1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

3
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie


Masses et chefs

Engels à Bernstein, 25 janvier 1882.

Comme je reviens à l'instant de chez Marx, je vous prie de bien vouloir dire de sa part à Höchberg qu'il le remercie de son offre amicaIe, mais Marx n'aura sans doute. pas l'occasion d'en faire usage. La seule chose qui soit établie à propos de ce voyage dans le Sud, c'est qu'il n'aura pas lieu sur la Riviera, ni en Italie en général, et ce, pour cette simple raison de santé : il faut éviter à un convalescent des chicanes policières, et c'est l'Italie qui offre le moins de garanties de tranquillité outre l'Empire de Bismarck naturellement.

Les nouvelles (du Sozialdemokrat) sur l'incident des « chefs » en Allemagne [1] nous ont vivement intéressées. Je n'ai jamais dissimulé qu'à mon avis, en Allemagne, les masses étaient bien meilleures que messieurs les chefs - surtout depuis que, grâce à la presse et à l'agitation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, même après que Bismarck et la bourgeoisie aient subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été brusquement ruinées de ce fait, ont le malheur personnel de n'être pas plongées dans une situation directement révolutionnaire, mais d'être frappées d'interdiction et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui pleurent misère seraient déjà passés dans le camp de Most, puisqu'ils trouvent que le Sozialdemokrat est trop docile. La plupart d'entre eux sont restés en Allemagne et se trouvent le plus souvent dans des localités passablement réactionnaires, où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance et beaucoup sont très gangrenés par le philistinisme. Ils fondèrent donc bientôt toutes leurs espérances sur l'abolition de la loi anti-socialiste:. Il n'est pas étonnant que - sous la pression des philistins, il leur vint l'idée folle - en réalité tout à fait absurde - qu'ils pourraient y arriver en se montrant dociles [2]. L'Allemagne est un pays fatal à ceux qui n'ont pas une grande force de caractère. L'étroitesse et la mesquinerie des conditions civiles aussi bien que politiques, l'ambiance des petites villes, et même des grandes, les petites chicanes qui se multiplient de plus en plus dans la lutte contre la police et la bureaucratie - tout cela use et lasse au lieu d'inciter à la fronde, et c'est ainsi que dans la « grande chambre d'enfants [3] » nombreux sont ceux qui deviennent eux aussi puérils. Les petites conditions font les mesquines conceptions, et il faut beaucoup d'intelligence et d'énergie à celui qui vit en Allemagne pour être capable de voir au-delà du cercle tout à fait immédiat et ne pas perdre de vue l'enchaînement général des événements historiques. Rien n'est plus aisé que d'y tomber dans l' « objectivité » de ceux qui sont satisfaits et ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, autrement dit le subjectivisme le plus borné qui soit, même s'il est partagé par des milliers d'individus semblables.

Aussi pour naturelle que soit l'apparition de cette orientation qui masque son manque de compréhension et de volonté de résistance derrière une « objectivité » super-intelligente, il ne faut pas moins la combattre avec énergie. Et c'est là où la masse des ouvriers offre le meilleur point d'appui. Ils sont les seuls à vivre dans des conditions modernes en Allemagne et toutes leurs petites et grandes misères trouvent leur centre dans le capital oppresseur [4]. Tandis que tous les autres combats, tant politiques que sociaux, sont piteux et mesquins en Allemagne et ne tournent qu'autour de fripouilleries, combats que l'étranger a déjà surmontés, leur combat à eux est le seul qui soit de grande envergure, le seul qui soit au niveau de notre époque, et ne démoralise pas les combattants, mais leur injecte sans cesse une énergie nouvelle. Donc, plus vous chercherez vos correspondants parmi les véritables ouvriers, ceux qui ne sont pas encore devenus des « chefs », plus vous aurez de chance d'opposer un contrepoids aux déclamations et aux pleurnicheries des chefs.

Il était inévitable que toute sorte de gens bizarres entrent au Reichstag cette fois-ci. Il est d'autant plus regrettable que Bebel n'ait pas été réélu. Il est le seul à avoir une claire compréhension des choses, une vision politique d'ensemble et assez d'énergie pour empêcher des bêtises.


Fr. Engels à A. Bebel, 16 mai 1882.

C'est un grand malheur que ce soit précisément toi toujours si brillant qui aies été battu aux élections. Tu étais doublement nécessaire étant donné les nombreux nouveaux éléments, parfois peu sûrs, qui ont été élus. De fait, il semble qu'on ait fait au début quelques gaffes assez désagréables, mais que cela aille mieux à présent. C'est pourquoi je me suis réjoui (et pas moins que Marx) de l'attitude courageuse du Sozialdemokrat, qui ne s'est pas gêné d'intervenir énergiquement contre les pleurnicheries et la pusillanimité de Breuel et Cie, même s'ils sont défendus par des députés tels que Blos et Geiser [5]. ils ont tenté leur chance jusque chez nous : Viereck m'a envoyé une lettre tout à fait lamentable sur le journal, et je lui ai fait part ,de mon point de vue en toute amitié, mais avec fermeté [6] - et depuis je n'ai plus eu de ses nouvelles. Hepner vint nous voir également, « malade du cœur, et pauvre de bourse », et se plaignit amèrement du sort qu'on avait réservé à sa petite brochure. Tout cela m'a montré combien il était tombé bas. Ce que tous deux déploraient le plus c'est que le Sozialdemokrat ne respectait pas les lois en vigueur en Allemagne et que les tribunaux allemands en poursuivaient les diffuseurs pour crime de lèse-majesté, haute-trahison, etc. d'après le contenu du journal. Or ne ressort-il pas de manière lumineuse du journal lui-même ainsi que des comptes rendus sur les procès intentés aux nôtres que ces porcs de juges trouvent dans tous les cas un prétexte pour frapper fort, quelle que soit l'écriture de la feuille. Rédiger un journal dans lequel les tribunaux ne trouvent pas matière à répression est un art qui reste à inventer. Et avec cela ces messieurs oublient qu'avec un organe aussi mou qu'ils le voudraient, ils pousseraient nos gens en masses compactes dans le camp de Most. Au reste je conseillerai à Bernstein (que nous soutenons de notre mieux) de tempérer autant que possible le ton d'indignation morale par l'ironie et la raillerie, car ce ton devient ennuyeux et ne peut aller que crescendo, jusqu'au ridicule.

Avant-hier Singer était ici, et il m'a appris que l'adresse de contrebande était encore bonne, ce dont je n'étais plus tout à fait sûr, puisque je ne l'avais pas utilisée depuis longtemps. Il a un autre doute. Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation du moindre truc une mesure à moitié socialiste ou du moins susceptible de préparer le socialisme, et c'est pourquoi il est ravi, dans son for intérieur, des tarifs douaniers protecteurs, du monopole du tabac, de l'étatisation des chemins de fer, etc. Ce sont-là des foutaises, dont certains ont hérité dans leur combat unilatéral contre l'école de Manchester et qui trouvent un grand succès chez les éléments cultivés, parce qu'elles leur fournissent des arguments faciles dans les débats avec leur entourage bourgeois et « savant ».

Comme il me l'a rapporté, vous avez discuté récemment de ce point à Berlin, et par chance il a été mis en minorité. Nous ne devons nous discréditer ni politiquement ni économiquement pour de telles considérations. Je me suis efforcé de lui faire comprendre : 1. que les tarifs douaniers protecteurs étaient, à notre avis, une grave erreur en Allemagne (mais non en Amérique par contre), parce que notre industrie s'est développée sous le régime du libre-échange et qu'elle est devenue capable d'exporter; or pour garder cette capacité d'exportation elle a absolument besoin de la concurrence des produits semi-fabriqués étrangers sur le marché intérieur; qu'une industrie sidérurgique qui produit quatre fois plus qu'il n'en faut pour le pays, n'utilise la protection douanière que contre son propre pays pour vendre, à vil prix, cette fois, à l'étranger; 2. que le monopole du tabac représente une étatisation si minime qu'on ne peut même pas l'utiliser comme exemple dans les débats; qu'en outre, je me fous complètement de ce que Bismarck parvienne ou non à l'appliquer, puisque dans les deux cas le résultat tournera à notre avantage; 3. que l'étatisation des chemins de fer ne sert qu'aux actionnaires qui vendent leurs actions au-dessus de leur valeur, mais ne nous est d'aucune utilité puisque nous règlerons leurs comptes à quelques grandes compagnies aussi vite qu'à l'État - à condition que nous nous emparions d'abord du pouvoir; que les sociétés par actions fournissent d'ores et déjà la preuve que le bourgeois, en tant que tel, est - devenu superflu, puisque toute la gestion et l'administration y sont assurées par des fonctionnaires salariés - et que l'étatisation n'y ajoute aucune démonstration nouvelle. Mais il s'est mis cela si bien en tête qu'il n'était d'accord que sur le fait que votre opposition aux projets était, politiquement parlant, la seule correcte.


Notes

[1] Lors des débats du Reichstag sur l'état de siège, le 10 décembre 1881, les parlementaires sociaux-démocrates W. Blos et W. Hasenclever déclinèrent toute responsabilité pour les déclarations du Sozialdemokrat. La rédaction du journal saisit l'occasion pour attaquer, au niveau des principes, les positions opportunistes de la fraction parlementaire. Le 15 décembre 1881, E. Bernstein écrivit l'éditorial intitulé : Ou bien... ou bien !
Au Reichstag, il faut absolument jouer cartes sur table et prendre parti : il ne peut y avoir de faux - fuyants. Ce n'est pas que nous pensions que nos parlementaires dussent à chacun de leurs discours proclamer la révolution violente, car ils ne feraient que ridiculiser notre cause, mais leurs discours doivent entièrement s'accorder au caractère et à la situation de notre parti. Nos parlementaires ont été envoyés au parlement pour y faire entendre la voix du prolétariat, la voix du cœur de ceux qui souffrent, sont persécutés et opprimés. Ils ne doivent pas y geindre et y pleurnicher, mais accuser et stigmatiser; ils ne doivent pas y parlementer, mais protester et affirmer la position qui est adoptée en dehors du parlement; même s'ils doivent siéger au parlement, ils sont les représentants des déshérités et des damnés. »
Grâce à l'impulsion de Bebel, la fraction parlementaire se réunit enfin pour faire approuver en général les positions défendues par l'organe central du parti. Cette déclaration parut dans le Sozialdemokrat du 16 février 1882 et portait également la signature de Blos et Havenclever.

[2] Engels fait allusion aux hésitations et défaillances manifestées par la social-démocratie allemande au moment de la promulgation de la loi anti-socialiste. Ainsi, avant même son entrée en vigueur, le comité directeur du parti se dissolut, en dépit d'une certaine résistance de Liebknecht, Bebel et Bracke. Cette décision fut dictée par les éléments qui surestimaient la force de l'État prussien et étaient prêts à capituler devant la terreur gouvernementale, quitte à renoncer aux principes révolutionnaires du parti. L'absence d'une direction ferme et résolue et d'une claire ligne politique compliqua au début la lutte contre la loi d'exception et favorisa l'entrée massive d'éléments opportunistes dans le parti, ceux-ci se groupant essentiellement autour des parlementaires sociaux-démocrates W. Blos et M. Kayer. En réaction à cet esprit capitulard, il se forma un groupe anarchisant autour de la Freiheit dirigé par Johann Most à Londres, auquel vint se joindre le député ex-lassalléen Wilhelm Hasselmann. Les deux déviations, opportuniste et anarchiste avaient en commun l'abandon de la lutte organisée du prolétariat contre la loi anti-socialiste, liquidaient le parti révolutionnaire en laissant le prolétariat pratiquement désarmé devant la répression de Bismarck.

[3] Dans son poème Pour l'apaisement contenu dans le recueil Poésies de notre temps, Heine écrivait : « Allemagne, ô dévote chambre d'enfants, tu n'es pas une mine romaine d'assassins ! »

[4] Un témoin oculaire - Marx lui-même - écrivait à cette époque sur les conditions de vie petites bourgeoises en Allemagne, à l'occasion d'un séjour à Hanovre : « Sur le continent les gens ont une vie plus facile que de l'autre côté de la Manche. Avec 2 000 thalers, on peut mener une vie confortable ici. Il y a par exemple, de très agréables et nombreux parcs à la Cremourn, où flânent de nombreuses personnes. Tout y est bien plus artistement conçu que dans les parcs de Londres, et il y a des cafés - concerts tous les soirs, dans lesquels toute une famille peut trouver son plaisir toute l'année au prix de 2 thalers et 6 schillings. Ce n'est qu'un exemple de la vie agréable, dont les philistins jouissent. Les jeunes gens s'y amusent plus librement et tout à fait gratuitement - ou presque ! » (à Laura Marx, 13-5-1867).

[5] Le Sozialdemokrat avait critiqué énergiquement la position opportuniste. prise par les députés sociaux-démocrates W. Hasenclever et W. Blos. Les 19 janvier et 23 février 1882, ce même journal publia deux lettres ouvertes d'un membre du parti - Ernst Breuel - expulsé de Hambourg. Celui-ci se solidarisait avec Hasenclever et Blos, et accusait le Sozialdemokrat de manque d'objectivité et de tendances anarchistes. Le journal répondit à ces accusations injustifiées dans ses numéros des 19 et 26 janvier, ainsi que du 23 février 1883.

[6] Ni la lettre de Louis Viereck à Engels, ni la réponse de celui-ci n'ont pu être retrouvées.


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