens de l'industrialisation stalinienne, qui soumet le plus totalement possible les hommes aux impératifs des lois économiques de la société de transition, sont aussi ceux qui affirment la fonction « téléologique », volontariste même de l'économie. C'est l'un d'eux, Stroumiline, qui, dans une formule rendue célèbre par Staline, a affirmé : « Notre tâche n'est pas d'étudier l'économie, mais de la transformer. Nous ne sommes liés par aucune loi. Il n'est pas de forteresse que les bolcheviks ne puissent enlever. La question des rythmes est sujette à la décision des êtres humains » [12].
Deux procès retentissants mettront en condition les économistes qui avaient condamné le rythme trop élevé de l'industrialisation : avec l'historien menchevique Soukhanov et le vieux marxologue Riazanov sont condamnés, dans le « procès des mencheviks » de mars 1931, ceux qui pensent que « tout n'est pas possible même quand le comité central le veut ». Du même coup sont avertis les l'arcs techniciens d'origine bourgeoise : en fait, d'ailleurs, les principales réalisations techniques de cette époque ont été faites sous la direction d'ingénieurs étrangers, l'Américain Hugh L. Cooper pour le Niagara, les ingénieurs d'Austin et Henry Ford pour l'usine d'automobiles de Nijni-Novgorod, l'Américain Clader pour l'usine de tracteurs de Stalingrad.
La première caractéristique économique de la politique d'industrialisation est le retour à une politique financière d'inflation. De 1,7 milliards de roubles du début de 1928, la somme totale des billets en circulation s'élève à 2 milliards en 1929, 2,8 en 1930, 4,3 en 1931, 5,5 en 1932, 8,4 en 1933, redescend à 7,7, en 1934 pour remonter à 7,9 milliards en 1935 : le rouble n'a plus en 1935 que le quart de sa valeur de 1924 à la Bourse de Paris. Bouchant les trous énormes creusés dans le budget par les dépenses d'industrialisation - 5 milliards de roubles en 1929-1930 contre 1 milliard en 1926-27, 85 milliards 800 millions de roubles pour le total du premier plan quinquennal -, l'inflation, ainsi que l'avait prévu Préobrajenski, prélève un tribut très lourd sur le travail des ouvriers et des paysans, mais, ainsi que l'avait prévu Boukharine, substituant des valeurs fictives aux valeurs réelles, elle prive la planification de toute comptabilité exacte tout en donnant l'impression que le « maniement du rouble » est un moyen exclusif de diriger l'économie.
La « loi d'airain de l'accumulation socialiste primitive » dans le cadre de l'autorité absolue de l'appareil et de la dictature du secrétaire général se traduit donc par une baisse des salaires réels que l'on peut évaluer à 40 %. Mais les nécessités de l'industrialisation forcée impliquent aussi une lutte contre l'égalisation des salaires qui avait prévalu jusqu'en 1927 bon gré mal gré, et dont Tomski, dans les syndicats, avait été le dernier défenseur officiel. Staline trace la nouvelle ligne dans sa conférence du 4 février 1931 aux dirigeants de l'industrie : « Dans une série de nos entreprises, les taux de salaires sont établis de telle sorte que la différence disparaît presque entre le travail qualifié et le travail non-qualifié, entre le travail pénible et le travail facile [...]. On ne peut tolérer qu'un rouleur de la sidérurgie touche autant qu'un balayeur. On ne peut tolérer qu'un mécanicien de chemin de fer touche autant qu'un copiste » [13].
Une ordonnance du 20 septembre de la même année porte à huit au lieu de sept les catégories d'ouvriers de l'industrie, élargit de 2,8 à 3,7 le coefficient de hiérarchisation. Le discours de Staline du 23 juin 1931 réhabilite l'inteligentsia et les cadres techniques. En 1932 est généralisée la pratique du salaire aux pièces, avec prime progressive pour ceux qui dépassent les normes. En 1933, 75 % des ouvriers sont payés aux pièces : là où ce n'est pas possible, des primes, à la disposition des contremaîtres, jouent le rôle des suppléments progressifs. Selon Maurice Dobb, 20 % des salariés à cette date reçoivent 40,3 % de la masse des salaires [14]. L'écart est en principe de 1 à 3,13, mais les primes aux travailleurs de choc peuvent leur valoir des salaires trois à quatre fois supérieurs au maximum des ouvriers spécialisés ordinaires. Le « mouvement Stakhanov » des héros du travail est destiné à accroître le rendement par l'« émulation socialiste » et la course aux records. Il se traduit par une nouvelle différenciation des salaires. Le rapport de Kouibychev à la commission du plan en janvier 1935 indique que le salaire moyen est de 149 roubles 3 kopeks mensuels. Mais de nombreuses femmes gagnent entre 70 et 90 roubles, les manÅ“uvres entre 100 et 120, les ouvriers spécialisés entre 150 et 200, les professionnels de 250 à 400 roubles, les salaires des stakhanovistes s'échelonnent de 500 à 2000 roubles. Les salaires des ingénieurs vont de 4 à 800 roubles, ceux des hauts fonctionnaires ou administrateurs de 5 à 10 000. Les spécialistes les plus favorisés peuvent gagner de quatre-vingt à cent fois plus qu'un manÅ“uvre. A la même date, le bÅ“uf vaut 6 à 8 roubles le kilo, le porc de 9 à 12, le beurre de 14 à 18, le café de 40 à 50. La grande masse des travailleurs est ainsi condamnée à travailler sur un rythme sans cesse accéléré - les performances des stakhanovistes, réalisées dans les conditions optimales servent d'occasion pour augmenter les normes - et se contente d'un salaire médiocre. Une aristocratie ouvrière se dégage en revanche de la masse, qu'elle domine par les salaires et la considération dont elle jouit.
Dans le même temps, la loi devient extrêmement rigoureuse pour ce que lon appelle la « discipline du travail ». Le code du travail de 1922 prévoyait la dénonciation du contrat de travail avec préavis de sept jours pour les mensuel ou bimensuels, vingt-quatre heures pour les ouvriers payés à la semaine. Un décret du conseil des commissaires du peuple du 6 septembre 1930 assimile la dénonciation à une rupture unilatérale, infraction à la discipline. Une circulaire du 23 septembre prévoit pour le délinquant le retrait définitif de tout secours de chômage et, en cas de récidive, celle de la carte d'alimentation. De nouveaux décrets de décembre excluent de tout emploi les « perturbateurs », ouvriers ayant quitté leur entreprise sans préavis, ayant dénoncé un contrat plus d'une fois en douze mois ou ayant été licencies pour « absence injustifiée ». Bientôt la notion d'absence injustifiée sera interprétée dans un sens de plus en plus large. Elle s'appliquait d'après le code du travail à une absence de trois jours consécutifs non motivée ou de six jours au total dans un mois. Un décret du 15 novembre 1932 fait obligation au directeur de licencier un ouvrier pour un jour d'absence injustifiée, avec retrait des cartes de rationnement et expulsion du logement s'il appartient à l'entreprise, un arrêté d'application du 26 novembre précisant que l'expulsion de la famille du coupable doit avoir lieu, même si son relogement est impossible, « à n'importe quelle saison » et « sans fournir de moyens de transport ». La loi du 27 juin 1933 étend l'expulsion du logement à tout ouvrier délinquant logé par toute coopérative de construction ou de logement autre que celui de l'entreprise qui l'employait.
Il ne manquait à cet édifice que l'institution du livret de travail, proposée à plusieurs reprises, C'est chose faite le 27 décembre 1932, par un décret du conseil des commissaires et de l'exécutif des soviets : d'abord obligatoire pour les « personnes ne participant pas à la production », il est étendu à tout salarié, qui est tenu de le produire à l'embauche, et la direction des entreprises doit y reporter les fautes commises et les sanctions prises. Il ne donne le droit de résider que dans la localité où il a été accordé. La commission qui l'attribue peut le refuser, c'est-à-dire s'opposer à tout déplacement. Son institution, se produisant au moment où la direction de l'usine jouit de pouvoirs pratiquement illimités pour sanctionner les absences et où les rations alimentaires sont distribuées en nature, comme partie du salaire, achève d'enchaîner l'ouvrier à l'entreprise, de le soumettre à une administration elle même dépendant étroitement de l'appareil du parti. La sujétion est si étroite qu'en 1935 les syndicats, pourtant eux aussi étroitement contrôlés, se voient définitivement refuser le droit de discuter les normes de travail fixées par les directions d'entreprises [15].
Il est évidemment difficile de connaître les réactions des membres du parti face à une politique qu'ils n'ont pas décidée mais qu'il est obligatoire pour tous de défendre, publiquement ou en privé. Bien des opposants se taisent, sans doute par prudence. Aucun désaccord ne s'exprime publiquement et il faut se tourner vers le document unique que constituent les archives de Smolensk pour déceler les traces des courants d'opinion divergents qui se sont exprimés dans les cellules ou devant les commissions de contrôle, en particulier lors de l'épuration dirigée, après, la XVI° conférence du parti, en avril 1929, contre les déviationnistes de droite. Dans cette région rurale arriérée où l'industrie est encore à ses débuts, les documents révèlent une réelle opposition parmi les militants, traduction d'un mécontentement beaucoup plus large dans toutes les couches sociales.
Les cellules d'usine elles-mêmes reflètent en effet l'opposition de la campagne. Dans une usine de Douminitchi, un responsable syndical, qui a été un organisateur des ouvriers agricoles, a organisé dans le parti un groupe clandestin de quatorze membres dont le programme est « la défense des paysans » [16]. Un communiste ouvrier d'usine à Lioudinovsk, a affirmé qu'il était d'accord avec Boukharine: « Il ne faut pas hâter la collectivisation, il faut laisser grandir le koulak pour lui prendre son surplus de grains » [17]. D'autres se plaignent que kolkhozes et sovkhozes ne donnent rien, mais coûtent, et réclament la liberté du marché. La commission de contrôle explique: « Un nombre important d'ouvriers et paysans qui ont souvent des exploitations koulaks à la campagne, introduisent dans l'usine une mentalité petite-bourgeoise et koulak » [18]. Les signes de malaise sont plus nombreux encore dans les cellules rurales. La commission dit que « dans bien des cas les communistes ne participent pas à la construction des kolkhozes et que les membres du parti ont parfois même une attitude négative » [19]. A Doubrovsk des membres du parti estiment qu'il est prématuré de créer des kolkhozes, car rien n'a été préparé : ils attendent de voir ce que feront les paysans. D'autres disent que les kolkhozes sont « des bataillons disciplinaires ». Dans le village de Zaulyi, des paysans pauvres ont créé un kolkhoze dans lequel aucun communiste n'est entré et le secrétaire de la cellule a refusé son appui. Un paysan communiste a répondu à la commission de contrôle que « tout irait beaucoup mieux sans le parti » [20]. La commission de contrôle pourra conclure que les communistes de la campagne « sont soumis à l'influence d'éléments koulaks et petits-bourgeois et glissent sauvent vers les positions des déviationnistes de droite » [21].
L'épuration fait également apparaître, dans les cellules d'usine, des restes vigoureux de l'opposition unifiée. Un ouvrier d'une usine textile de Smolensk, autrefois lié à l'opposition, s'est élevé contre l'exil de Trotsky et a affirmé: « Il n'est pas toujours possible de croire ce qu'écrit la presse du parti » [22]. Un cheminot de Smolensk attaque continuellement la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays [23]. L'ouvrier Parfenov, qualifié de « trotskyste » par les enquêteurs, dit que « la condition ouvrière empire; les ouvriers vivent dans des taudis et leurs « supérieurs » dans de bons appartements, toutes les difficultés résultent d'une politique incorrecte ». La commission ajoute que « pendant l'enquête, Parfenov était soutenu par les autres ouvriers qui disaient: Parfenov a raison ». Bien entendu, tous ces ouvriers sont exclus [24].
L'épuration de 1929-30 dans la région de Smolensk frappera 4 804 membres du parti, 13,1 % du total, dont 17,6 % des paysans et 11,4 % des ouvriers d'usine. Les cellules rurales sont frappées plus durement que les cellules ouvrières, les cellules administratives n'étant que faiblement touchées. Il est difficile d'affirmer que la proportion a été la même dans l'ensemble du pays. Il est en revanche incontestable que les archives de Smolensk donnent une idée de la manière dont la résistance des paysans et des ouvriers russes a pu se traduire à l'intérieur du parti et de la pression à laquelle celui-ci a été soumis de la part de l'appareil.
La mise en place de ce carcan sur la classe ouvrière a bien entendu souvent servi d'arguments aux défenseurs des thèses libérales pour affirmer que les réalisations économiques du régime ne s'expliquaient que par une contrainte inhumaine et féroce, un système totalitaire dont les ressorts rappellent ceux qu'utilisaient les pharaons, constructeurs, eux aussi, de pyramides. Timide défenseur, fraîchement déstalinisé, du stalinisme, Jean Bruhat exprime en partie la vérité lorsqu'il souligne que la majorité des ouvriers d'usine, fraîchement sortis de leur campagne, « avaient quelque peine à s'adapter à la discipline de l'usine, au rythme du travail qui ne tolère ni nonchalance, ni fantaisie », ce qui peut effectivement justifier des mesures de contrainte dont, d'ailleurs, il ne souffle mot, parlant simplement de la détérioration des machines entre « leurs mains novices » et des « campagnes systématiques entreprises contre le gaspillage [25]. C'était là la conséquence presque inéluctable de la volonté de construire dans les délais les plus brefs une industrie moderne avec des ouvriers dont l'instruction, l'état d'esprit, la culture et les capacités techniques avaient des siècles de retard, de la théorie du « socialisme dans un seul pays », de la victoire révolutionnaire dans un pays arriéré et de l'échec extérieur qui la condamnait à l'isolement. Le drame ici, était moins dans la contrainte elle même que dans le fait qu'elle s'appliquait à des millions d'hommes pour qui elle était la règle séculaire de la vie sociale, et que le souffle d'octobre n'avait qu'à peine effleurés au temps de leur petite enfance.
Mais les observateurs systématiquement anticommunistes se condamnent à ne rien comprendre à la profondeur de ces transformations économiques et à leur portée sociale à long terme - indépendantes de la politique même des dirigeants - lorsqu'ils ne les expliquent que par un système perfectionné de pure coercition. On peut, sans crainte d'être accusé de jouer au paradoxe, affirmer notamment que la création même d'une aristocratie ouvrière privilégiée constituait un élément de progrès par les possibilités de développement culturel qu'elle offrait à une minorité dont l'apparition, pour l'instant, c'est-à-dire pour plusieurs années, contribuait, certes, à diviser le prolétariat, mais y constituait en même temps un levain, forcément limité, mais très nouveau, d'activité et finalement de conscience.
Il est incontestable que l'industrialisation, comme la collectivisation, ont exercé sur les couches les plus instruites, les plus avancées du prolétariat, et notamment sur la jeune génération ouvrière, un attrait fascinant. C'était, aux yeux des komsomols qui se partaient volontaires pour la construction des kolkhozes ou l'établissement de grands chantiers industriels de l'est, un aspect exaltant de la lutte pour dominer la nature et pour transformer le monde, le prolongement de celle de leurs aînés sur le terrain concret de la fabrication de la fonte de l'acier, du ciment, de moyens de domination, un aspect du combat révolutionnaire pour venir à bout des farces hostiles, de l'inconnu, de l'ignorance et de la misère qui maintiennent l'homme prostré, pour les domestiquer par la science, la technique et la machine. En ce sens, les invitations de Staline à négliger les « parlotes » et les « bavardages » pour se porter résolument sur le « front de la construction » seront comprises par une avant-garde dont elles enflamment l'imagination et l'enthousiasme créateur. Le besoin de dévouement et l'esprit de sacrifice, la générosité et la capacité de rêve de l'avant-garde ouvrière de 1917 se retrouvent chez tous les pionniers de la construction socialiste - y compris les jeunes membres de la Guépéou qui acceptent volontiers leur rôle ingrat -, unis pour créer les conditions d'une société plus humaine et plus fraternelle.
Les plus conscients de cette phalange, les communistes de la guerre civile que les nécessités et les aléas de leur affectation ont tenus à l'écart de l'appareil et des luttes intestines, partagent ce sentiment, avec peut-être plus de lucidité critique. Barmine résume en ces termes leur psychologie : « La poigne de Staline gouvernait rudement. L'esprit borné de Staline coûtait cher. Ses méthodes d'autorité aussi. Mais, en dépit de difficultés inextricables en apparence, bien que le régime parût chanceler à chaque printemps, l'implacable énergie de Staline pourvoyait l'U.R.S.S. d'un nouvel équipement industriel. Encore quelques années d'épreuves et les résultats de cet effort colossal, souvent inhumain, se traduiraient par un accroissement de bien-être et de richesse. Il y avait donc, et malgré tout, dans notre adhésion à Staline un enthousiasme résolu. Les éléments d'opposition en étaient souvent gagnés » [26]. C'est dans le même sens que Trotsky conclut son analyse sur cette période: la bureaucratie n'a pu vaincre que « grâce à l'appui du prolétariat », mais cette victoire « ne pouvait accroître le poids spécifique du prolétariat » [27]. Une fois de plus le problème se posait pour les socialistes de distinguer ce qui se faisait et comment on le faisait.
L'année 1929, début du grand tournant, marque aussi celui de la croissance de la Guépéou. Née de l'extension à l'ensemble de l'union, de la Tchéka, spécialisée dans la répression des menées contre-révolutionnaires et la surveillance des frontières, elle a ses détachements militaires spéciaux, le droit de perquisitionner et d'arrêter, de conserver les détenus pendant un maximum de trois mois. Cependant, jusqu'en 1929, son rôle est en définitive relativement limité, malgré son intervention croissante dans la vie intérieure du parti. Pendant la période de la Nep, son champ d'action ne dépasse guère celui de la surveillance des anciennes oppositions, numériquement réduites. Il en est tout autrement à partir des années 30, où tous les éléments indépendants de type capitaliste ou pré-capitaliste deviennent, avec la lutte contre la droite, des contre-révolutionnaires en puissance. La Guépéou doit surveiller les nepmen et les centaines de milliers de petites entreprises industrielles et commerciales dont la liquidation est en préparation. Elle doit surtout faire face à l'énorme tâche de direction pratique de la « dékoulakisation ».
Dès la fin de 1929, des circulaires du secrétariat annoncent un recrutement massif de militants communistes pour la police secrète et chargent les autorités régionales et locales de trouver les volontaires aptes à ce travail particulier [28]. Ses effectifs vont gonfler démesurément en même temps que sa puissance économique, puisque c'est elle qui a la charge et par conséquent l'emploi des millions de koulaks ou pseudo-koulaks déportés avec leur famille et employés à des travaux d'équipement dans les grands chantiers qu'elle est ainsi amenée à organiser et à diriger. Le passage au « front » de la lutte sur le terrain économique entraîne l'élargissement de son champ d'action: la Guépéou surveille et « dépiste » les contre-révolutionnaires dans l'industrie, depuis l'ingénieur qui « sabote » jusqu'à l'ouvrier « perturbateur » en passant par l'administrateur libéral qui tolère le « relâchement de la discipline »: ce sont des fonctionnaires de la Guépéou qui décident de l'attribution ou du refus des livrets de travail et le réseau de la police secrète, parallèle à celui du parti avec lequel il entre souvent en conflit, contribue puissamment à resserrer le carcan dans lequel la société tout entière est désormais fixée, d'autant plus que le secrétaire général du parti la contrôle, lui-même, directement. La juridiction militaire exceptionnelle que reçoit le « collège » de la Guépéou est un moyen de frapper les oppositions sans leur donner une publicité peu souhaitable et la Guépéou ne remet plus aux tribunaux que le menu fretin, d'autant qu'elle reçoit la charge de tous les condamnés à plus de trois ans de prison, quelle que soit la nature de leur délit.
Les méthodes employées, la concentration de l'autorité entre les mains de spécialistes dont la fonction est de diriger et de réprimer, viennent ainsi renforcer les tendances qui naissent, en ces années de misère, de la pauvreté générale. Analysant sur un plan général les causes de l'apparition de la bureaucratie, Trotsky écrit: « L'autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tout ce qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre » [29].
C'est seulement dans une exceptionnelle combinaison de circonstances historiques qu'un répartiteur disposant de la force peut être amené à se léser personnellement dans la distribution. Dans l'U.R.S.S. de Staline où « les cadres décident de tout », il est bien évident que priorité doit être accordée pour les besoins les plus immédiats à ceux des « citoyens » que l'Etat juge les plus indispensables à son maintien et à ses conquêtes. Les archives de Smolensk nous ont ainsi livré la liste de ceux qui, dans les années noires, reçoivent l'exorbitant privilège de ne pas mourir de faim quand tous sont frappés. Une circulaire secrète de 1934 établit en effet la liste des responsables qui doivent recevoir en priorité leurs rations alimentaires des magasins centraux, et qui, par conséquent, à la limite, sont les seuls à qui le régime reconnaît le droit de vivre : ce sont, dans chaque rayon, les secrétaires et les instructeurs du comité de rayon, le secrétaire des Jeunesses communistes, le rédacteur en chef du journal, le directeur et les instructeurs des sections politiques des sovkhozes et des M.T.S., le président, le vice-président et le secrétaire du conseil d'administration du kolkhoze, le président de la commission du plan, les directeurs des bureaux des finances, de l'agriculture, de la santé, de l'éducation, de la distribution du ravitaillement de la circonscription, le chef de la section du commissariat du peuple aux affaires intérieures, la N.K.V.D. (nouveau nom de la Guépéou), le procureur, les inspecteurs et les juges, l'administrateur de la Banque d'Etat et de la Caisse d'épargne, les plus anciens des agronomes et des vétérinaires, et toutes les personnes que le comité de rayon jugera « indispensables » [30].
Ainsi, autour du « gendarme » qui naît de la nécessité de répartir entre un petit nombre les produits indispensables qui manquent à la majorité, se consolide une couche de privilégiés. La différenciation sociale s'accroche définitivement à la différenciation fonctionnelle. Le droit de vivre mieux - ou moins mal - va de pair avec celui de diriger et de commander. L'augmentation de la production, dans la mesure où la répartition est l'affaire d'une minorité privilégiée et incontrôlée, ne tend pas au nivellement et à l'augmentation du niveau de vie de tous, mais approfondit au contraire les différences entre la masse amorphe, dont on escompte que le besoin l'aiguillonnera, et la couche des répartiteurs. Les magasins de luxe - liouks - apparaissent au moment où la presse dénonce tous les jours les vols de produits alimentaires et où la peine de mort est appliquée au « vol au détriment de la propriété socialiste » : il n'y a de toute façon pas de place pour tous les travailleurs dans les maisons de repos qui sont le paradis, récompense des privilégiés, fonctionnaires ou stakhanovistes.
Klaus Mehnert raconte comment il apprit, en 1932, la suppression du maximum communiste des salaires de la bouche d'un jeune ingénieur communiste qu'il avait connu étudiant vivant dans une « commune ». Le jeune homme déclare : « On ne peut exiger des gens qu'ils se dépensent jour et nuit et portent de lourdes responsabilités sans leur faciliter par ailleurs la vie extérieure dans la mesure du possible. [...] Toute mon existence, je me suis crevé au boulot. A côté du travail en usine, l'école de perfectionnement pour ouvriers, puis l'école supérieure. Je ne faisais rien d'autre. Je travaillais dix-huit heures par jour, sans congés, sans vacances. [...] Aujourd'hui, je suis ingénieur-chef dans l'entreprise. J'ai fait une découverte qui représente une grosse somme pour l'Etat : il est juste et raisonnable que je puisse faire mes achats dans des magasins spéciaux et que j'aie la perspective de jouir bientôt, dans un immeuble neuf, d'un logement comportant trois pièces. » Quant à la « commune », c'est « une grande et noble idée qui se réalisera sûrement un jour », mais, au niveau de l'économie russe, elle est « une utopie, une rage de nivellement portée à son comble, une déviation de la gauche, d'esprit petit-bourgeois et trotskyste » [31].
Les privilèges, la nécessité pour ceux qui en jouissent de les justifier, de les défendre et de les accroître, ne sont pas des phénomènes nouveaux: mais la situation, sur ce plan, évolue très vite avec le grand tournant. C'est la collectivisation, nous l'avons vu, qui enfle démesurément les attributions et les effectifs de la Guépéou. L'encadrement des kolkhozes nécessite des centaines de milliers de fonctionnaires, comme la répartition des produits agricoles par les organismes d'Etat et les coopératives. L'industrialisation va dans le même sens. L'accent mis sur la nécessité de construire par priorité l'industrie lourde pour équiper l'agriculture et les industries de produits de consommation n'est pas seulement un slogan à l'usage de la propagande, il est aussi un moyen de justifier l'appropriation de la majeure partie des produits de consommation par la bureaucratie et l'aveu de la source de sa puissance nouvelle et de sa diversification: à partir de 1931 se forment les cadres de la nouvelle intelligentsia soviétique. Moins de la moitié des diplômés de la période des deux premiers plans quinquennaux sont de souche ouvrière et paysanne, mais en 1936, le parti compte dans ses rangs 97 % des administrateurs d'usine, 82 % des directeurs de chantier, 40 % des ingénieurs en chef du pays. Le noyau dirigeant de l'appareil se consolide au fur et à mesure que s'étend l'emprise de l'Etat qu'il contrôle: il s'épaissit par son alliance avec de nouveaux privilégiés qui tirent leur force des réalisations et des conquêtes de la construction. La bureaucratie, à tous les échelons et dans tous les domaines, engendre la bureaucratie. Les exemples qu'en donnent, en toute occasion, les dirigeants, convainquent moins de leur bonne volonté à combattre les phénomènes de « bureaucratisme » que du développement d'un mal qui a ses racines dans des méthodes de direction arbitraires et incontrôlées et l'inégalité de la répartition. Au XVII° congrès, Kaganovitch en donnera une éclatante preuve en indiquant que l'usine de wagons de Moscou compte un personnel administratif de 601 personnes, 367 réparties dans quatorze services centraux et 234 dans les divers ateliers pour une entreprise de 3832 ouvriers, soit une proportion de 16 % de bureaucrates [32]. Les estimations deviennent de plus en plus difficiles, les statistiques officielles réduisant de plus en plus le nombre des catégories sociales et dissimulant sous l'étiquette d'« ouvriers » ou d'« employés » les couches sociales qui dirigent et répartissent. Partant des chiffres officiels qui indiquent 55 000 personnes pour l'effectif des bureaux centraux du parti et de l'Etat, auxquels s'ajoutent ceux de l'armée, de la flotte, des républiques et de leur encadrement politique et syndical, 17 000 directeurs d'entreprises et 250 000 cadres administratifs et techniques, à tripler du fait de l'appareil parallèle du syndicat et du parti, 860 000 « spécialistes » dont 480 000 dans l'industrie, un million de cadres kolkhoziens, Trotsky chiffre à cinq millions de personnes, familles comprises, « la catégorie sociale qui sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les récompenses », à deux millions la « réserve » du parti et des syndicats et entre cinq et six millions l'aristocratie ouvrière qui partage avec les deux premières catégories les faveurs officielles [33].
Cette couche sociale, qui se dissimule dans les statistiques, mais parle au nom du peuple tout entier, est loin d'être homogène. Un gouffre y sépare les ouvriers de choc, que leurs camarades d'usine appellent les « mille », des millionnaires du régime, artistes ou écrivains, techniciens ou savants. Parmi ceux que le petit peuple nomme les tchinovniki et de plus en plus les sovbour, les bourgeois soviétiques, il y a toute une pyramide de puissances et de ressources et de considération sociale: il existe autant de distance entre un président de soviet de village ou un secrétaire de comité de rayon et les sommités du parti ou les hauts dignitaires de l'Etat et de l'industrie, qu'entre un notable de la campagne britannique et un banquier de la City ou un chef de service de ministère. Une étroite solidarité les lie pourtant : quelle que soit leur origine sociale, qu'ils soient des bolcheviks assagis, des mencheviks ralliés ou des bourgeois précieux, de jeunes loups aux dents longues, des techniciens à Å“illères ou des ronds-de-cuir consciencieux, ils serrent les coudes et défendent leur autorité et leurs privilèges contre tout contrôle de la masse « peu consciente » qu'ils dirigent et administrent.
Surtout, à quelque échelon, dans quelque secteur de travail qu'ils se trouvent, leur carrière, leur sécurité, leur vie même et celle de leur famille dépendent étroitement de supérieurs hiérarchiques tout-puissants. Les fils de la pyramide bureaucratique se rejoignent à son sommet dans la main de Staline, arbitre et chef suprême, dont l'autorité s'est édifiée sur les contradictions de la société qui ont déchiré le vieux parti révolutionnaire. Chef des bureaucrates, il les punit, les récompense, et les protège. Et c'est cette image de « père du peuple » que diffusent dans les usines et les kolkhozes, les journaux et les écoles, les spécialistes de l'agit-prop et les instructeurs politiques. Il n'y a pas encore vingt ans que la révolution a triomphé sur la terre de Russie et déjà la voix des ouvriers et des paysans, redevenus des mineurs comme au temps des tsars « protecteurs », n'est plus perceptible qu'au travers des dossiers secrets, des rapports de la Guépéou et des commissions de contrôle. Elle sera suffisamment forte, pourtant, pour encourager indirectement, pendant plusieurs années, le rêve de nouveaux « complots » de « révolutions de palais », et, en fin de compte, pour contraindre le régime à un massacre de ses cadres d'origine révolutionnaire, massacre d'une telle ampleur que même les tenants de la thèse de la « troisième révolution » ne peuvent refuser de lui accorder la place et le rôle d'une véritable contre-révolution.
Notes
[1] LÉNINE, Å’uvres complètes, t. 29, p. 215.
[2] DEUTSCHER, Staline, pp. 323-325.
[3] STALINE, op. cit., t. II, pp. 11-19.
[4] FAINSOD, Smolensk, pp. 242-246.
[5] SERGE, M. R., p. 241.
[6] M. FISCHER, My lives in Russia, pp. 49-51.
[7] FAINSOD, Smolensk, p. 263.
[8] Ibidem, pp. 259-262.
[9] BRUHAT, Histoire de l'U.R.S.S., p. 87.
[10] TROTSKY, De la Révolution, p. 449.
[11] STALINE, op. cit., t. II, p. 79.
[12] Cité par DANIELS, Conscience, p. 349.
[13] STALINE, op. cit., t. II, pp. 44-45.
[14] DOBB, Soviet economic development, p. 446.
[15] SCHWARZ, Les ouvriers en Union soviétique, pp. 127-135.
[16] FAINSOD, Smolensk, p. 212.
[17] Ibidem, pp. 211-212.
[18] Ibidem, pp. 212.
[19] Ibidem, pp. 214.
[20] Ibidem, pp. 215
[21] Ibidem, pp. 215.
[22] Ibidem, pp. 212.
[23] Ibidem.
[24] Ibidem.
[25] BRUHAT, op. cit., p. 82.
[26] BARMINE, op. cit., p. 268.
[28] FAINSOD, Smolensk, pp. 158-161.
[29] TROTS KY, De la Révolution, p. 515.
[30] FAINSOD, Smolensk, p. 118.
[31] MEHNERT, L'homme soviétique, pp. 65-66.
[32] FAINSOD, How Russia, pp. 541.
[33] TROTSKY, De la Révolution, pp. 531, 532.