1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Formation de l'Internationale
Dans l'ensemble, le Conseil central provisoire recommande le plan d'organisation tel qu'il est tracé dans les statuts provisoires. L'expérience de deux années a prouvé qu'il est juste et peut être appliqué aux divers pays, sans nuire à l'unité d'action. Pour l'année prochaine, nous recommandons Londres comme siège du Conseil central, étant donné que la situation politique sur le continent est défavorable à un changement.
Les membres du Conseil central seront élus par le Congrès (conformément à l'article 5 des statuts provisoires) ; ils auront cependant le droit de s'adjoindre de nouveaux membres [2].
Le secrétaire général doit être élu pour un an par le Congrès, et sera le seul membre payé de l'Association [3]. Nous proposons 50 francs par semaine pour son salaire.
La cotisation annuelle et uniforme de chaque membre de l'Association doit s'élever à un sou, peut-être deux. Le prix des cartes ou livrets sera payé en sus [4].
Quoique conseillant aux membres de l'Association de former des sociétés de secours mutuel et d'établir une liaison internationale entre ces sociétés, nous laissons l'initiative de ces questions (établissement des sociétés de secours mutuel, appui moral et matériel aux orphelins de l'Association) aux Suisses qui les ont proposées à la conférence de septembre 1865.
Que, dans chaque localité où il existe des branches de notre association, le travail soit commencé immédiatement, et les faits rassemblés sur les différents sujets spécifiés dans le sommaire ci-joint.
Que le Congrès appelle tous les ouvriers d'Europe et des États-Unis à collaborer pour rassembler les éléments d'une statistique de la classe ouvrière et envoyer au Conseil central leurs rapports et autres documents. Le Conseil central aura à les condenser en un rapport d'ensemble auquel il joindra en appendice les textes à l'appui. Ce rapport et cette annexe devront être prêts pour le prochain congrès annuel ; après en avoir reçu l'approbation de ce congrès, ils seront publiés aux frais de l'Association.
Sommaire général de l'enquête qui, il va de soi, peut être modifié et complété suivant les besoins de chaque localité
Nous déclarons que la limitation légale de la journée de travail représente la condition préalable sans laquelle toutes les tentatives ultérieures d'amélioration et d'émancipation avorteront.
Elle est indispensable pour rétablir l'énergie et la santé physique des classes laborieuses qui forment la grande masse de chaque nation. Elle n'est pas moins indispensable pour leur fournir la possibilité de se développer intellectuellement, de s'ouvrir au monde extérieur, et de déployer une activité politique et sociale.
Nous proposons huit heures de travail comme limite légale de la journée de travail. Cette limite étant généralement demandée par les ouvriers des États-Unis d'Amérique, le vote du Congrès en fera l'étendard commun de toutes les revendications des classes ouvrières de l'univers.
Pour l'instruction des membres de l'Association sur le continent, dont l'expérience sur les lois régissant les fabriques est d'une date plus récente que celle des ouvriers anglais, nous ajoutons que toute loi sur la limitation de la journée de travail avortera et sera brisée par les capitalistes, si l'on ne prend pas soin de déterminer précisément la période du jour qui doit englober les huit heures de travail. La longueur de cette période doit être déterminée par les huit heures de travail plus les pauses pour les repas. Par exemple, si les différentes interruptions pour les repas s'élèvent à une heure, il faudra limiter à neuf heures la période légale du travail, mettons de 7 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, ou de 8 heures du matin à 5 heures de l'après-midi, etc.
Le travail de nuit ne doit être permis qu'exceptionnellement dans des métiers ou industries spécifiées très exactement par la loi. Il faut tendre à supprimer tout travail de nuit.
Ce paragraphe ne concerne pas seulement les adultes des deux sexes ; les femmes doivent être rigoureusement exclues de n'importe quel travail de nuit, et de toute sorte de travail qui serait nuisible à l'organisme féminin si sensible et où leur corps serait exposé à des poisons ou à d'autres agents délétères. Par personne adulte, nous entendons toute personne ayant atteint l'âge de dix-huit ans [6].
Nous considérons la tendance de l'industrie moderne à faire coopérer les enfants et les adolescents des deux sexes dans la grande œuvre de la production sociale comme un progrès légitime et salutaire, quoique la façon dont cette tendance se réalise sous le règne du capital soit tout simplement abominable [7].
Dans une société rationnelle, n'importe quel enfant, dès l'âge de neuf ans, doit être un travailleur productif, de même qu'un adulte en possession de tous ses moyens ne peut s'exempter de la loi générale de la nature, selon laquelle celui qui veut manger doit aussi travailler non seulement avec son cerveau mais encore avec ses mains [8]. Mais, pour l'heure, nous n'avons à nous occuper que des enfants et jeunes gens des classes ouvrières. Nous jugeons utile de les diviser en trois catégories qui doivent être traitées différemment.
La première comprend les enfants de 9 à 12 ans ; la seconde, ceux de 13 à 15 ans ; la troisième, ceux de 16 à 17 ans. Nous proposons que l'emploi de la première, dans tout travail, en usine ou à domicile, soit légalement restreint à deux heures ; celui de la seconde, à quatre heures, et celui de la troisième à six. Pour la troisième catégorie, il doit y avoir une interruption d'une heure au moins pour le repas et la récréation [9].
Il serait souhaitable que les écoles élémentaires commencent l'instruction des enfants avant l'âge de neuf ans ; mais, pour le moment, nous ne nous préoccupons que des contrepoisons absolument indispensables pour contrecarrer les effets d'un système social qui dégrade l'ouvrier au point de le transformer en un simple instrument d'accumulation de capital, et qui fatalement change les parents en marchands d'esclaves de leurs propres enfants. Le droit des enfants et des adultes doit être défendu, puisqu'ils ne peuvent le faire eux-mêmes. C'est pourquoi il est du devoir de la société d'agir en leur nom.
Si la bourgeoisie et l'aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants, c'est leur affaire. L'enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné à souffrir de leurs préjugés.
Le cas de la classe ouvrière est tout différent. Le travailleur individuel n'agit pas librement. Dans de très nombreux cas, il est trop ignorant pour comprendre l'intérêt véritable de son enfant ou les conditions normales du développement humain. Cependant, la partie la plus éclairée de la classe ouvrière comprend pleinement que l'avenir de sa classe, et par conséquent de l'espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Elle comprend avant tout que les enfants et les adolescents doivent être préservés des effets destructeurs du système actuel. Cela ne peut être accompli que par la transformation de la raison sociale en force sociale et, dans les circonstances présentes, nous ne pouvons le faire que par des lois générales, imposées par le pouvoir d'État. En imposant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental. Au contraire, elles transformeraient le pouvoir dirigé contre elles en leur agent. Le prolétariat fera alors par une mesure générale ce qu'il essaierait en vain d'accomplir par une multitude d'efforts individuels.
Partant de là, nous disons que la société ne peut permettre ni aux parents ni aux patrons d'employer au travail les enfants et les adolescents, à moins de combiner le travail productif avec l'éducation.
Par éducation, nous entendons trois choses :
À la division des enfants et des adolescents en trois catégories, de neuf à dix-huit ans, doit correspondre un cours gradué et progressif pour leur éducation intellectuelle, corporelle et polytechnique. Les frais de ces écoles polytechniques doivent être en partie couverts par la vente de leurs propres productions.
Cette combinaison du travail productif et payé avec l'éducation intellectuelle, les exercices corporels et la formation polytechnique élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoise et aristocratique.
Il va de soi que l'emploi de tout enfant ou adolescent de neuf à dix-huit ans dans tout travail de nuit, ou dans toute industrie dont les effets sont nuisibles à la santé, doit être sévèrement interdit par la loi.
L'œuvre de l'Association internationale des travailleurs est de généraliser et d'unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinaire quel qu'il soit. Par conséquent, le Congrès ne doit pas proclamer un système spécial de coopération, mais doit se limiter à l'énoncé de quelques principes généraux.
Le capital est une force sociale concentrée, tandis que l'ouvrier ne dispose que de sa force de travail individuelle. Le contrat entre le capital et le travail ne peut donc jamais être établi sur des bases équitables, même en donnant au mot « équitable » le sens altéré qu'on lui connaît dans une société où les conditions matérielles sont d'un côté et l'énergie productive vitale de l'autre. La seule puissance sociale que possèdent les ouvriers, c'est leur nombre. Mais la force du nombre est annulée par la désunion. Cette désunion des ouvriers est engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu'ils se font les uns aux autres.
Les syndicats sont nés des efforts spontanés d'ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital, pour empêcher ou, du moins, atténuer les effets de cette concurrence que se font les ouvriers entre eux. Ils voulaient changer les termes du contrat de telle sorte qu'ils pussent au moins s'élever au-dessus de la condition de simples esclaves.
L'objet immédiat des syndicats était toutefois limité aux nécessités des luttes journalières, à des expédients contre les empiétements incessants du capital, en un mot aux questions de salaire et d'heures de travail. Cette activité n'est pas seulement légitime, elle est nécessaire. On ne peut y renoncer tant que dure le système actuel ; qui plus est, les syndicats ouvriers doivent généraliser leur action en s'unissant dans tous les pays.
D'un autre côté, les syndicats ouvriers ont formé, sans même en être vraiment conscients, des centres d'organisation de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du Moyen Âge en avaient constitué jadis pour la classe bourgeoise. Si les syndicats sont indispensables dans la guerre de guérilla du travail et du capital, ils sont encore plus importants comme force organisée pour supprimer le système du travail salarié et la domination du capital [11].
Les syndicats s'occupent trop exclusivement des luttes locales et immédiates contre le capital, et ne sont pas encore tout à fait conscients de la force qu'ils représentent contre le système lui-même de l'esclavage salarié. Ils se sont trop tenus à l'écart des mouvements sociaux et politiques plus généraux. Néanmoins, dans ces derniers temps, ils semblent s'éveiller à la conscience de leur grande mission historique, comme on peut en conclure, par exemple, de leur participation aux récents mouvements politiques en Angleterre [12] et de l'idée plus haute qu'ils se font de leur fonction aux États-Unis [13], ainsi que de la résolution suivante, adoptée par la grande conférence des délégués des syndicats à Sheffield
« Cette conférence, appréciant à leur juste valeur les efforts faits par l'Association internationale des travailleurs pour unir dans une confédération fraternelle les ouvriers de tous les pays, recommande avec force à toutes les sociétés représentées ici de s'affilier à cette organisation, dans la conviction que l'Association internationale forme un élément nécessaire au progrès et à la prospérité de toute la communauté ouvrière. »
À part leur œuvre immédiate de réaction contre les manœuvres tracassières du capital, ils doivent agir maintenant comme foyers d'organisation de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation complète. Ils doivent soutenir tout mouvement politique et social tendant dans cette direction.
En se considérant et en agissant eux-mêmes comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, ils réussiront à regrouper dans leur sein tous ceux qui ne sont pas organisés. Ils doivent s'occuper avec le plus grand soin des intérêts des métiers les plus mal payés, notamment des ouvriers agricoles que des circonstances particulièrement défavorables empêchent d'organiser une résistance organisée. Ils doivent faire naître ainsi la conviction dans les grandes masses ouvrières qu'au lieu d'être circonscrites dans des limites étroites et égoïstes, leur but tend à l'émancipation des millions de prolétaires foulés aux pieds [14].
L'initiative doit en être laissée aux Français [16]
A) Pourquoi les ouvriers d'Europe se mêlent-ils de cette question ? En premier lieu, parce que les écrivains et agitateurs bourgeois sont convenus de faire une conspiration du silence sur ce sujet, quoiqu'ils prétendent prendre sous leur protection toutes les sortes de nationalités sur le continent, et même l'Irlande. Ensuite, parce que les aristocrates aussi bien que les bourgeois considèrent comme leur dernier rempart contre la vague montante de la classe ouvrière le sinistre pouvoir asiatique, qui se trouve à l'arrière-plan de la politique européenne. Or, cette puissance ne peut être véritablement brisée que par la restauration de la Pologne sur une base démocratique.
B) La situation ayant changé maintenant en Europe centrale, notamment en Allemagne, une Pologne démocratique est plus nécessaire que jamais. Sans elle, l'Allemagne deviendra l'avant-poste de la Sainte-Alliance, à moins qu'elle ne devienne l'alliée d'une France républicaine. Le mouvement ouvrier en sera continuellement troublé, entravé et retardé, tant que cette grande question ne sera pas résolue.
C) Il est spécialement du devoir de la classe ouvrière allemande de saisir l'initiative de cette question, car l'Allemagne s'est rendue coupable du démembrement de la Pologne [17].
Laissée à l'initiative des Français [19].
Notes
[1] À la séance du Conseil central du 17
juillet 1866 Marx aborda la discussion sur les questions à
mettre à l'ordre du jour du premier congrès de
l'Internationale. Les débats à ce sujet se poursuivront
tant au Conseil central qu'au sous-comité du 28 septembre
au 14 août. Sous forme d'instructions aux délégués du
Conseil central au congrès; Marx sera chargé de rédiger le
texte du programme qui devait en résulter et dont le Congrès de
Genève tira ses principales résolutions.
Dans une lettre à Kugelmann du 9
octobre 1866, Marx s'explique lui-même sur ses intentions :
« J'avais de vives appréhensions pour le premier
congrès de Genève. Mais, en somme, il a dépassé, en bien, mes
attentes. Son effet en France, en Angleterre et en Amérique a
été inespéré. Je ne pouvais ni ne voulais m’y rendre,
mais j'ai rédigé le programme des délégués de Londres.
J'ai limité à dessein ce programme aux points qui
permettent d'obtenir un accord immédiat et une action
commune des ouvriers, de manière à donner un aliment et une
impulsion directe aux exigences de la lutte de classe et à
l’organisation des ouvriers en classe. »
Soixante délégués, dont quarante représentaient les
diverses sections et quinze les sociétés adhérentes, prirent
part au Congrès de Genève. Les proudhoniens, qui disposaient du
tiers des voix, présentèrent un programme séparé sur tous les
points de l'ordre du jour. Le Congrès adopta six des neuf
points des « Instructions » de Marx sous forme de
résolutions : la combinaison internationale des efforts, par le
moyen de l'association, pour la lutte du travail contre le
capital ; la limitation des heures de travail ; le travail
des enfants et des femmes ; le travail coopératif, les
syndicats, et les armées permanentes. Sur la Pologne, on adopta
la résolution de compromis de Johann Philipp Becker. Enfin, le
Congrès de Genève ratifia les statuts et le règlement de
l'Association internationale des travailleurs,
élaborés par Marx.
[2] Le principe démocratique est appliqué de manière purement formelle, a posteriori pour ainsi dire, puisque les membres du Conseil central se recrutent par cooptation selon les besoins et les tâches à remplir.
[3] Ce poste était purement artificiel, et
ce fut Marx qui le fit supprimer : « À propos de
l'Internationale, le poste de président a été aboli à ma
demande, alors qu'Odger était sur le point d'être
réélu. » (Marx à Engels, 4 octobre 1867.) Odger se
comporta indignement à l'occasion de la Commune, et dans
son exposé contre Odger à la réunion du Conseil général du 1°
août 1871, Marx dit : « Au cours des cinq dernières
années, Mr Odger a complètement ignoré l'Internationale et
n'a jamais rempli les devoirs de sa charge. Le poste de
président du Conseil général a été supprimé par le Congrès,
parce qu'il était inutile et purement fictif. Mr Odger a
été le premier et le seul président de l'Internationale. Il
n'a jamais rempli ses devoirs et le Conseil général a très
bien pu agir sans lui, c'est pourquoi le poste de président
a été supprimé. » (Marx-Engels, La Commune de 1871,
10/18, p. 153, 160-162.)
La décision de supprimer le poste de président fut
prise au Conseil général, le 24 septembre 1867, et Marx proposa
qu'à chaque réunion on choisisse un président de séance. La
décision de la suppression de ce poste fut ratifiée par le
Congrès de Bâle en septembre 1869.
[4] Le Courrier international introduisit ici le paragraphe suivant, d'inspiration démocratique : « Le comité permanent, formant en fait l'exécutif du Conseil central, sera choisi par le Congrès ; la fonction de chacun de ses membres sera déterminée par le Conseil central. »
[5] Cette tâche est encore le signe de la volonté de Marx de développer au maximum l'activité autonome du prolétariat. C'est l'intérêt ‑ et non le moindre ‑ de cette enquête établie d'après le schéma exposé dans Le Capital sur les conditions de vie et de travail des ouvriers, en se basant sur les rapports des inspecteurs de fabrique anglais. Ce faisant, les ouvriers eussent pu dégager une vision précise de leur situation, afin d'agir en connaissance de cause dans le sens de leur émancipation. La question portait, en effet, leur attention sur les conditions particulières de travail de chacun, ainsi que sur ses imbrications complexes avec le cadre tout entier du système immédiat d'exploitation.
[6] Lors des débats sur la limitation du temps de travail, le proudhonien Fribourg de Paris dit « qu'il ne demande pas une réduction semblable, la délégation parisienne demande seulement que le travail des ouvriers ne soit pas défavorable au développement naturel de leurs facultés et aptitudes, et qu'il ne croit pas qu'il soit possible d'établir aucune réglementation à ce sujet » (Cf. La I° Internationale, recueil de documents publiés sous la direction de Jacques Freymond, E. Droz, Genève, 1962, t. I, p. 49.) Cette science de politique sociale trouvera son apogée à Saragosse, au printemps 1872, dans le refus de discuter de la journée de travail de huit heures, « parce qu'elle est une limitation au grand but, l'abolition du salariat, c’est-à-dire de l'identité du consommateur, du producteur et du capitaliste amenée par la coopération » (ibid., p. 46).
[7] Tandis que Marx part des données
réelles de la société capitaliste pour établir les
revendications matérielles des ouvriers, comme il part de
l'acquis de la production capitaliste (grande industrie,
échanges internationaux des produits, travail associé des
producteurs et des machines, application de la science à
l'activité productive, etc.) pour déterminer la nature des
rapports sociaux de la société socialiste, les proudhoniens
partent d'idées préconçues, découlant de la production
idyllique de l'artisanat patriarcal de l'époque
précapitaliste, pour prôner un socialisme petit-bourgeois
réactionnaire.
À propos du travail des femmes et des enfants les
citoyens Chemalé, Fribourg, Perrachon, Camélinat firent la
proposition philistine suivante :
« Au point de vue physique, moral et social, le
travail des femmes et des enfants dans les manufactures doit
être énergiquement condamné en principe comme une des causes
les plus actives de la dégénérescence de l'espèce humaine
et comme un des plus puissants moyens de démoralisation mis en
œuvre par la caste capitaliste.
« La femme n'est point faite pour travailler
[sic] ; sa place est au foyer de la famille, elle est
l'éducatrice naturelle de l'enfant, elle seule peut le
préparer à l'existence civique, mâle et libre [sic]. » (Cf.
ibid., p. 50.)
[8] Tous ces développements correspondent à l'exposé du Capital, livre I, chap. XV, sur la législation de fabrique (Éd. sociales, t. III, p. 159-178). La liaison entre les travaux théoriques de Marx et son activité militante est évidente. Mieux : dans cette partie du Capital, Marx établit la synthèse de ce que seront le travail humain et l'éducation dans la société communiste à partir des conditions créées par la grande production capitaliste, ainsi que comme résultat des luttes revendicatives exemplaires du prolétariat anglais pour des conditions de vie et de travail meilleures. De cette synthèse, Marx déduit ensuite les mots d'ordre pratiques de revendication et d'organisation du prolétariat international. La théorie est inséparable, à tous ses stades, de la pratique.
[9] Ces données concrètes correspondent évidemment au développement des forces productives du siècle dernier.
[10] Au centre de la transformation économique du mode de production actuel en mode de production communiste, fondé sur le travail associé des libres producteurs, il y a la question fondamentale de l'État politique qu'il faut briser et remplacer provisoirement par un autre jusqu'à ce que les superstructures politiques bourgeoises d'oppression aient été définitivement balayées dans le monde. La même exigence se pose pour les soviets, conseils de fabrique ou comités d'autogestion, qui ne peuvent transformer véritablement l'économie qu'après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
[11] Les proudhoniens n'avaient aucune vision de classe sur cette question et ignoraient donc toute action (et organisation) du prolétariat par les syndicats, comme en témoigne leur contre-proposition au Congrès de Genève : « Dans le passé, les sociétés ouvrières, avec le système des corporations et des maîtrises, c'était l'esclavage pour le travailleur ; aujourd'hui, la situation est l'insolidarité et l'anarchie. L'avenir doit réaliser l'identité de ces trois termes : travailleur, capitaliste et consommateur ; l'ouvrier doit devenir le propriétaire de son produit. » (Ibid., p. 72.) Et « la grève est loin d'être la solution du problème social ; le but poursuivi par l'Association est la suppression du salariat, à quoi l'on ne pourra arriver que par l'association, et surtout par l'association coopérative » (ibid., p. 71).
[12] Au printemps 1865, à l'initiative du Conseil central de l'A. I. T., fut fondée la Ligue nationale pour la réforme qui devait inciter les syndicats à abandonner autant que possible leur apolitisme traditionnel. Cette Ligue renouait avec les principes démocratiques du chartisme. Elle poursuivit l'activité, du prolétariat anglais dans le domaine politique en empêchant une intervention militaire de la bourgeoisie aux côtés des esclavagistes sudistes durant la guerre de Sécession.
[13] C'est après la guerre civile aux États-Unis (1861-1865) que se développa le mouvement revendicatif ouvrier en Amérique. Celui-ci se concentra sur l'objectif de la journée de travail de huit heures, avec les Eight-Hour Leagues dont les ramifications s'étendirent à presque tout le pays. L'Union nationale des ouvriers se greffa sur ce mouvement et, à son Congrès de Baltimore d'août 1866, elle proclama que la revendication de la journée de travail de huit heures était la condition préalable de l'émancipation ouvrière du joug capitaliste.
[14] En une formule ramassée, Lénine a tiré
la conclusion de l'œuvre de la I° Internationale sur
ce point : « L'idée que la lutte de classe unitaire doit
nécessairement lier en elle la lutte politique
et économique est passée depuis dans
la chair et le sang de la social-démocratie
internationale. »
Au Congrès de Genève, les anciens de la Ligue des
communistes menèrent la lutte aux côtés des délégués anglais du
Conseil général et des syndicats pour défendre les thèses de
Marx contre les attaques des proudhoniens français et suisses,
qui représentaient les aspirations des travailleurs
parcellaires, artisans et petits paysans, dont la seule vision
collective est la coopérative de production locale.
[15] Les deux points 7 et 8 appellent des
solutions établies par des idéologues créateurs de systèmes et
permettant de résoudre la « question sociale » grâce à une
panacée, et non grâce à l'action concertée des classes
ouvrières sur le terrain réel du développement économique et
social. Marx dit d'emblée, comme pour le système des
coopératives, que les véritables changements s'effectuent
par la lutte des classes.
À côté de l'Angleterre, pays le plus avancé du
capitalisme, et donc aussi sa classe ouvrière, l'autre
citadelle de la Ire Internationale a été la Suisse
petite-bourgeoise des coopératives. Sa population multilingue,
sa situation entre la France bonapartiste et les pays où le
problème des nationalités se posait encore avec acuité ainsi
que les libertés d'association qui y existaient firent de
ce pays le centre politique de l'Europe continentale et le
modèle d’une fédération opposée à la centralisation. Au
début de 1866, la section allemande du comité central de Genève
prit en charge les affaires ouvrières d'Allemagne :
des sociétés allemandes et autrichiennes s'affilièrent au
comité de langue allemande à Genève. De même, Genève fut le
centre d'organisation et d'agitation pour le Jura
français, et son influence s'exerça jusqu'à Lyon et
Marseille. De nombreux réfugiés politiques petits-bourgeois,
luttant pour les droits nationaux de la Hongrie, de
l'Allemagne, du Danemark, de la Suède, de l'Italie,
etc., se trouvaient en Suisse, mêlant l'agitation pour la
liberté, la démocratie et les droits du citoyen à
l'agitation sociale.
Finalement, l'opposition entre les forces
prolétariennes et les forces petites-bourgeoises se
cristallisera autour de Londres et de Genève, et les marxistes
appuyés sur les syndicats affronteront les anarchistes appuyés
sur les coopératives.
Très tôt déjà, la Suisse s'était opposée aux
tentatives de constitution du prolétariat sur des positions de
classe. Par exemple, en août 1869, lorsque se créa le Parti
ouvrier social-démocrate allemand, le comité central de Genève
s'opposa à sa formation en organisation politique stable,
en arguant que « le champ d'action de la direction
nationale ne doit pas se borner aux frontières de l'État,
mais s'étendre selon l'usage de la langue », pour
justifier ses empiètements et ses projets de société de
propagande fluide ayant comme base organisationnelle les
sociétés coopératives. Sur ce point, il rejoignait les
positions lassalléennes.
[16] Dans sa lettre à Kugelmann, du 9
octobre 1866, Marx dit à ce propos :
« Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des
phrases proudhoniennes les plus creuses. Ils bavardent de
science et ne savent rien. Ils dédaignent toute action
révolutionnaire, qui jaillisse de la lutte de classe elle-même,
et tout mouvement concentré, social, donc réalisable aussi par
des moyens politiques (par exemple, la diminution légale de la
journée de travail). Sous le prétexte de la liberté et de
l'antigouvernementalisme, ou de l'individualisme
anti-autoritaire, ces messieurs, qui ont supporté et supportent
allégrement depuis seize ans le plus misérable despotisme, ne
prêchent en fait que l'économie bourgeoise la plus
ordinaire, idéalisée seulement de manière proudhonienne.
Proudhon a causé un mal terrible. Son semblant de critique et
son apparente opposition aux utopistes ‑ alors que
lui-même n'est qu'un utopiste petit-bourgeois, alors
que les utopies d'un Fourier ou d'un Owen sont le
pressentiment et l'expression imaginaire d'un monde
nouveau ‑ ont d'abord séduit et corrompu la
« jeunesse brillante » et les étudiants, puis les
ouvriers, les Parisiens qui, en tant qu'ouvriers de luxe,
restent sans le savoir fortement attachés à toutes ces choses
du passé. Ignorants, vaniteux, arrogants, bavards, emphatiques,
enflés, ils étaient sur le point de tout gâter, car ils étaient
venus en nombre au congrès, nombre qui ne correspondait
nullement à celui de leurs adhérents. En sous-main, je leur
donnerai sur les doigts dans le rapport.
« Le congrès des ouvriers américains, qui
s'est tenu au même moment à Baltimore, m'a causé
beaucoup de joie : ici, le mot d'ordre était
l’organisation de la lutte contre le capital, et ‑
chose remarquable ‑ la plupart des revendications que
j'avais rédigées pour Genève ont été également posées
là-bas, par le sûr instinct des travailleurs.
« La Ligue nationale pour la réforme, que notre
Conseil général (où j'ai pris une grande part) a appelé à
la vie, prend maintenant des dimensions immenses et
irrésistibles. Je suis toujours demeuré en coulisse, et je
n'ai plus à m'occuper de l'affaire à présent
qu'elle suit son train. »
[17] Marx reprend ici l'un des points
qui dominent toute la politique extérieure objective de
l'Europe du siècle dernier. Ce point, qui avait fourni
l'occasion aux classes ouvrières d'Europe de se
constituer en classe internationale, avec la création de la
Ire Internationale, est repris ici par Marx pour
être soumis à la discussion du congrès, dont la politique doit
s'inscrire dans la vision générale développée à la fin de
l'« Adresse inaugurale » de l'A. I. T. Cette
question concrète et brûlante divisa au plus haut point le
congrès en avivant tous les antagonismes existant au sein de
l'Internationale. Au nom de la délégation française ‑
qui avait pourtant participé deux ans auparavant au meeting
polonais à Londres ‑, Fribourg déposa une motion
déclarant que le parti ne devait pas prendre position dans « la
question embrouillée des nationalités » qui est une question
politique, mais admit que « les membres allemands et suisses
aient cependant la faculté de signer la proposition ‑ de
compromis ‑ de Becker en faveur de la reconstitution de
la Pologne ».
C'est sur ce point qu'apparaît le plus
visiblement l'immaturité sociale et politique des
participants du congrès : tout le siècle fut pourtant rempli et
dominé par les luttes pour la formation des États nationaux
modernes en Europe. Cette faiblesse se retrouva dans la
IIe Internationale et la social-démocratie
allemande, qui ne surent pas utiliser l'immense héritage
politique de Marx-Engels sur l'impérialisme. De fait,
celle-ci succomba au moment du heurt impérialiste de 1914.
Cette incapacité politique empêcha les social-démocrates de
lire dans le sous-sol social les forces réelles qui firent
échouer les tentatives du prolétariat international à
l'heure décisive de la crise mondiale.
[19] Aux yeux de Marx-Engels, la question
militaire est toujours l'une des plus épineuses qui soient.
En effet, elle exige, d'une part, un maximum de sens de
classe pour ne pas tomber dans les excès du militarisme
bourgeois, d’autre part, une vision aiguë du
développement de la politique de la société en général. Dans
ces conditions, on comprend que Marx se soit limité dans ses
instructions à des directives générales, au demeurant fort
claires, toujours antipacifistes.
En fait, au moment du congrès, la guerre
austro-prussienne venait tout juste de s'achever, et
Marx-Engels savaient fort bien qu'elle était le prélude à
des conflits autrement plus graves. Au lieu de considérer ces
guerres de manière dialectique, avec leur côté positif et leur
côté négatif, les Français se lancèrent dans des grandes
phrases sur les « tyrans ».
[19] La question des idées religieuses « et leur influence sur le développement social, politique et intellectuel » donna lieu, elle aussi, à un flot de paroles et d'éloquence.