1930

La lettre suivante, à l'origine en russe, n'a été trouvée que récemment [à la date du 18 Octobre 2017] dans les dossiers de la police sur Andres Nin, aux Archives historiques nationales de Madrid (Ministerio de gobernación, policía [histórico], h.394). Mise en ligne en anglais par 'In defense of Marxism'. Traduction MIA.


Œuvres - septembre 1930

Léon Trotsky

Lettre à A. Nin

13 septembre 1930


Mon cher ami !

Nous avons tous été extrêmement satisfaits des nouvelles agréables que vous avez envoyées par lettre de Berlin. Je peux essayer de vous joindre à Paris par avion. Depuis longtemps, j'avais envie de vous voir sur le sol de l'Europe occidentale. Malgré toutes les épreuves du voyage, surtout si l'on considère que vous voyagiez en famille, c'est quand même bien que vous ayez pu surmonter tous les dangers et que vous soyez maintenant en mesure d'assumer un peu de travail.

Vous écrivez que vous ne serez pas à Paris plus de deux ou trois jours et que vous vous dirigerez rapidement vers l'Espagne. J'avoue que j'avais espéré que vous viendriez me rendre visite à Constantinople et que vous passeriez du temps avec nous ici. Je pensais aussi que vous passeriez quelques semaines à Paris pour vous familiariser avec la situation. Mais, d'un autre côté, la hâte avec laquelle vous voulez retourner en Espagne est tout à fait compréhensible. Espérons que vous ne donnerez pas à notre général libéral [Dámaso Berenguer] la chance de vous arrêter. Ce serait un coup insurmontable pour nous.

Aussi court que soit votre séjour à Paris, vous serez probablement impliqué dans notre travail. Beaucoup de bons progrès ont été réalisés. Il est tout à fait incontestable que nous avons remporté des succès, et de nombreux signes indiquent que bientôt la quantité se transformera en qualité. Cependant, nous avons également constaté des développements alarmants. Les plus importantes sont les frictions internes, notamment en France. La Ligue française occupe désormais une position centrale dans l'opposition internationale ; mais les tensions internes se sont répercutées sur d'autres sections nationales. Je ne doute pas que, pendant votre séjour à Paris, vous passerez quelque temps à évaluer les luttes internes à la Ligue, et j'estime donc nécessaire d'exprimer mon point de vue sur cette question.

Quelles sont les raisons de la polémique ? Jusqu'à présent, l'opposition a vécu la vie d'un groupe de propagande littéraire isolé. Maintenant, elle commence à devenir une organisation politique. Ce passage d'une étape à l'autre donne lieu à des regroupements internes, qui ne sont pas toujours apparents aux participants eux-mêmes.

Dans le groupe « La Lutte de Classe », nous avons un atout très précieux : il est difficile en Europe aujourd'hui de trouver des groupes marxistes avec une telle préparation théorique et un tel talent littéraire. Je place beaucoup d'espoir dans ce groupe. Mais le groupe a aussi de graves lacunes, qui s'expliquent par ses origines. Il s'agit d'un groupe purement intellectuel, récemment issu des milieux littéraires, sans liens ni familiarité avec les ouvriers et sans expérience dans le travail de Parti et dans la vie interne d'une organisation. Ce groupe, et particulièrement le camarade Naville, se caractérise par une tendance à n’accorder qu’une attention insuffisante aux questions purement politiques et organisationnelles, à tirer des conclusions hâtives et abstraites, et par une sensibilité totalement inacceptable à toute critique venant des militants plus que de son milieu littéraire.

Le camarade Molinier est caractéristique de l'autre groupe ; ce n'est pas un théoricien, ni un homme de lettres, mais un homme d'action énergique, très dévoué à la cause, avec de l'initiative, quoique parfois excessivement colérique. Pendant longtemps, et malgré le fait qu'en théorie et en tant qu'écrivain il soit bien inférieur à Naville, Molinier s'est montré plus fort que Naville sur les questions politiques, sur les questions de psychologie du Parti, sur les questions d'organisation. En tout cas jusqu'à présent, avant que Naville n'ait la chance d'acquérir l'expérience nécessaire. Au cours de cette année, Naville a pris une mauvaise position sur un certain nombre de questions importantes, tant dans l'opposition française qu'au niveau international, entravant considérablement le développement. Sur toutes ces questions, Molinier a eu raison, mais il n'avait pas suffisamment de capacité littéraire et de talent théorique pour défendre sa position. Molinier s'appuie sur tous les éléments qui valorisent particulièrement l'aspect pratique et organisationnel de notre travail. En d'autres termes, il ne s'agit pas ici de deux tendances de principe, mais, pour ainsi dire, de deux sortes d'armes dans l'armée de l'opposition. Si Naville et les types littéraires avaient fait preuve de plus de maturité politique, ils auraient pu établir un bon rapport et une juste division du travail. Mais cela n'a malheureusement pas été le cas. Jusqu'à présent, l'Opposition n'avait qu'un « esprit », mais elle a commencé à se constituer un corps, et ce corps d'organisation a commencé à embarrasser et agacer le milieu littéraire, qui incarne l'esprit pur. Sur chaque question, objection, débat, discussion - l'"esprit" sait toujours mieux par lui-même. Ainsi commença la lutte entre l'esprit et le corps. J'avais compté sur le fait qu'au cours de ce conflit le camarade Rosmer se maintiendrait dans une attitude de tranquillité et dans la position d'un conciliateur et d'un arbitre impartial. Malheureusement, il s'est impliqué dans la lutte du côté du groupe littéraire. Cette circonstance a donné au conflit une acuité sans précédent. On a tenté de retirer Molinier de son poste de direction et même de l'évincer de la Ligue. On dit que Naville n'a pas renoncé à cette idée et qu'il fait maintenant ostensiblement des pas dans cette direction. Je ne sais pas dans quelle mesure c'est vrai. Dans ce type de lutte, les exagérations des deux côtés sont en effet inévitables. Bien que je n'exclue pas que Naville essaie vraiment de réaliser une véritable scission.

Molinier est maintenant ici avec moi. Avec lui est venu le camarade O., dont Naville dit beaucoup de bien. Le camarade O. est calme et évalue correctement la situation, il comprend parfaitement la nécessité pour Naville et tout le groupe de passer à autre chose, et en même temps considère que Naville a tout à fait tort dans ce conflit. O. confirme assurément que Molinier et son groupe ne cherchent pas la scission, et qu'ils ne veulent pas enlever Naville d'une position de leader. Leurs tâches sont :
a) d'assurer des relations internes normales et saines dans l'organisation, et
b) de garantir l'attention nécessaire aux tâches organisationnelles, d’agitation pratique, et aux tâches politiques. Et là Molinier, malgré ses maladresses, a encore une fois tout à fait raison.

Après des mois de correspondance, Naville n'a toujours pas pu formuler ses désaccords avec Molinier. Au contraire, il tend à nier ces différences, pointant plutôt le caractère insupportable de Molinier, son impatience, son désarroi, etc. Ce type d'appréciation de la lutte de la part de Naville s'explique par le fait que Naville lui-même n'a jamais rendu compte des origines et des causes de la polémique. S'il avait donné un tel récit, la lutte aurait pris fin ou, du moins, aurait fléchi.

Molinier me rend visite pour la deuxième fois. D'après les conversations que j'ai eues avec lui, je peux confirmer une fois de plus que Naville est extrêmement injuste et partial dans ses réactions. Sur de nombreuses questions, Molinier fait preuve d'une plus grande intuition que Naville, et en plus c'est une personne d'un dévouement exceptionnel au mouvement. Permettre qu'il soit évincé ou expulsé serait purement et simplement un crime. Je considère que notre tâche, en tant que camarades bien connus avec autorité et qui se tiennent au-dessus de la lutte, devrait être d'assurer la participation normale et correcte à notre travail des deux groupes selon les principes de la démocratie de parti. C'est ce que Molinier veut faire. Il veut seulement arrêter la chasse aux sorcières dirigée contre lui et ses amis. C'est ce qui est demandé à Naville, et à l'organisation dans son ensemble.

A cet effet, j'ai demandé à Naville de venir me rendre visite ici. Les deux camarades qui sont déjà là l'attendront. J'espère sincèrement que Naville viendra, et que nous pourrons nous mettre d'accord, surtout avec l'aide de camarades ayant autorité, dont vous-même bien sûr.

Ci-dessus, j'ai déjà expliqué que le camarade Rosmer s'est rangé du côté de Naville dans la polémique. Rosmer semble croire que je suis contre Naville. Mais en réalité ce n'est pas le cas. Si la question de l'éviction de Naville était mise sur la table, je prendrais sa défense avec énergie et intransigeance. Cependant, ce n'est pas la question maintenant. En fait, c'est le groupe de Naville qui veut se débarrasser de Molinier, ce qui porterait un coup terrible à notre travail pratique, et, plus important encore, créerait un régime dictatorial totalement inacceptable et intolérable du groupe littéraire à l'intérieur de la Ligue. C'est pourquoi je ne considère pas qu'il soit possible de faire des compromis à ce sujet.

Encore quelques mots sur l'organisation internationale. Elle se trouve maintenant dans un état très faible. La conférence qui s'est tenue en avril a été très irrégulière et personne n'a jusqu'à présent connaissance exacte de ses résolutions. Il y a quelques jours, nous avons envoyé quelques suggestions pratiques à Naville. Je vous exhorte à les parcourir. Le nœud du problème est le suivant : nous avons besoin a) d'un bureau international de premier plan, et b) d'un secrétariat administratif. Le bureau, malheureusement, continuera à être dispersé dans différents pays (Rosmer, Landau et moi-même). Le secrétariat, organe en session permanente, devrait être basé à Paris et agir comme organe exécutif du Bureau international. Si vous deviez rester à Paris, ou y retourner à un moment donné, je considérerais comme tout à fait indispensable que vous entriez au bureau et au secrétariat. Mais dans un avenir proche, nous avons dû abandonner ces projets, du moins en ce qui concerne le secrétariat. Nous proposons ici un secrétariat à trois membres : Naville, le camarade O, dont j'ai parlé plus haut, et un camarade italien. Ce secrétariat, sous la tutelle générale du bureau international, doit gérer tous les réseaux courants, les informations, etc., et éditer notre bulletin. Entre les mains du secrétariat se trouvent les préparatifs pratiques immédiats d'une conférence de l'opposition européenne, en vue d'organiser ultérieurement une conférence mondiale.

Tout ce travail est désormais compromis par les luttes internes de la Ligue française. Les deux groupes recrutent désormais à l'échelle internationale des personnes partageant les mêmes idées. Cela est particulièrement évident parmi les exilés hongrois, dont certains commencent maintenant, inspirés par les Français, à saboter une initiative très importante et précieuse menée par deux camarades qui sont actuellement ici avec moi.

Si à Paris vous êtes entraîné dans toutes ces affaires internes (et je pense que vous devrez le faire), il est essentiel que vous écoutiez les deux camps. Je vous serais reconnaissant si vous pouviez m'écrire en détail avec vos impressions.
Je vous embrasse ainsi que toute votre famille.

Chaleureuses salutations de nous tous.

PS. J'espère que vous m'écrirez sur tout ce que vous savez sur l'URSS, le Parti, l'Opposition, les exilés...

Léon Trotsky


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin