Avec notes de Lénine :
|
Économique de la période de transition
Introduction
Le présent ouvrage de Nicolas Boukharine dont voici la première traduction française et L'impérialisme et l'accumulation du capital qui sera publié dans quelques mois, représentent un effort de clarification théorique qui est loin d'avoir perdu son intérêt et sa valeur, malgré le temps écoulé depuis leur élaboration et leur publication. L'Économique de la période de transition a été écrit en 1919-1920, alors que la jeune Russie soviétique était en pleine guerre civile et étrangère et pratiquait par nécessité ce que l'on a appelé le « communisme de guerre ». L'impérialisme et l'accumulation du capital a été d'abord conçu comme un élément de discussion pour l'élaboration du programme de l'Internationale Communiste, de 1922 à 1924, une fois le régime de la N.E.P. instauré en Russie. Et nous avons joint à ces deux ouvrages les rapports de Boukharine aux V° et VI° Congrès de l'Internationale Communiste en 1925 et 1927 sur la question du programme, qui font dans une certaine mesure un excellent trait d'union entre eux. (Ils seront publiés avec le deuxième volume.)
Ces textes appartiennent donc à la première période de la révolution russe. Ils posent tout ensemble des problèmes du moment, circonscrits par la situation de la Russie soviétique et du parti communiste russe dans les débuts de la révolution, et des problèmes théoriques ayant une portée générale relativement indépendante de la situation du moment. Cette double perspective résultait du fait que c'est dans la Russie soviétique que des dirigeants révolutionnaires avaient pour la première fois la volonté pratique de transformer la société dans un sens socialiste, en s'inspirant des vues de Marx et d'Engels. Autrement dit, le socialisme moderne, qui devait être issu des conditions de développement du grand capital industriel et financier à l'échelle mondiale se trouvait confronté sur un terrain particulier à une pratique définie. Discuter de théorie, c'était désormais apprécier sa validité dans une situation concrète, avec toutes les difficultés particulières qui en découlent.
C'est cette situation qui rend si précieuses les études de Boukharine, comme celles de Préobrajensky vers la même époque. Car aujourd'hui nous pouvons les examiner d'une façon presque « historique » en tenant compte de l'évolution des événements survenus depuis, c'est-à-dire depuis un demi-siècle. Un si long temps écoulé nous retire le droit de juger ces travaux de Boukharine comme s'ils dataient de nos jours. Y chercher des « erreurs » ou des « justifications », les condamner on les prendre comme modèles, n'aurait pas grand sens. Par contre, ils peuvent et doivent servir de stimulants à la réflexion, sans parler de leur signification établie une fois pour toutes dans le cours réel des événements passés. Nous devons d'ailleurs en dire autant des écrits de Lénine, de Trotsky, de Luxemburg, sans parler de ceux de maîtres plus anciens encore. L'histoire peut nourrir l'expérience présente, mais elle ne peut pas s'y substituer. Une chose est d'apprécier la place et le rôle d'un écrit dans le passé, et une autre est d'examiner sa validité pour des époques ultérieures, voire pour notre propre avenir.
Cette distinction doit être d'autant moins perdue de vue lorsqu'il s'agit d'ouvrages théoriques ou « de principes », comme le sont ceux de Boukharine que nous présentons ici. En effet, certains ouvrages scientifiques en matière d'économie politique ou sociale sont des jalons rares dont les analyses peuvent sembler valides sur de très longues périodes, comptant par siècles. Le Capital de Marx est l'un de ces ouvrages, et sa portée nous paraît encore immense. Les principes d'analyse et les « catégories » qui servent de moyens d'exposition à sa théorie ont une telle force que leur utilisation demeure nécessaire. Mais jusqu'où cette nécessité s'impose-t-elle, du moins si l'on prend l'œuvre dans son ensemble ? De toute évidence, jusqu'à une époque où la « critique de l'économie politique », c'est-à-dire de la société bourgeoise, devrait commencer à faire place à une « critique du socialisme », c'est-à-dire à une investigation sur la société socialiste qui s'élabore. Autrement dit, Marx peut inspirer aujourd'hui une analyse et une critique des premières sociétés qui s'évadent du système bourgeois, mais Le Capital ne peut pas être lui-même le modèle de cette critique car la société à laquelle celle-ci devrait s'appliquer n'existait pas à l'époque où Marx rédigeait Le Capital.
Il en va de même pour l'Économique de la période de transition de Boukharine, comme pour sa critique de la théorie de l'accumulation capitaliste que Luxemburg opposait dès 1912 à celle de Marx. La « période de transition » dont parle Boukharine est celle dans laquelle la Russie soviétique est engagée dès octobre 1917, et à ce titre elle est donc marquée par des traits spécifiques. Mais c'est en même temps, dans sa présentation, une forme générale de la « période de transition » que tout État ou Société qui commencerait à élaborer des rapports socialistes devrait traverser, au moins dans ses principaux traits. A ce titre elle devrait peut-être faire l'objet d'une théorie dont les caractéristiques propres ne relèvent pas directement d'une situation locale (la Russie), mais de toutes les situations prévisibles, ou simplement possibles. De plus, il existe entre l'œuvre critique de Marx et les ouvrages de Boukharine une différence essentielle. Le Capital est l'œuvre d'un adversaire du système capitaliste à son apogée, mais d'un adversaire dépourvu de moyens d'action directe sur ce système en dehors de son adhésion aux mouvements de défense et d'attaque prolétariens. L'Économique de la période de transition, comme La Nouvelle Économique de Préobrajensky [1], sont autre chose : ce sont des œuvres de construction d'un nouveau régime, les propositions de militants qui travaillent au développement de la nouvelle société, et qui détiennent même un pouvoir réel dans cette société puisqu'ils comptent parmi les dirigeants du parti qui y assure son hégémonie.
On ne peut donc assimiler simplement les œuvres des théoriciens bolcheviques à celles de Marx où d'autres de ses successeurs (comme Hilferding et Rosa Luxemburg). Avec la révolution russe apparaît un nouveau genre de théorie, la théorie des périodes critiques, que les Saint-simoniens distinguaient déjà des périodes organiques où un système économico-social déploie toutes ses structures sous une forme achevée. Ce genre de théorie est le plus difficile, car il suppose à la fois une participation directe à l'organisation du nouveau régime, une activité créatrice, et une réflexion, une critique de la construction en cours qui conserve encore un caractère expérimental. Cette situation ambiguë et périlleuse, mais inévitable, exige des qualités exceptionnelles de rigueur et de clairvoyance, d'honnêteté et de liberté, et l'histoire de l'URSS a prouvé que, par malheur, ces qualités ont été assez rapidement interdites et occultées au profit d'un empirisme bureaucratique d'une rigidité jamais connue.
Même si l'on s'en tient à la période 1917-1924, on voit que les nécessités pratiques de l'action et de la lutte obligent constamment à redéfinir la signification théorique des événements possibles. En 1917, les communistes russes font entrer dans la perspective de leur théorie l'imminence d'une révolution probable et nécessaire en Europe occidentale, surtout en Allemagne. La guerre civile et étrangère qui leur est ensuite imposée à partir de 1918 crée à la théorie un nouveau cadre, celui du « communisme de guerre ». C'est le moment où Boukharine rédige avec Préobrajensky un ABC du communisme qui est le commentaire du nouveau programme du parti communiste russe, dont l'Economique de la période de transition sera la présentation théorique. Mais dès 1921, la Russie soviétique se voit obligée de renoncer à ce type de transition pour en aborder un autre, celui de la Nouvelle Politique Economique, qui durera jusqu'en 1928.
Cette succession de situations altère évidemment la théorie initiale de la « période de transition », et la notion même de « transition ». En effet, à partir de 1929 et du lancement du premier « plan quinquennal » qui embrasse toute l'économie du pays, les auteurs staliniens cessent de parler de « transition »; il ne peut s'agir désormais pour eux que de développement, de réalisation, d'épanouissement, ou de croissance d'un régime déjà fondé pour l'essentiel. En 1936, la Constitution soviétique stalinienne proclame que le « socialisme » est réalisé, et, qu'il ne s'agit donc plus d'une transition vers ce régime. Seul subsiste comme objectif le « passage » au communisme. Depuis les années 1960, les autorités de l'URSS vont plus loin et parlent tout simplement de « construction en grand du communisme », objectif officiel du développement économique et social. Pourtant, dès 1945 un nouveau type de « transition » avait surgi, dont personne n'avait pu encore imaginer les formes : de l'État multinational (comme l'était l'URSS selon sa constitution) à la combinaison d'une multiplicité d'États indépendants (appelés d'abord « démocraties populaires », puis « républiques socialistes »). En fin de compte, on voit que les problèmes de la « transition » se sont montrés beaucoup plus compliqués que Boukharine ne pouvait le penser vers 1920.
De fait, on s'aperçoit bien vite à la lecture du livre que les conditions historiques dans lesquelles se trouvait la Russie soviétique à cette époque imposent assez étroitement leur marque sur la théorie du régime de transition : prépondérance considérable de la paysannerie dans la population, retard des moyens de communication et de transport, système commercial arriéré, industrie peu développée et surtout implantée de façon disparate, ruine de l'appareil de production, réseau d'instruction réservé à peu de gens - bref une structure qui devait rendre particulièrement hasardeuse une « transition » vers un socialisme tel que le concevait Marx, en l'absence d'une révolution concomitante dans l'Europe occidentale.
Telle qu'elle était, la Russie venait pourtant de se débarrasser de l'autocratie tsariste, et presque aussitôt après du pouvoir grand-bourgeois capitaliste et foncier; une dictature soviétiste du prolétariat urbain et rural lui succédait. Mais au lieu de la paix espérée, la nouvelle Russie dut affronter les interventions étrangères en même temps qu'une guerre civile qui dura trois ans. En conséquence, les soviets et le parti communiste durent instaurer une sorte de communisme de misère, concentrant leurs pouvoirs à l'extrême pour survivre, recourant à des mesures discrétionnaires de répartition des ressources, abolissant les normes économiques du marché - bref, cherchant à tirer parti de deux caractéristiques générales de l'époque apparemment contradictoires : la tendance de l'économie mondiale à l'étatisation, et la tendance à la régression économique due à la guerre et à la révolution.
Ces deux caractéristiques sont au centre de l'analyse de Boukharine, et il convient de s'y arrêter un moment. La première posait la question de savoir comment un pouvoir prolétarien pouvait utiliser les structures latentes d'un capitalisme d'État, en quelque sorte par changement de signe; la seconde posait la question de ce que Boukharine appelle la « reproduction élargie négative » : s'agit-il d'une phase inévitable de toute révolution socialiste ? Reprenons brièvement ces deux questions aussi intéressantes aujourd'hui qu'il y a cinquante ans.
L'existence d'un « capitalisme d'État » avait été discutée dans la social-démocratie avant 1914, à propos du développement de l'impérialisme. L'impérialisme caractérisait la politique extérieure des grands monopoles du capital; il conduisait à la colonisation du monde entier par quelques métropoles européennes. Du XV° au XX° siècles, les politiques impérialistes s'étaient profondément transformées : la conquête s'appuyait désormais sur une exigence d'exportation de capital, de surprofits gagnés sur les zones non capitalistes, sur la tendance du capital à s'étendre à l'ensemble du marché mondial virtuel. En même temps, cette politique rendait nécessaire une intervention croissante du pouvoir d'État dans la conduite des affaires économiques, déjà suscitée par la concentration accrue des capitaux à l'échelle nationale.
Ce mouvement déclenchait bien entendu des conflits. En fin de compte, la guerre de 1914 eut ce double résultat : l'emprise de l'Étatsur le système économique prit une forme quasi institutionnelle, sous l'allure d'un « capitalisme d'État »; et ce capitalisme d'État apparaissait comme une structure sur laquelle l'organisation socialiste pouvait prendre appui, à une condition nécessaire : que le prolétariat devint par l'intermédiaire de ses organisations (soviets, conseils, syndicats, coopératives, partis) la classe dominante de l'État. De toute façon, le libéralisme du marché capitaliste traditionnel paraissait condamné. L'effort de guerre des grandes puissances industrielles de l'Europe et de l'Amérique du Nord avait entraîné une concentration extraordinaire des moyens de production et de destruction, et de leur répartition. Les conditions « normales » de la circulation de la monnaie et du crédit, de la fixation des prix de marché, de l'établissement des contrats de travail, se voyaient remplacées par des réglementations draconiennes, allant Jusqu'aux rationnements et répartitions autoritaires par l'État.
Cette forme de capitalisme d'État n'abolissait pas les distinctions de classe, ni le jeu des catégories économiques fondamentales du capitalisme. Mais il réduisait les contradictions intérieures du système pour favoriser une centralisation formidable sur l'objectif de la guerre nationale. L'Allemagne présentait l'exemple le plus poussé de cette tendance, et il est indiscutable qu'elle impressionna beaucoup les bolcheviks. Le livre que Boukharine écrivit pendant la guerre (1915) avant la révolution russe, L'Impérialisme et l'économie mondiale, est le meilleur exposé de cette tendance. Lorsque la chute du tsarisme, puis l'échec de la révolution démocratique bourgeoise, entraîna la révolution populaire et socialiste d'octobre 1917, en pleine guerre, Lénine et Boukharine furent - avec des variantes - parmi les propagandistes les plus précis de la nécessité de transformer le « capitalisme d'État » en lui donnant un nouveau contenu social, celui de la dictature du prolétariat. C'est ainsi que le capitalisme d'État put apparaître à Boukharine, à l'époque du communisme de guerre, comme la clé de l'époque de « transition ».
Ce qu'il est intéressant de constater aujourd'hui, c'est que la destinée du capitalisme d'État n'a pas été simplement d'être interprétée comme une introduction au socialisme - loin de là. Dans les grands pays capitalistes, il s'est modifié de bien des façons au cours du demi-siècle ultérieur, de sorte que l'on parle encore maintenant de « capitalisme monopoliste d'État », ou « d'étatisme », de « nationalisations économiques », qui sont des formes de ce capitalisme d'État détecté et décrit dès 1914-1918, et même avant.
Quant à l'URSS, et aux autres « pays socialistes » instaurés après 1945 en Europe, leur régime a évolué vers ce qu'on peut appeler un « socialisme d'État », qui a bien des caractéristiques imputées au capitalisme, lui aussi d'État. En somme, c'est la fonction de l'État qui est apparue peu à peu comme la transformation la plus importante, à la fois du capitalisme et du régime ambigu instauré d'abord en URSS puis dans presque toute l'Europe orientale et balkanique, sans parler de la Chine. En outre, les pays du Tiers-monde devenus juridiquement indépendants des métropoles colonialistes se sont presque tous donne des structures politico-économiques dont les traits fondamentaux sont empruntés tant au capitalisme d'État qu'au socialisme d'État, sous les formes les plus variées. Eon tout cas, la désintégration des anciennes formes de l'impérialisme colonisateur n'a pas affaibli les tendances à l'étatisme, ni dans les métropoles européennes ni dans les anciennes colonies devenues indépendantes.
Chez Boukharine, le capitalisme d'État et toutes les formes d'organisation qui lui font cortège apparaissent surtout comme un moyen de défense et de perpétuation du capitalisme ébranlé par une crise finale. Pourtant, cette défensive a réussi à devenir une contre-attaque. Les formes actuelles de l'économie publique étatisée, nationalisée, Se présentent moins comme une réponse à une crise immédiate et décisive que comme une condition des progrès énormes de la production et de la productivité au cours des vingt-cinq dernières années, à une extension et une intensification des échanges sur le marché intérieur et mondial. Bien entendu, cette évolution n'est pas elle-même exempte de crises subordonnées - crises de la croissance coupée de récessions crises de concurrence internationale, crises du système de la circulation monétaire, tensions entre les divers secteurs publics et privés de la propriété puisque l'étatisation n'a de loin pas supprimé la puissance des domaines privés de l'économie, etc. De sorte que la question qui reste posée de nos jours comme il y a cinquante ans, quoique dans des conditions concrètes très différentes, c'est de savoir comment peut s'effectuer la « transition » du capitalisme d'État et du socialisme d'État vers des rapports socialistes soustraits au régime de la valeur d'échange.
Cette question reste liée au problème que Boukharine appelle celui de la « reproduction élargie négative », ou désaccumulation. En effet, selon lui, une phase initiale de la « transition » peut et même doit comporter un, moment au cours duquel les forces de production (hommes et matériels) diminueront et seront partiellement désintégrées et détruites, même si ce moment s'accompagne d'un renversement des rapports sociaux de production, et peut-être même à cause de ce renversement. Au lieu d'une accumulation, phénomène de croissance, il faudrait alors s'attendre à une désaccumulation temporaire, que Boukharine appelle une « reproduction élargie négative »; celle-ci devrait être suivie d'une reprise plus ou moins rapide de la reproduction élargie a grande échelle. Ce qui supposera des sacrifices, non seulement pour les anciennes classes spoliatrices ou improductives, mais pour la nouvelle classe prolétarienne au pouvoir elle-même.
Dans quelle mesure cet aspect de la transition est-il inévitable ? C'est là une question de grande importance et l'évolution de l'URSS à partir de 1918, tout comme l'évolution internationale du capitalisme, ne permet probablement pas d'y apporter une réponse catégorique. Tout d'abord, il s'agit de savoir si les causes d'une telle, régression tiennent à la nature même du fanatiquement de l'économie au cours d'une « période critique » (et dans ce cas, cette régression, même temporaire, pourrait relever de la théorie), ou si elles dépendent de circonstances pratiques, d'accidents historiques, auquel cas on ne pourrait les faire entrer dans une définition théorique des stades de la « transition ». Cela revient à se demander si la « reproduction élargie négative » peut être considérée comme une forme particulière du mécanisme des crises, tel qu'il résulte de la structure même des rapports capitalistes (puisque l'on présuppose que les rapports socialistes - gouvernes par une planification adéquate - ne comporteront pas de crises), ou s'il s'agit d'un phénomène particulier a la rupture violente que constitue la révolution. J'ajoute que la guerre de 1940-1945 a posé la même question à l'URSS prétendue socialiste. En effet, cette guerre a été l'occasion d'une immense perte d'hommes, de femmes et d'enfants, de la ruine d'une partie essentielle de l'appareillage économique un recul de la production, etc.
Les explications de Boukharine semblent hésiter entre les deux hypothèses. Il rappelle que les crises classiques du capitalisme, lorsqu'elles atteignent une certaine gravité, entraînent un recul des forces productives, et des produits. Des travailleurs sont mis en chômage par masses, de l'outillage reste inutilisé la quantité de produits diminue, et l'on en détruit même une partie parce qu'ils deviennent invendables. La contraction de la demande finit par diminuer l'offre, jusqu'à ce que le bas niveau atteint permette une reprise accélérée par le renouvellement de l'outillage et l'embauche de nouveaux travailleurs, et par des injections de crédit et de salaires suffisantes. C'est en effet ce qui s'est produit lors de la crise générale déclenchée aux États-Unis en 1930. Mais ce mécanisme, inhérent à la nature des rapports capitalistes peut-il être assimilé à une « reproduction élargie négative » lors d'une première phase de la » transition » ? On peut en douter. En effet, la formule même de « reproduction élargie négative » paraît fautive, car la reproduction élargie diffère essentiellement de la reproduction simple en ce qu'elle est par définition positive. Si le système de la production (mesuré en valeurs utilisées et produites) recule, il peut s'agir de reproduction négative temporaire tout court, et de rien d'autre. Ce phénomène - indéniable - peut alors appartenir à trois genres : ou bien il résulte d'une tendance constante du capitalisme aux crises de déséquilibre engendrées par la reproduction élargie; ou bien il s'agit d'une politique concertée de fluctuation qui peut être voulue par un pouvoir d'État (capitaliste, socialiste ou autre) ; ou bien il s'agit d'un effet de facteurs occasionnels, qui peuvent être extérieurs aux rapports économiques (de nature technique, politique ou militaire). Il semble bien que ce qui s'est passé au début de la révolution russe appartienne surtout à ce troisième genre.
En effet, Boukharine insiste sur les conséquences de la guerre de 1914-1918, puis de la guerre civile jusqu'en 1921, comme facteur primordial de la décomposition et de la destruction de forces de production en Russie. On ne peut oublier que les révolutions de février et d'octobre 1917 en Russie ont eu pour origine concrète les conditions de la guerre de ce pays avec l'Allemagne, de même que la guerre russo-japonaise avait eu une influence considérable sur le soulèvement russe en 1905. A cet égard, l'ouvrage de Soljenitsyne, Août 1914, assigne le véritable point de départ historique de la révolution russe à la guerre, et à très juste titre. Le capitalisme russe, en plein développement mais mal assuré, s'est montré incapable de faire face, dans sa gangue tsariste et semi-féodale, aux exigences productives de la guerre. Il n'en déchaîna que les effets destructifs et désorganisateurs. La guerre civile prolongea et accrut ces effets négatifs sur les forces productives, malgré le changement profond dans les rapports de forces politiques et sociales. Mais ces phénomènes ne se produisent pas seulement dans les cas où un conflit militaire donne lieu à une révolution politique ou sociale. On a pu les observer dans le cas où la guerre se conclut seulement par la victoire de l'un des deux antagonistes ou groupes d'antagonistes. Le vainqueur peut avoir subi autant de pertes humaines et de destruction matérielles que le vaincu, comme ce fut le cas pour la France et l'Allemagne en 1918.
Il y aurait d'ailleurs lieu de s'interroger à ce sujet sur le rôle des actions militaires, des guerres, dans les révolutions les plus importantes du passé, y compris le rôle qu'y ont joué les destructions de « forces productives ». Il est d'évidence historique que ces grandes révolutions ont toujours été impliquées dans de vas lies conflits de forces armées, soit que ceux-ci aient suivi des soulèvements et révolutions politiques et sociales, soit qu'ils les aient accompagnées ou en aient été la source directe. Il suffit de rappeler la révolution anglaise dominée par Cromwell, la révolution américaine dirigée par Washington contre la métropole anglaise, la révolution française de 1789 couronnée par les conquêtes de Napoléon, la révolution russe conclue par l'instauration du pouvoir des soviets et du parti communiste, et la révolution chinoise accomplie par le parti armé de Mao Tsé-tung. Toutes ces tourmentes n'ont pas donné leurs fruits sans que des ruines de plus en plus effrayantes en populations et en biens se soient accumulées lors des opérations militaires. Et pourtant, chaque fois, ces destructions ont fait place à un renouveau qui avait été en partie préfiguré par l'effort de guerre lui-même.
On peut alors se demander si la tendance, même temporaire, à la « reproduction élargie négative » n'est pas opposée au développement du capitalisme d'État, forme d'intégration croissante et de concentration des pouvoirs du capitalisme « libéral ». L'analyse montre cependant plutôt le contraire. Les formes du capitalisme d'État, dans la mesure où elles s'incarnent dans des institutions, sont accentuées par l'irruption de crises et de conflits qui risquent d'entraîner certaines formes de régression du développement productif. La concentration des pouvoirs bourgeois dans l'État, en particulier sous leur forme militaire, n'est pas seulement l'effet d'une tendance économique du capitalisme de monopoles; elle est en même temps une réponse aux périodes de crise où l'appareil de production risque de se désintégrer, de se périmer, de se réduire. Il y a ainsi un rapport évident entre les situations de conflit armé et les progrès de l'étatisme capitaliste ou socialiste.
On est tenté de considérer ces phases de « reproduction élargie négative » comme inévitables au début d'une période de « transition ». Et il faut reconnaître que l'expérience historique l'a montré sous les formes les plus diverses. Il est quand même hasardeux d'y voir une véritable loi économique et historique. Il se peut qu'on assiste ici ou là à des « transitions » qui n'auront connu que des fluctuations de croissance, tout comme il s'en produit en période de paix (ce qui signifie quand même d'armement). De toute façon, il est clair que l'étude des relations entre conflits armés et révolutions économico-politiques doit constituer un chapitre fondamental d'une théorie de la période de transition.
A cet égard il faudrait insister sur certains aspects de la théorie du développement à l'échelle mondiale qui prennent aujourd'hui une importance primordiale. Tout d'abord, on doit mettre aujourd'hui l'accent sur la relativité des taux de croissance et formes de développement, en considérant le monde entier. Les « transitions » n'ont aucune signification absolue. On peut imaginer une situation où l'équilibre économique se limite en quelque sorte à l'état stationnaire, ou « reproduction simple » selon le vocabulaire de Marx, au moins pour une période limitée de réajustement. Toutefois, les impulsions du progrès technique et de l'accumulation entraînent presque toujours cet état vers de nouveaux déséquilibres, c'est-à-dire vers une inégalité du développement sous toutes sortes de formes.
Cela s'observe aussi bien dans des complexe d'États bourgeois que là où l'emporte le socialisme d'État, et à l'intérieur de chaque État entre régions, branches de production, réseaux de transport, systèmes de financement, etc. De telles disparités existent à l'intérieur de toutes les « communautés » économiques existantes (par exemple entre pays de l'Amérique latine et du Nord dans le Marché commun européen, dans le CAEM soviétique, entre les États africains, etc.) et entre ces diverses communautés. Autrement dit, une « transition » (vers le socialisme dans un pays quelconque), est de plus en plus liée au rapport que ce pays peut entretenir avec le marché mondial. Ce rapport a joué un rôle essentiel dans le destin de Cuba ou du Chili, par exemple, au cours des dernières années : « L'indépendance nationale » n'est de loin pas la garantie suffisante d'une transition équilibrée. Si Cuba indépendante n'avait pas reçu le soutien technique, économique (et politique) de l'URSS et des pays du CAEM, elle n'aurait pas pu esquisser un développement qui la laisse pourtant encore bien en arrière d'autres pays de socialisme d'État. Quant au Chili qui tenta un socialisme parlementaire avec Allende et la coalition de l'Union populaire, l'isolement économique lui fut préjudiciable et les années 1972 et 1973 y furent témoins d'une « reproduction élargie négative » si funeste qu'elle décida en fin de compte du coup d'État conservateur et fasciste.
Toutes ces considérations nous amènent à penser que la question des rythmes de développement en cas de prise du pouvoir par des organismes ouvriers et populaires socialistes est l'une des premières qui soient aujourd'hui posées par une théorie de la « transition ». De ce point de vile l'ouvrage de Boukharine apporte un cadre de réflexion qui n'a rien perdu de son intérêt, à condition qu'on ne le considère pas comme une description exemplaire de ce qui s'est produit de 1914 à 1920 en Russie, et de ce qui devrait se produire partout.
L'ouvrage de Boukharine contient autre chose d'important : une esquisse des changements que la dictature du prolétariat entraîne dans la détermination des catégories fondamentales au système économique. Quelles sont en effet les nouvelles catégories de la période de transition susceptibles de remplacer celles qui caractérisent les rapports de production capitaliste : capital, salaire, plus-value, prix, monnaie, etc. ? Sur ce point, la réponse de Boukharine est étroitement tributaire des conditions du « communisme de guerre », et l'instauration de la NEP dès l'automne 1921 parut la périmer assez rapidement.
Il faut toutefois y regarder de plus près, car aujourd'hui encore les théoriciens du socialisme d'État, en Chine comme en URSS et ailleurs, sont loin de s'entendre. Selon Boukharine, la destruction du pouvoir de la grande bourgeoisie capitaliste et l'instauration d'une dictature politique du prolétariat, entraîne une rupture décisive des rapports de production capitalistes, d'ailleurs accélérée par la « reproduction élargie négative ». Dans ces nouvelles conditions, les catégories économiques du capitalisme ne seraient plus valides. Mais un demi-siècle après la rédaction de l'ouvrage de Boukharine on peut se demander ce que signifie la persistance des termes de salaire, profit, prix, monnaie, etc., dans une économie où la dictature du prolétariat est dépassée, nous dit-on, où le socialisme lui-même est déjà entré dans la phase de « construction en grand du communisme », dit-on aussi. Il ne s'agit pas à ce propos d'une question de termes. On parle de revenu plutôt que de salaire, de surplus plutôt que de plus-value. Mais ces subterfuges ne répondent pas à la question. En tout cas, lorsqu'il est question de prix, par exemple. ou de monnaie (qui sert à exprimer le prix en quantités), les termes conservent leur signification traditionnelle, attestée par la fonction d'un marché, même si ce marché a une structure assez différente de celui qu'analyse Marx à l'état pur, et qu'utilisent tous les jours les échangeurs capitalistes. La querelle sur le terme de salaire n'a pas non plus grande consistance. Même si l'on considère en URSS ou en Chine le salaire personnel comme une fraction d'un « revenu social », il reste que cette fraction est liée à une quantité et qualité de travail individuellement fourni, échangé contre le salaire.
L'impropriété, où le caractère hasardeux de ces substitutions, apparaissent aujourd'hui dans toute leur crudité quand on entend les dirigeants chinois affirmer que l'économie de l'URSS est celle d'un pays capitaliste, et même fasciste; et les dirigeants russes répondre de la même voix que leurs homologues chinois sont des racistes et des impérialistes de la plus belle eau. Il serait étonnant que des invectives de ce calibre ne soient que plaisanteries de haut goût. Il faut plutôt admettre qu'elles dissimulent un trouble profond sur la nature sociale et économique de ces États, que du même coup le vocabulaire théorique que l'on y emploie revêt un caractère factice. Le recours au texte des pionniers, comme Boukharine, ne suffit nullement aujourd'hui à éclaircir la question. Ces remarques suffiront pour justifier la nécessité absolue de procéder à un réexamen en profondeur de ce qui parut longtemps une controverse secondaire par rapport aux évidences fondamentales établies par la révolution d'octobre 1917.
Pierre Naville
mai 1976.
Notes
[1] E. Préobrajensky . La Nouvelle Économique. Paris, E.D.I. 1966, rééd, 1972.