1922 |
Entre l'impérialisme et la révolution
chapitre IV.
La défaite militaire des empires centraux et la révolution allemande avaient introduit des changements profonds dans la situation mondiale. Les politiciens de Tiflis cherchèrent une nouvelle orientation. Ils s’arrêtèrent à la plus simple, qui était de ramper devant l’Entente. Mais l’avenir ne laissait pas de leur inspirer des inquiétudes. Alliée et vassale de l’Allemagne, la Géorgie avait obtenu pour un temps de sérieuses garanties d’immunité, car, par la paix de Brest-Litovsk, l’Allemagne tenait enchaînée la Russie soviétique, dont l’écroulement, d’ailleurs, semblait inévitable. La soumission sans réserve à l’Angleterre ne résolvait pas la question ; en effet, la Russie soviétique était en guerre avec l’Angleterre et, quelle que fût l’issue de cette guerre, la Géorgie pouvait fort bien, à un tournant de la lutte, se trouver coincée entre les deux adversaires et obligée de faire la culbute. La victoire de l’Entente était en même temps celle de Dénikine et, par suite, entraînait la liquidation de la domination menchevique. Or, en 1919, les progrès de Dénikine étaient considérables. La victoire du pouvoir soviétique était également grosse de dangers, mais, en 1919, les troupes soviétiques étaient repoussées du Caucase. Dans leurs rapports avec la contre-révolution, les politiciens de Tiflis devinrent plus prudents, ils adoptèrent une politique d’expectative et de faux-fuyants, mais ils n’en furent pour cela ni plus perspicaces ni plus honnêtes.
Le développement du mouvement ouvrier en Europe n’était pas non plus sans causer des inquiétudes aux mencheviks. L’année 1919 fut marquée par une furieuse poussée révolutionnaire. Les trônes des Hohenzollern et des Habsbourg s’étaient effondrés. Incomparablement plus formidable, le trône de la bourgeoisie n’en chancelait pas moins sur ses bases. Les partis de la IIe Internationale se lézardaient. Sans cesser toutefois de dénoncer les communistes et de leur faire la leçon, les mencheviks russes se mirent à parler de la révolution socialiste, renoncèrent temporairement, sous un prétexte décent, au mot d’ordre de l’Assemblée Constituante et condamnèrent leurs émules géorgiens pour leur liaison politique avec l’impérialisme anglo-américain. C’étaient là des symptômes alarmants qui réclamaient également un redoublement de prudence.
Durant l’année 1919 — les premiers mois exceptés — les mencheviks géorgiens ne se hâtent point de venir en aide à Dénikine — qui, à cette époque, d’ailleurs, avait beaucoup moins besoin d’eux qu’auparavant — et ne font pas parade de leur assistance aux Blancs. Au contraire, ils lui donnent intentionnellement un caractère de contrainte, comme s’ils ne l’accordaient que sous la cravache des officiers anglais. Mais leur collaboration avec l’Entente n’est pas un compromis passé avec l’ennemi et imposé par la force des choses : elle conserve un caractère de liaison, de dépendance idéologique et politique étroite. Ils traduisent dans la langue du menchevisme géorgien la vague phraséologie socialiste des « démocraties occidentales » et les fades banalités wilsoniennes ; ils s’inclinent devant l’idée de la Société des Nations. Plus circonspects en pratique, ils ne deviennent pas pour cela plus honnêtes.
Mrs. Snowden doit être curieuse de savoir ce que nous entendons par « honnêteté », nous qui ne reconnaissons ni Dieu ni ses commandements. Non sans ironie, si tant est que l’ironie soit compatible avec la piété, M. Henderson, lui aussi, nous posera probablement cette question.
Nous l’avouons humblement, nous ne reconnaissons pas la morale absolue de la prêtraille, des églises, des universités, du Vatican, de la Croix ou du Pèlerin. L’impératif catégorique de Kant, l’idée philosophique abstraite d’un Christ immatériel, dégagé de tous les attributs que lui ont conférés l’art et le mythe religieux, nous sont aussi étrangers que la morale éternelle découverte sur le Sinaï par ce parangon d’astuce et de cruauté qu’était le vieux Moïse. La morale est fonction de la société elle-même ; elle est l’expression abstraite des intérêts des classes de la société, surtout des classes dominantes. La morale officielle est la corde avec laquelle on tient en laisse les opprimés. Au cours de la lutte, la classe ouvrière élabore sa morale révolutionnaire qui débute par le renversement de Dieu et des normes absolues. Par honnêteté, nous entendons, nous, la conformité de la parole et de l’action devant la classe ouvrière en vue du but suprême du mouvement et de la lutte : l’émancipation de l’humanité par la révolution sociale. Nous ne disons point, par exemple, qu’il ne faut pas employer la ruse, que l’on ne doit pas tromper, qu’il faut aimer ses ennemis, etc. Une morale aussi élevée n’est évidemment accessible qu’aux hommes d’État profondément croyants, tels lord Curzon, lord Northcliffe ou M. Henderson. Nous haïssons nos ennemis ou les méprisons, selon qu’ils le méritent ; nous les battons ou les dupons, suivant les circonstances, et si même nous concluons un accord avec eux, il ne s’ensuit pas que, dans un élan d’amour magnanime, nous soyons prêts à tout leur pardonner. Mais nous estimons que l’on ne doit pas mentir à la masse et la tromper sur les buts et les méthodes de sa lutte. La révolution sociale est basée tout entière sur le développement de la conscience du prolétariat lui-même, sur sa foi dans ses propres forces et dans le parti qui le dirige. A la tête de la masse et avec la masse, notre parti a commis des fautes. Ces fautes, nous les avons reconnues ouvertement devant la masse et, avec elle, nous avons donné le coup de barre nécessaire. Ce que les tartufes de la légalité appellent notre démagogie n’est que la vérité proclamée trop ouvertement, trop brutalement et d’une façon trop inquiétante pour eux. Voilà, Mrs. Snowden, ce que nous entendons par honnêteté.
Toute la politique du menchevisme géorgien n’était que stratagèmes, ruses mesquines, friponneries destinées non seulement à tromper l’ennemi, mais à endormir la vigilance des masses. Parmi les paysans et même parmi les ouvriers mencheviks, les tendances bolchevistes dominaient. On les réprimait par la force. En même temps, l’on pervertissait la masse en lui représentant ses ennemis comme ses amis. L’on faisait passer von Kress pour l’ami du peuple géorgien. Le général Walker était représenté comme le rempart de la démocratie. Les tractations avec les gardes-blancs russes s’effectuaient tantôt ouvertement pour complaire à l’Entente, tantôt secrètement pour ne pas provoquer l’indignation de la masse.
L’année 1919 fut pour les mencheviks géorgiens une année de circonspection et de dissimulation relatives. Mais leur politique n’y gagna rien en honnêteté.