1938 |
Lettre à F. Glass (8253), traduite de l'anglais, avec la permission de la Houghton Library. |
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25 juin 1938
Cher Camarade Glass [1] ,
Merci pour votre intéressante information de Chine. Je suis absolument incapable d'élaborer quelque chose comme un programme spécial pour les camarades chinois. Non seulement parce que je dois maintenant écrire mon livre, mais parce que c'est extrêmement difficile de donner des conseils pratiques sans information concrète. Vos critiques et suggestions me semblent justes et il me serait maintenant très difficile sans des études sérieuses d'y ajouter quoi que ce soit d'essentiel.
La question qui m'intéresse beaucoup est la sécurité personnelle de Chen Duxiu [2] . C'est une question politique importante. Je n'ai pas le moindre doute que les staliniens vont l'assassiner pendant la guerre. Je ne crois pas non plus qu'il serait raisonnable pour lui d'aller vers la britannique Hong Kong : il apparaîtrait alors comme un émigré politique et nous ne connaissons pas l'attitude qu'aura le gouvernement britannique. Il devrait aller aux Etats‑Unis avec, si possible, le consentement du gouvernement chinois. L'attitude de Washington dépend dans une large mesure de l'opinion publique, l'opinion publique des travailleurs.
Chen Duxiu pourrait développer aux Etats‑Unis une propagande très efficace en faveur de la Chine et contre l'impérialisme japonais. En tant qu'authentique Chinois, vieux révolutionnaire et homme politique indépendant, il aurait mille fois plus d'influence sur les travailleurs américains que les agents de Moscou. Tchiang Kaï‑chek [3] peut très bien le comprendre. Un compromis pratique avec le gouvernement sur cette base serait absolument acceptable dans la situation actuelle (naturellement pas un compromis sur les trois principes de Sun Yat‑sen [4] .
Il faut à tout prix lui faire parvenir cette proposition et même avec un extrait de ma lettre qu'il puisse montrer officieusement aux autorités. Il doit partir. C'est très important du point de vue de toute la situation internationale, plus important qu'il ne semble au premier coup d’œil.
Je peux parfaitement comprendre que Chen Duxiu demeure très prudent envers notre section. Il est trop connu dans le pays et chacun de ses pas est contrôlé par les autorités. Il est certain qu'il y a des agents provocateurs, particulièrement des staliniens, c'est‑à‑dire des agents du G.P.U., dans les rangs de notre section chinoise. Dans ces conditions, Chen Duxiu pourrait être facilement impliqué dans quelque infâme imposture, fatale pour lui et très préjudiciable pour la IV° Internationale. La situation est très difficile pour lui, sinon déjà intolérable. Il faut à tout prix qu'il s'en aille. C'est ma plus profonde conviction.
En ce qui concerne Nel‑Sih [5] , je ne lui répondrai pas. On ne peut pas lui faire confiance, la situation est trop grave, et je ne suis pas sûr qu'il ne joue pas un double jeu.
Notes
[1]
C. Frank Glass
(né en 1901) avait milité au P.C. en tant que chômeur, puis permanent en Afrique du Sud et était allé en Chine où il était
devenu journaliste au début des années 30.
[2]
Chen
Duxiu (1879‑1942), célèbre professeur de littérature, avait animé déjà pendant la guerre des revues qui amorçaient un réveil
et une radicalisation en Chine. Gagné au marxisme, il avait fondé le P.C. chinois dont il avait été le premier secrétaire
général. Rendu responsable de la défaite, il fut le « bouc « émissaire » en 1927, organisa une opposition puis rejoignit l'Opposition
de gauche, dont les divers groupes fusionnèrent sous sa direction en mai 1931. Il avait été arrêté en août 1932 et venait
d'être libéré avec d'autres prisonniers politiques.
[3]
Tchiang Kai‑chek
(1887‑1975) (translittération actuelle : Jiang Jieshi) général du gouvernement nationaliste du Sud, avait pris le pouvoir
en 1927,
en noyant dans le sang le prolétariat chinois. Il gouvernait en dictateur la Chine agressée par le Japon.
[4]
Sun Yat‑sen
(1866‑1925)
(translittération actuelle : Sun Zhongshan) était le père du nationalisme chinois et de son parti, le Guomindang. Ses « trois
principes » étaient le nationalisme, la démocratie et le bien‑être du peuple.
[5]
Nel Sih
était l'un des pseudonymes de Liu Renjing
(né en 1899)
un des premiers marxistes chinois qui avait vécu à Moscou et y avait rejoint l'Opposition de gauche. Il avait visité Trotsky
à Prinkipo et combattu avec acharnement Chen Duxiu qu'il considérait comme « oppotuniste ». Arrêté en 1935, il avait capitulé
devant le Guomindang, mais on ne le savait pas encore...
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