1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le Parti à contre-courant (1850-1863)
Le rideau tomba sur la première période du mouvement autonome des ouvriers allemands en 1852, lorsque furent condamnés les communistes de Cologne [1]. Cette période a pratiquement sombré dans l'oubli aujourd'hui. Et pourtant ce mouvement tint de 1836 à 1856 et, du fait de l'éparpillement des ouvriers allemands à l'étranger, il retentit sur tous les pays du monde civilisé. Mais ce n'est pas tout. L'actuelle Internationale est au fond la continuation directe du mouvement allemand d'alors, qui fut en somme la première organisation ouvrière internationale, dont sont issus de nombreux militants qui jouèrent un rôle directeur dans l'Association internationale des travailleurs. De même, les principes théoriques que, dans le Manifeste du parti communiste de 1848, la Ligue des communistes inscrivit sur son étendard forment aujourd'hui, pour tout le mouvement prolétarien d'Europe et d'Amérique, le moyen de liaison international le plus puissant.
Il n'existe jusqu'ici qu'une seule source importante pour l'histoire homogène de ce mouvement : le livre noir, de Wermuth et Stieber, intitulé Les Conjurations communistes du XIXe siècle, Berlin, deux volumes, 1853 et 1854 [2]. Ce factum, élucubré par deux des plus misérables fripouilles policières de notre siècle, n'est qu'un ramassis de mensonges et fourmille de faux volontaires. C'est pourquoi il sert aujourd'hui encore de référence suprême pour tous les écrits non communistes sur cette période.
La seule contribution que je puisse y donner, c'est une esquisse qui, à vrai dire, ne se rapporte qu'à la Ligue et représente le strict nécessaire à l'intelligence des Révélations [3]. J'espère qu'il me sera possible un jour de mettre en forme la riche documentation que, Marx et moi, nous avons réunie pour servir à l'histoire de cette glorieuse période de jeunesse du mouvement ouvrier international.
Des réfugiés allemands fondèrent en 1834, à Paris, l'association démocratique et républicaine des « Bannis », dont les éléments les plus extrêmes, en majeure partie prolétariens, firent scission en 1836 pour créer une organisation nouvelle, secrète : la Ligue des justes. L'association-mère, où étaient restés les bonnets de nuit à la Jacques Venedey, s'endormit bientôt complètement : lorsqu'en 1840 la police en éventa quelques sections en Allemagne, ce n'était plus qu'une ombre à peine. La nouvelle Ligue, en revanche, eut un développement relativement rapide. Ce fut pour commencer un rejeton allemand du communisme ouvrier français, inspiré de réminiscences babouvistes, qui refleurissait à cette même époque à Paris : la communauté des biens était exigée comme conséquence nécessaire de l'égalité. Les buts en étaient ceux des sociétés parisiennes secrètes de cette époque, à mi-chemin entre l'association de propagande et la société de conjuration, Paris restant cependant toujours le centre de l'activité révolutionnaire, bien que l'on n'excluât nullement, à l'occasion, la préparation d'un putsch en Allemagne. Quoi qu'il en soit, comme Paris restait le champ de bataille décisif, la Ligue n'était alors, en fait, qu'une section allemande des sociétés secrètes françaises, notamment de la Société des saisons dirigée par Barbès et Blanqui, avec laquelle elle était en relations étroites. Les Français lancèrent une grande action le 12 mai 1839 : les sections de la Ligue y participèrent et furent donc entraînées dans la défaite commune.
Parmi les Allemands, on avait arrêté notamment Karl Schapper et Heinrich Bauer ; après une détention assez longue, le gouvernement de Louis-Philippe se contenta de les expulser. Tous deux se rendirent à Londres.
Karl Schapper, originaire de Weilburg (Nassau), participa en 1832, alors qu'il étudiait les sciences sylvicoles, à la conspiration ourdie par Georges Büchner. Il prit part, le 3 avril 1833, à l'assaut de la Garde du Constable de Francfort [4], réussit à passer à l'étranger et participa, en février 1839, à l'expédition de Mazzini en Savoie [5]. D'une taille de géant, décidé et énergique, toujours prêt à mettre en jeu son existence et à sacrifier ses intérêts matériels, il était le modèle du révolutionnaire professionnel tel qu'il apparaît dans les années 1830. Malgré une certaine lourdeur de pensée, il était ouvert à une vision théorique plus juste comme le démontre l'évolution qu'il a suivie entre l'époque où il était un « démagogue [6] » et celle où il devint communiste : une fois une leçon assimilée, il s'y accrochait avec d'autant plus d'entêtement. Tout cela explique que sa passion révolutionnaire l'emportait parfois sur sa raison, mais il a toujours fini par comprendre son erreur, et n'hésitait pas à le reconnaître. C'était un homme dans toute la force du terme, et sa contribution à la création du mouvement ouvrier allemand restera inoubliable.
Heinrich Bauer, de Franconie, était cordonnier. Il avait un esprit vif, éveillé, et était plein de malice. Beaucoup de finesse et de décision se cachait dans cet homme de petite taille.
Réfugié à Londres, il y rencontra Schapper, qui avait été typographe à Paris et essayait maintenant de gagner sa vie comme professeur de langues. Ensemble, ils renouèrent les fils rompus de l'organisation, et firent de Londres le centre de la Ligue. L'horloger Joseph Moll, originaire de Cologne, les rejoignit à Londres, s'il ne l'avait déjà fait à Paris. C'était un hercule de taille moyenne ‑ combien de fois lui et Schapper n'ont-ils pas défendu victorieusement la porte d'une salle de réunion contre la poussée de cent adversaires ! ‑ et, s'il égalait ses deux compagnons pour ce qui est de l'énergie et la décision, il les surpassait tous deux en intelligence théorique. Il était non seulement un diplomate né, comme le prouve le succès des nombreuses missions dont il fut chargé, mais il était encore, plus que tous les autres, ouvert aux idées théoriques. À Londres, en 1843, je fis leur connaissance à tous trois : ils étaient les premiers prolétaires révolutionnaires que j'aie rencontrés. Certes, nos conceptions divergeaient alors sur quelques points de détail, mais j'opposais à leur communisme égalitaire borné [7] une bonne part d'orgueil philosophique non moins borné. Quoi qu'il en soit, je n'oublierai jamais l'impression énorme que ces trois hommes véritables firent sur moi alors que j'étais seulement en train de devenir un homme.
À Londres ‑ comme en Suisse, mais dans une mesure moindre ‑, ils profitèrent de la liberté d'association et de réunion. Dès le 7 février 1840, ils fondèrent l'Association allemande pour la formation des ouvriers [8] qui existe encore aujourd'hui. Cette association servit à la Ligue de terrain de recrutement et, comme toujours, les communistes étant les militants les plus actifs et les plus intelligents sa direction aboutit tout naturellement entre les mains de la Ligue, qui eut bientôt à Londres plusieurs communes ou, comme on disait alors, « ateliers ». Cette tactique qui s'imposait d'elle-même, on la suivit aussi en Suisse et ailleurs. Partout où il était possible de fonder des associations ouvrières, on les utilisa de cette façon. Dans les pays où la loi l'interdisait, on contactait les sociétés de gymnastique, de chant, etc.
La liaison était essentiellement maintenue par les compagnons qui allaient de ville en ville pour leur métier et qui, en cas de besoin, jouaient le rôle d'émissaires. À tous les points de vue, la Ligue fut grandement aidée par les sages gouvernements qui, en expulsant tout ouvrier indésirable ‑ et neuf fois sur dix c'était un membre de la Ligue ‑, en faisaient un émissaire.
La Ligue ainsi reconstituée prit une extension considérable. En Suisse notamment, Weitling, August Becker ‑ cerveau peu commun, mais qui, comme tant d'Allemands, fut victime de son inconsistance intérieure ‑ et d'autres avaient créé une organisation affiliée plus ou moins au réseau communiste de Weitling. Ce n'est pas le lieu ici de critiquer la conception communiste de Weitling. Mais, pour ce qui est de son importance en tant que première manifestation théorique indépendante du prolétariat allemand, je souscris aujourd'hui encore à l'appréciation de Marx dans le Vorwärts de Paris, en 1844 : « Jamais la bourgeoisie allemande ‑ ses philosophes et savants y compris ‑ n'a écrit sur l'émancipation de la bourgeoisie, soit l'émancipation politique, un ouvrage comparable à celui de Weitling sur les Garanties de l'harmonie et de la liberté. Si l'on compare la médiocrité froide et plate de la littérature politique allemande avec le gigantesque et éclatant début littéraire des ouvriers allemands, si l'on compare ces bottes de géant de l'enfant prolétaire avec les chaussures de nain déjà éculées de la bourgeoisie allemande, on ne peut que prédire une figure athlétique au cendrillon allemand [9]. »
Le prolétariat allemand possède aujourd’hui cette taille de géant, et il n'a pas fini de grandir.
Il existait également en Allemagne de nombreuses sections qui, par la force des choses, avaient un caractère plus éphémère. Mais celles qui naissaient faisaient plus que compenser celles qui disparaissaient. Ce ne fut qu'au bout de sept ans, fin 1846, que la police de Berlin (Mentel) et de Magdebourg (Beck) tomba sur les traces de la Ligue, mais fut incapable de les suivre très loin.
À Paris, où il vivait en 1840 avant son séjour en Suisse, Weitling regroupa les éléments dispersés.
Le noyau de la Ligue était formé par les ouvriers tailleurs allemands qui travaillaient partout, en Suisse, à Londres aussi bien qu'à Paris. Dans cette dernière ville, la langue allemande était si courante dans ce corps de métier qu'un tailleur norvégien, qui, en 1846, était passé directement par mer de Drontheim en France, apprit, en dix-huit mois, fort bien l'allemand, mais ne sut jamais dire un mot de français. En 1847, deux des communes de Paris se composaient essentiellement de tailleurs, et une autre d'ouvriers ébénistes.
Depuis que le centre de gravité était passé de Paris à Londres, un autre phénomène apparaissait de plus en plus clairement : d'allemande la Ligue devenait progressivement internationale. L'Association ouvrière était le lieu de rencontre non seulement des Allemands et des Suisses, mais encore d'adhérents de toutes les nationalités qui se servaient de la langue allemande dans leurs relations avec les étrangers, notamment des Scandinaves, des Hollandais, des Tchèques, des Slaves du Sud, ainsi que des Russes et des Alsaciens. En 1847, il y avait, entre autre, un grenadier de la Garde anglaise qui assistait régulièrement aux réunions en uniforme. L'organisation s'appela bientôt Association communiste des ouvriers allemands, et les cartes d'adhésion portaient la mention : « Tous les hommes sont frères », en une bonne vingtaine de langues écrites non sans quelques fautes par-ci par-là. À l'exemple de l'Association publique, la Ligue secrète prit un tour plus international, d'abord en un sens encore limité ‑ le fait des diverses nationalités de ses membres et la conscience de ce que toute révolution devait être européenne pour triompher. On n'alla pas plus loin, mais la base était jetée.
Des liaisons étroites se nouèrent avec les révolutionnaires français, par le truchement des militants qui avaient participé à la journée du 12 mai 1839 et avaient dû se réfugier à Londres après leur échec. Puis ce furent des contacts avec les Polonais de l'aile la plus radicale. Comme il est normal, l'émigration polonaise officielle ainsi que Mazzini étaient plutôt des adversaires que des alliés de la Ligue. En raison du caractère spécifiquement anglais de leur agitation, les chartistes anglais étaient alors négligés, étant considérés comme non révolutionnaires. Ce n'est que plus tard, par mon intermédiaire, que les dirigeants londoniens de la Ligue entrèrent en liaison avec eux.
À d'autres égards encore, la Ligue changea de caractère au fur et à mesure des événements. Bien que l'on considérât toujours ‑ à juste titre d'ailleurs, à cette époque ‑ Paris comme la ville-mère de la révolution, on s'était libéré de la tutelle des conspirateurs parisiens. À mesure que la Ligue gagnait du terrain, la conscience politique de ses membres s'élevait. On sentait que l'on plongeait des racines de plus en plus profondes dans la classe ouvrière allemande, et que ces ouvriers étaient appelés historiquement à devenir le porte-drapeau de la génération suivante des ouvriers du nord et de l'est de l'Europe. On avait en Weitling un théoricien communiste que l'on pouvait comparer en tous points à ses homologues français de l'époque. Enfin, on avait appris, grâce à l'expérience du 12 mai, qu'il fallait renoncer pour le moment aux tentatives de putsch. Même si l'on continuait de voir en chaque événement l'indice d'une tempête imminente et si l'on s'en tenait en général aux anciens statuts de caractère mi-conspiratif, la faute en était surtout à l'ancien esprit de contestation révolutionnaire qui commençait cependant à faire place à une compréhension nouvelle plus large et plus profonde.
En revanche, la doctrine sociale de la Ligue, toute imprécise qu'elle fût, contenait une très grave lacune, due aux conditions mêmes de l'époque. Ses adhérents, ceux du moins qui étaient des travailleurs, étaient presque exclusivement des artisans proprement dits. Même dans les très grandes villes de l'époque, le patron qui les exploitait n'était la plupart du temps qu'un petit maître-artisan. C'est à peine que naissait à Londres l'exploitation de la couture en grand, ce que l'on appelle la confection, avec la transformation du métier en industrie à domicile pour le compte d'un grand capitaliste. Bref, d'une part, l'exploiteur de ces artisans était un petit patron, d'autre part, chacun pouvait espérer se transformer lui-même un jour en petit patron. C'est pourquoi les artisans allemands de ce temps-là étaient encore infestés d'une foule d'idées héritées des anciennes corporations. Ce qui fait leur plus grand honneur, c'est que, eux, qui n'étaient pas encore des prolétaires dans toute l'acception du terme, mais un prolongement de la petite bourgeoisie en train d'évoluer vers le prolétariat moderne sans être encore en opposition directe avec la bourgeoisie, c'est-à-dire le grand capital, c'est que ces artisans aient été capables d'anticiper instinctivement leur développement futur et de se constituer en parti du prolétariat, bien que ce ne fût pas encore avec une pleine conscience.
Il était donc inévitable que leurs vieux préjugés d'artisans vinssent à tout moment leur faire quelque croche-pied, notamment lorsqu'il s'agissait de critiquer les divers aspects de la société existante, c'est-à-dire de saisir les faits économiques. Je ne crois pas qu'à cette date la Ligue ait compté un seul membre ayant jamais lu un traité d'économie politique. Mais cela ne provoqua pas de désastre : pour l'heure, l' « égalité », la « fraternité » et la « justice » étaient d'un bon secours pour franchir les obstacles sur le plan théorique.
Dans l'intervalle, il s'était développé, à côté du communisme de la Ligue et de Weitling, un autre communisme, tout à fait différent. À Manchester, je me trouvais nez à nez avec les réalités économiques auxquelles les historiens n'ont jusqu'ici attribué qu'un rôle tout à fait mineur, quand ils leur en attribuaient un. De fait, elles constituent, du moins dans le monde moderne, une puissance historique décisive, puisqu'elles représentent le fondement sur lequel s'élèvent les actuels antagonismes de classe qui, dans les pays où la grande industrie en a suscité le plein épanouissement, comme en Angleterre notamment, représentent à leur tour la base de formation des partis politiques, des luttes de parti et, en conséquence, de toute la vie politique.
Non seulement Marx avait abouti à la même conception, mais dès 1844 il l'avait systématisée dans les Annales franco-allemandes [10]. En général, ce n'est pas l'État qui conditionne et règle la société bourgeoise, mais la société bourgeoise qui conditionne et règle l'État, de sorte qu'il faut expliquer la politique et l'histoire par les conditions économiques et leur développement, et non l'inverse. Lorsqu'en été 1844 je rencontrai Marx à Paris, nous constatâmes que nous étions en accord complet sur tous les problèmes théoriques, et c'est de là que date notre collaboration. Quand nous nous retrouvâmes à Bruxelles au printemps 1845, Marx avait déjà construit toute sa théorie matérialiste de l'histoire sur les principes énoncés ci-dessus, et il ne nous restait plus qu'à nous mettre en devoir d'expliciter la nouvelle conception dans les détails et dans les directions les plus diverses.
Or, il se trouve que cette découverte révolutionnaire pour la science historique, due pour l'essentiel à Marx et pour une très faible part à moi, avait une importance directe pour le mouvement ouvrier de l'époque. Le communisme chez les Français et les Allemands, et le chartisme chez les Anglais n'apparaissaient plus dès lors comme le simple fait du hasard, comme quelque chose qui aurait aussi bien pu ne pas se produire. Au contraire, ces mouvements se présentèrent comme le mouvement de la classe opprimée des temps modernes, du prolétariat, comme les formes plus ou moins développées de sa lutte historiquement inévitable contre la bourgeoisie, comme les formes de la lutte des classes qui désormais se distinguent de toutes les anciennes luttes de classes sur ce point précis : l'actuelle classe opprimée ne peut réaliser son émancipation sans émanciper en même temps toute la société de la division en classes, donc mettre fin à la lutte des classes. Communisme ne signifie plus désormais élucubration par un effort d'imagination d'un idéal de société aussi parfaite que possible, mais compréhension de la nature, des conditions de la lutte prolétarienne et des buts généraux qui en découlent.
Cependant, nous n'avions absolument pas l'intention de chuchoter, par le truchement de gros volumes, ces nouveaux résultats scientifiques aux oreilles du monde savant. Au contraire. Tous deux, nous étions déjà profondément engagés dans le mouvement politique, nous avions certains contacts avec des intellectuels, dans l'ouest de l'Allemagne notamment, et une solide liaison avec le prolétariat organisé. Notre tâche était de donner une base scientifique à notre conception. Mais il ne nous importait pas moins de gagner à notre conviction le prolétariat européen, et pour commencer celui d'Allemagne. Après que nous eûmes clarifié les idées pour nous-mêmes, nous nous mîmes à l'ouvrage. À Bruxelles, nous fondâmes une association ouvrière allemande, et nous nous emparâmes de la Deutsche Brüsseler Zeitung [11], dont nous fîmes notre porte-parole jusqu'à la révolution de février. Nous nouâmes des liaisons avec la fraction révolutionnaire des chartistes anglais par le truchement de Julian Harney, rédacteur de l'organe central du mouvement chartiste, The Northern Star [12], auquel je collaborais. De même, nous avions formé une sorte de cartel avec les démocrates bruxellois (Marx était vice-président de la Société démocratique) et les social-démocrates français de La Réforme[13] dans laquelle je publiais des informations sur les mouvements anglais et allemands. En somme, nos liaisons avec les organisations et la presse radicales et prolétariennes comblaient nos vœux.
En ce qui concerne la Ligue des justes, notre position était la suivante. Nous connaissions bien entendu l'existence de la Ligue : en 1843, Schapper m'avait proposé d'y adhérer, mais j'avais alors, cela va de soi, décliné son offre. Cependant, nous entretînmes non seulement une correspondance suivie avec le groupe de Londres, mais nous gardions encore des relations étroites avec le docteur Ewerbeck, qui dirigeait alors les communes parisiennes. Même si nous ne nous préoccupions pas des affaires particulières de la Ligue, nous étions au courant de tout ce qui s'y passait d'important. En outre, nous influions, par la parole, la correspondance et la presse, sur les conceptions théoriques des membres les plus importants de la Ligue. Lorsqu'il s'agissait des affaires internes du parti communiste en formation, nous utilisions le système des circulaires par procédé lithographique, afin d'informer tous nos amis et correspondants dans le monde. Il nous arrivait parfois dans ces circulaires de mettre en cause la Ligue elle-même. Par exemple, un jeune intellectuel de Westphalie ‑ Hermann Kriege ‑ qui alla en Amérique et s'y présenta comme émissaire de la Ligue. S'étant associé avec un vieux fou du nom de Harro Harring pour révolutionner l'Amérique par le truchement de la Ligue, il fonda un journal [14] et prêcha, au nom de la Ligue, un communisme tout pétri d'amour, débordant même d'amour et farci de rêverie amoureuse. Nous y allâmes de notre circulaire qui ne manqua pas de produire son effet : la Ligue fut débarrassée de Kriege [15].
Plus tard, Weitling vint à Bruxelles. Mais ce n'était plus le jeune et naïf compagnon tailleur, tout étonné de son propre talent, qui cherchait à se faire une image claire de ce que pouvait être la société communiste. C'était le grand homme persécuté par les envieux en raison de sa supériorité. Il flairait partout des rivaux, des ennemis cachés et des pièges. C'était le prophète, traqué de pays en pays, qui avait en poche une recette toute prête pour réaliser le paradis sur terre, et s'imaginait que chacun ne songeait qu'à lui voler sa panacée. À Londres, il s'était déjà brouillé avec les membres de la Ligue. De même, à Bruxelles, où notamment Marx et sa femme lui témoignèrent une amitié mêlée d'une patience surhumaine. Mais il ne pouvait s'entendre avec personne. Aussi finit-il par se rendre en Amérique pour y mettre à l'épreuve ses idées de prophète.
Toutes ces circonstances contribuèrent à opérer sans bruit une révolution au sein de la Ligue, et notamment parmi les dirigeants de Londres. Ceux-ci se rendaient de plus en plus compte des insuffisances des anciennes conceptions du communisme simplement égalitaire des Français aussi bien que du communisme préconisé par Weitling. La tentative de Weitling de ramener le communisme au christianisme primitif, en dépit de certains traits de génie que l'on rencontre dans son Évangile du pauvre pécheur, n'avait abouti en Suisse qu'à mettre le mouvement entre les mains d'illuminés tels qu'Albrecht, ainsi que d'autres prophètes et charlatans qui exploitèrent plus ou moins ouvertement leurs adeptes. Les vieux révolutionnaires de la Ligue ne pouvaient qu'être écœurés par toute la veulerie et la flagornerie de ce « vrai socialisme » débité par quelques gens de lettres qui transcrivaient en un mauvais allemand hégélien les rêveries sentimentales mêlées aux formules socialistes françaises (cf. le chapitre sur le socialisme allemand ou « vrai socialisme » dans le Manifeste communiste) que Kriege et la lecture de cette littérature introduisaient dans la Ligue. Devant l'inconsistance des anciennes doctrines théoriques qui aboutissaient dans la pratique à de telles aberrations, on se rendit de plus en plus compte à Londres qu'elles ne tenaient plus debout et que, Marx et moi, nous avions raison avec notre nouvelle théorie. Cette prise de conscience se trouva indubitablement accélérée par l'action, parmi les dirigeants de Londres, de deux hommes qui dépassaient tous ceux que nous avons cités jusqu'ici en capacité d'assimilation théorique : le peintre miniaturiste Karl Pfänder de Heilbronn et le tailleur Georges Eccarius de Thuringe [16].
Bref, au printemps 1847, Moll alla trouver Marx à Bruxelles, puis vint me voir ensuite à Paris, afin de nous inviter une nouvelle fois au nom de ses camarades à entrer dans la Ligue. Ils étaient, nous disait-il, convaincus en général de l'exactitude de notre conception tout autant que de la nécessité de soustraire la Ligue aux anciens usages et procédés conspiratifs. Si nous voulions adhérer, l'occasion nous serait offerte de développer, à un congrès de la Ligue, notre communisme critique dans une proclamation qui serait ensuite publiée comme manifeste de la Ligue ; de la sorte, nous pourrions contribuer avec nos forces à substituer à l'organisation surannée de la Ligue une organisation nouvelle, conforme aux exigences de l'époque aussi bien qu'au but du communisme.
II ne faisait pas le moindre doute qu'il fallait une organisation au sein de la classe ouvrière allemande, ne fût-ce que pour la propagande. Cependant, dans la mesure où elle n'était pas purement locale, ce ne pouvait être qu'une association secrète, même si elle existait aussi hors d'Allemagne. Or, la Ligue constituait précisément une organisation de ce genre. Ce que nous avions critiqué jusqu'alors dans la Ligue, les représentants de la Ligue le considéraient eux aussi comme erroné et se disaient prêts à le sacrifier. Et l'on nous invitait à contribuer à cette réorganisation. Pouvions-nous refuser ? Évidemment non. Nous entrâmes donc dans la Ligue. À Bruxelles, Marx créa une commune avec nos sympathisants, tandis que je rendis visite aux trois communes de Paris.
En été 1847, la Ligue tint son premier congrès à Londres. G. Wolff y représentait la commune de Bruxelles, et moi celle de Paris. On y mena d'abord à bonne fin la réorganisation de la Ligue. Toutes les vieilles formules mystiques datant du temps de la conspiration furent éliminées ; la Ligue s'organisa en communes, cercles, cercles dirigeants, Conseil central et Congrès, et prit le nom de Ligue des communistes. Le premier article des statuts proclamait [17] : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classes, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée. »
L'organisation était parfaitement démocratique, ses dirigeants étant élus et à tout moment révocables ; ce seul fait barrait la route à toutes les velléités de conspiration qui impliquent une dictature, et transformait la Ligue ‑ du moins pour les temps de paix ordinaires ‑ en une simple association de propagande. On procéda alors si démocratiquement que ces nouveaux statuts furent soumis à la discussion des communes, puis aux débats du deuxième congrès qui les adopta définitivement le 8 décembre 1847. Wermuth et Stieber les reproduisirent dans leur ouvrage, I, p. 239, annexe VIII.
Le second congrès siégea de fin novembre à début décembre de la même année. Marx y assistait aussi et défendit la nouvelle théorie tout au long des débats qui durèrent une bonne dizaine de jours. Toutes les objections et les doutes furent levés, les nouveaux principes furent adoptés à l'unanimité, et l'on nous chargea, Marx et moi, d'élaborer le Manifeste. C'est ce qui fut fait rapidement. Quelques semaines avant la révolution de février, il fut envoyé à Londres pour être imprimé. Il a fait, depuis lors, le tour du monde ; traduit dans presque toutes les langues, il sert aujourd'hui encore, dans les pays les plus divers, de guide au mouvement prolétarien. L'ancienne devise de la Ligue : « Tous les hommes sont frères », y était remplacée par le nouveau cri de guerre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », qui proclame ouvertement le caractère international de la lutte. Dix-sept ans plus tard, ce cri de guerre résonnait dans le monde comme mot d'ordre de ralliement pour la lutte de l'Association internationale des travailleurs, et aujourd'hui le prolétariat militant de tous les pays l'a inscrit sur sa bannière.
Or donc, la révolution de février éclata. Aussitôt le Conseil central de Londres délégua ses pouvoirs au cercle directeur de Bruxelles. Mais cette décision intervint à un moment où Bruxelles était soumis à un véritable état de siège et où les Allemands en particulier ne pouvaient plus se réunir nulle part. Quoi qu'il en soit, nous étions tous sur le point de nous rendre à Paris. Le nouveau Conseil central résolut donc de se dissoudre, afin de remettre tous ses pouvoirs à Marx, l'habilitant à constituer immédiatement à Paris un nouveau Conseil central. Les cinq camarades qui avaient pris cette résolution (3 mars 1848) venaient à peine de se séparer que la police envahit le logis de Marx pour l'arrêter et le mettre en demeure de partir le lendemain en France, où il avait précisément l'intention de se rendre.
Nous nous retrouvâmes donc tous bientôt à Paris. Et c'est là que fut rédigé le document suivant, signé des membres du nouveau conseil central et diffusé dans toute l'Allemagne. De nos jours encore, il est plein d'enseignements à plus d'un titre :
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
1. L'Allemagne entière sera proclamée République une et indivisible.
[2. Tout Allemand de vingt et un ans sera électeur et éligible, à condition de ne pas avoir été frappé d'une peine criminelle.]
3. Les représentants du peuple seront rétribués, afin que l'ouvrier puisse lui aussi siéger au parlement du peuple allemand.
4. Tout le peuple sera en armes. [À l'avenir, les armées seront en même temps des armées d'ouvriers. Ainsi, l'armée ne consommera pas seulement comme par le passé, mais produira encore plus que ce qu'il lui faut pour son entretien. C'est, en outre, un moyen d'organiser le travail dans la société.]
[5. L'administration de la justice sera gratuite.
6. Toutes les charges féodales, avec toutes les contributions, corvées, dîmes, etc., qui ont pesé jusqu'ici sur la population rurale, seront supprimées sans qu'il y ait lieu au moindre dédommagement.]
7. Les domaines des princes et autres féodaux, toutes les mines, carrières, etc., seront transformés en propriété d'État. Dans ces domaines, l'exploitation agricole s'effectuera en grand avec les procédés les plus modernes de la science au profit de la collectivité entière.
8. Les hypothèques pesant sur les biens des paysans seront déclarées propriété d'État. Les paysans paieront à l'État les intérêts de ces hypothèques.
9. Dans les régions où le régime des baux à ferme est développé, la rente foncière ou le fermage sera payé à l'État sous la forme d'un impôt.
[Toutes les mesures indiquées aux numéros 6, 7, 8 et 9 seront prises pour diminuer les charges publiques ainsi que celles des cultivateurs et des petits fermiers, sans diminuer les ressources nécessaires à l'État pour couvrir ses frais, ni compromettre la production. Le propriétaire foncier proprement dit, à savoir celui qui n'est ni cultivateur ni fermier, ne contribue aucunement à la production, de sorte que sa consommation est un simple abus.
10. Une banque d'État, dont la monnaie aura cours forcé, prendra la place de toutes les banques privées.
Cette mesure permettra de régler dans l'intérêt de tout le peuple le système de crédit, et sapera la domination des gros financiers. En substituant progressivement à l'or et à l'argent du papier-monnaie, elle fait baisser le coût de l'instrument indispensable au mode de distribution bourgeois, de l'étalon d'échange, et permet d'utiliser l'or et l'argent dans les échanges avec l'étranger. Cette mesure est finalement nécessaire pour river les intérêts de la bourgeoisie conservatrice à la révolution.]
11. Tous les moyens de transport ‑ chemins de fer, canaux, bateaux à vapeur, routes, postes, etc. ‑ seront pris en main par l'État. Ils seront transformés en propriété d'État et les classes les plus démunies pourront les utiliser gratuitement.
[12. La seule différence à introduire dans le système des traitements des fonctionnaires, c'est que ceux qui ont une famille, c'est-à-dire plus de besoins, toucheront un traitement supérieur aux autres.
13. Séparation totale entre l'Église et l'État. Les ministres de toutes les confessions seront rétribués uniquement par les largesses de leurs coreligionnaires.]
14. Restriction du droit de succession.
15. Introduction d'impôts fortement progressifs, et suppression des impôts sur la consommation.
16. Création d'ateliers nationaux. L'État garantit l'existence à tous les travailleurs et assure l'entretien de ceux qui sont inaptes au travail.
17. Instruction générale et gratuite.
Il est de l'intérêt du prolétariat, des petits-bourgeois et petits cultivateurs allemands d'œuvrer de toute leur énergie à la réalisation des mesures ci-dessus énoncées. C'est uniquement en les réalisant que des millions d'Allemands, exploités jusqu'ici par un petit nombre d'individus désireux de perpétuer l'oppression, pourront obtenir justice et conquérir le pouvoir qui leur revient, puisqu'ils produisent toute la richesse dans la société.
Le Comité
Karl Marx, Karl Schapper, Heinrich Bauer, Friedrich Engels, Joseph Moll, Wilhelm Wolff
À Paris sévissait alors la manie des légions révolutionnaires. Espagnols, Italiens, Belges, Hollandais, Polonais, Allemands se constituaient en troupes pour délivrer leurs patries respectives. La légion allemande était dirigée par Herwegh, Bornstedt, Börnstein. Étant donné que tous les travailleurs étrangers se trouvèrent, au lendemain de la révolution, non seulement sans travail, mais encore en butte aux tracasseries du public, l'afflux vers ces légions était considérable. Le nouveau gouvernement y voyait un moyen de se débarrasser des travailleurs étrangers, si bien qu'il leur accorda l'étape du soldat [19], soit une indemnité de 50 centimes par jour de marche jusqu'à la frontière, où le ministre des Affaires extérieures, le beau parleur Lamartine qui avait toujours la larme à l'œil, trouverait toujours une occasion pour les trahir et les livrer à leurs gouvernements respectifs.
C'est de la manière la plus nette que nous prîmes parti contre cet enfantillage révolutionnaire. Entreprendre une invasion au beau milieu de l'effervescence allemande du moment afin d'y importer de l'étranger la révolution de vive force, c'était donner un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne même, consolider les gouvernements en place et enfin ‑ Lamartine en était le plus sûr garant – livrer sans défense les légionnaires aux coups de l'armée allemande. De fait, lorsque la révolution vainquit ensuite à Berlin et à Vienne, la légion fut plus inutile que jamais. Comme on avait commencé, ainsi continua-t-on de jouer [20].
Nous fondâmes un club communiste allemand [21], afin de donner aux ouvriers le conseil de gagner isolément l'Allemagne et d'y faire de la propagande pour le mouvement, plutôt que de s'engager dans la légion. Notre vieil ami Flocon, qui faisait partie du Gouvernement provisoire, réussit à obtenir pour les ouvriers rapatriés par nos soins les mêmes avantages de voyage qu'aux légionnaires. Nous fîmes ainsi rentrer trois à quatre cents ouvriers, en grande majorité membres de la Ligue.
Comme il était facilement prévisible, la Ligue s'avéra comme un levier pratiquement dérisoire face aux masses populaires jetées dans le tourbillon révolutionnaire. Les trois quarts des membres de la Ligue avaient changé de domicile du fait de leur retour en Allemagne, et la plupart des communes auxquelles ils avaient adhéré jusqu'alors se trouvèrent automatiquement dissoutes, de sorte qu'ils perdirent toute liaison avec la Ligue. Les plus ambitieux ne cherchèrent même pas à rétablir cette liaison, mais se mirent à créer, pour leur propre compte, de petits mouvements séparés dans leur localité. Enfin, dans chacun des innombrables États en lesquels l'Allemagne était alors divisée, dans chaque province, dans chaque ville, la situation était à son tour si particulière que la Ligue eût été, de toute façon, dans l'impossibilité de donner autre chose que des consignes générales qu'il était en somme plus commode de diffuser par voie de presse. En fin de compte, dès l'instant où cessaient les causes qui avaient rendu nécessaire la clandestinité, la Ligue n'avait plus besoin d'être une organisation secrète. Ceux qui devaient en être le moins surpris, c'était ceux qui venaient précisément d'enlever à la Ligue ses derniers aspects conspirateurs.
Il s'avéra aussitôt que la Ligue avait été une excellente école d'action révolutionnaire. Sur le Rhin, où La Nouvelle Gazette rhénane constituait un point de ralliement solide [22], dans le Nassau, la Hesse rhénane, etc., des membres de la Ligue avaient pris partout la tête du mouvement démocratique extrémiste. De même à Hambourg. En Allemagne méridionale, la petite bourgeoisie démocratique prépondérante nous barrait la route. À Breslau, Wilhelm Wolff déploya une activité très fructueuse jusqu'à l'été 1848 et obtint un mandat pour représenter la Silésie au parlement de Francfort. À Berlin, enfin, Stephan Born, ancien membre très actif de la Ligue à Bruxelles et à Paris, fonda une Association fraternelle ouvrière qui prit une grande extension et subsista jusqu'en 1850. Hélas, Born, encore jeune et plein de talent, fut trop pressé de devenir une sommité politique et fraternisa avec le tiers et le quart simplement pour rassembler beaucoup de monde. Il n'était pas homme à mettre de l'unité dans les tendances opposées, ni de la clarté dans le chaos. Ainsi, dans les publications officielles de cette association, s'entremêlent en un fouillis inextricable des idées exposées dans le Manifeste communiste, des réminiscences et revendications datant des vieilles corporations, des bribes des constructions de Louis Blanc et de Proudhon, des idées protectionnistes, etc. ; bref, il voulait être de tous les mouvements et n'était que la mouche du coche. On lança des grèves, des coopératives ouvrières, des associations de production, en oubliant qu'il s'agissait, avant tout, de commencer par conquérir, grâce à des victoires politiques, un terrain sur lequel tout cela pouvait être réalisé à long terme. Or, lorsque les victoires de la réaction firent comprendre aux dirigeants de cette Association fraternelle des ouvriers qu'il fallait intervenir directement dans la lutte révolutionnaire, ils furent naturellement lâchés par la masse confuse qu'ils avaient rassemblée autour d'eux. Born participa à l'insurrection de Dresde en mai 1849 [23], et parvint à en sortir sain et sauf. Mais l'Association fraternelle ouvrière était restée à l'écart du grand mouvement politique du prolétariat, comme une organisation particulière, qui n'existait guère que sur le papier. Son rôle fut si effacé que la réaction ne jugea nécessaire de la combattre qu'en 1850, et de liquider ce qui en restait quelques années plus tard seulement. Born ‑ Buttermilch de son vrai nom ‑ ne devint pas un grand homme politique, mais un petit professeur suisse qui, au lieu de traduire Marx dans le langage des artisans, traduisit le tendre Renan en son propre allemand à l'eau de rose.
Le 13 juin 1849 à Paris [24], la défaite des soulèvements allemands de mai [25], l'écrasement de la révolution hongroise par les Russes [26] marquèrent la fin d'une grande période de la révolution de 1848. Cependant, la victoire de la réaction n'en était pas pour autant définitive, loin de là. Une réorganisation des forces révolutionnaires, dispersées par une première défaite, s'imposait, et par suite aussi celle de la Ligue. Mais, tout comme avant 1848, les conditions du moment interdisaient au prolétariat de s'organiser au grand jour : il fallut donc recourir de nouveau à l'organisation secrète.
Au cours de l'automne 1849, la plupart des membres des anciens conseils centraux et des congrès se retrouvèrent à Londres. Il ne manquait plus que Schapper (qui était détenu à Wiesbaden, mais nous rejoignit également au printemps 1850, après son acquittement), ainsi que Moll qui, après avoir rempli une série de missions et de tournées d'agitation les plus dangereuses ‑ en dernier, il recrutait des canonniers montés pour l'artillerie du Palatinat [27] au sein même de l'armée prussienne ‑, s'engagea dans la compagnie ouvrière de Besançon du corps d'armée de Willich et fut tué d'une balle dans la tête au cours de l'accrochage de la Murg, près du pont de Rotenfels.
Willich fait contraste sur ce point. C'était l'un de ces communistes de sentiment si nombreux après 1845 en Allemagne occidentale. Ne serait-ce que pour cette raison, il était en opposition instinctive et secrète avec notre tendance critique. Qui plus est, c'était littéralement un prophète, convaincu de sa mission personnelle de libérateur prédestiné du prolétariat allemand et, en tant que tel, prétendant direct à la dictature aussi bien militaire que politique. À côté du communisme de type christianisme primitif de Weitling, on vit donc s'instituer une sorte d'islam communiste. Cependant, la propagande en faveur de la nouvelle religion se limita tout d'abord à la caserne de réfugiés commandée par Willich.
Or donc, la Ligue fut réorganisée, lors de la publication de l'Adresse de mars 1850 [28] et de l'envoi en Allemagne de notre émissaire H. Bauer. Cette adresse, élaborée par Marx et moi, présente aujourd'hui encore un intérêt, du fait que la démocratie petite-bourgeoise continue de former le parti qui doit arriver au pouvoir pour sauver la société de l'emprise des ouvriers communistes, lors de la prochaine secousse dont l'échéance ne saurait tarder maintenant (l'échéance des révolutions européennes allant de quinze à dix-huit ans au cours de ce siècle, par exemple 1815-1830, 1848-1852, 1870). Sur plus d'un point, cette adresse est encore valable aujourd'hui. La tournée de Heinrich Bauer fut un succès complet. Le joyeux petit cordonnier était un diplomate né. Il fit revenir dans l'organisation active les anciens membres de la Ligue, dont les uns s'étaient lassés, et dont les autres opéraient à leur propre compte, notamment les chefs actuels de l'Association fraternelle des travailleurs. La Ligue joua un rôle prépondérant dans les sociétés d'ouvriers, de paysans ou de gymnastique, et ce avec plus de succès qu'avant 1848. Ainsi l'Adresse trimestrielle suivante aux communes (juin 1850) [29] put constater que l'estudiantin Schurz, de Bonn (plus tard ministre aux États-Unis), qui parcourait l'Allemagne au profit de la démocratie petite-bourgeoise, aurait « trouvé toutes les forces utilisables déjà entre les mains de la Ligue ». Celle-ci, comme on le voit, était indubitablement la seule organisation révolutionnaire ayant une importance en Allemagne.
Le sort de cette organisation était directement lié aux perspectives d'une reprise révolutionnaire. Or, celles-ci devenaient de plus en plus incertaines, voire contraires au cours de l'année 1850. La crise industrielle de 1847 qui avait préparé la révolution de 1848 était surmontée, et il s'ouvrait une nouvelle période de prospérité industrielle sans pareille jusqu'ici. Quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait clairement que la tempête révolutionnaire de 1848 s'apaisait progressivement. Dans la revue de mai à octobre 1850 [30], Marx et moi nous écrivions : « Du fait de la prospérité générale, au cours de laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute la luxuriance possible au sein des rapports bourgeois, il ne peut être question d'une véritable révolution. Celle-ci n'est possible qu'aux périodes de conflit ouvert entre ces deux facteurs : les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises. Les différentes querelles auxquelles se livrent actuellement les représentants des diverses factions du parti de l'ordre sur le continent, et dans lesquelles elles se discréditent les unes les autres, bien loin de fournir de nouvelles occasions de révolution, ne sont au contraire possibles que parce que la base des rapports sociaux est en ce moment bien assurée et ‑ ce que la réaction ignore ‑ solidement bourgeoise. Les multiples tentatives entreprises par la réaction pour endiguer l'essor social de la bourgeoisie viendront s'échouer contre cette base, et ce tout aussi sûrement que toute l'indignation morale et les proclamations enthousiastes de la démocratie. »
Cette froide appréciation de la situation fut considérée comme une hérésie, à une époque où les Ledru-Rollin, Louis Blanc, Mazzini, Kossuth et, parmi les lumières allemandes de second ordre, Ruge, Kinkel, Gügg et tutti quanti constituaient en série à Londres de futurs gouvernements provisoires, non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour l'Europe entière : il ne leur restait plus qu'à rassembler, grâce à un emprunt révolutionnaire, émis en Amérique, l'argent nécessaire pour réaliser en un clin d'œil la révolution européenne ainsi que les différentes républiques qui en découlaient tout naturellement. Qui pourrait s'étonner de ce qu'un homme tel que Willich ait donné dans le panneau, que Schapper lui-même, en raison de ses vieux élans révolutionnaires, se soit laissé griser, et que la majeure partie des ouvriers de Londres, pour la plupart des réfugiés, les aient suivis dans le camp des faiseurs de révolution de la démocratie bourgeoise ? En un mot, la circonspection que nous préconisions n'était pas du goût de ces gens-là : il fallait se mettre à faire des révolutions. Nous nous y refusâmes catégoriquement. Il s'ensuivit une scission, et la suite est à lire dans les Révélations[31].
Puis ce fut l'arrestation de Nothjung d'abord, de Haupt à Hambourg ensuite. Ce dernier trahit, en donnant les noms du Comité central de Cologne et en servant de témoin principal dans le procès. Cependant, les membres de sa famille ne voulurent pas subir pareille honte et l'expédièrent à Rio de Janeiro, où il trouva à s'établir dans le commerce et finit par être nommé consul général de la Prusse, puis de l'Allemagne, en récompense de ses hauts faits. Il est actuellement de retour en Europe.
Pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre, voici la liste des accusés de Cologne : 1. P. G. Röser, ouvrier cigarier ; 2. Heinrich Bürgers, mort en 1878 comme député progressiste au Landtag ; 3. Peter Nothjung, tailleur, mort il y a quelques années à Breslau, comme photographe ; 4. W. J. Reiff ; 5. Dr Hermann Becker, aujourd'hui mayeur de Cologne et membre de la Chambre haute ; 6. Dr Roland Daniels, médecin, mort, quelques années après le procès, de phtisie contractée en prison ; 7. Karl Otto, chimiste ; 8. Dr Abraham Jacoby, actuellement médecin à New York ; 9. Dr J. J. Klein, actuellement médecin et échevin à Cologne ; 10. Ferdinand Freiligrath, qui résidait autrefois déjà à Londres ; 11. J. L. Ehrhard, commis ; 12. Friedrich Lessner, tailleur, actuellement à Londres.
Les débats publics devant les jurés durèrent du 4 octobre au 12 novembre 1852, et s'achevèrent par les condamnations suivantes pour tentative de haute trahison : Röser, Bürgers et Nothjung à 6 ans de forteresse, Reiff, Otto, Becker à 5 ans, et Lessner à 3 ans de la même peine. Daniels, Klein, Jacoby et Ehrhard furent acquittés.
Le procès de Cologne clôt cette première période du mouvement ouvrier communiste allemand. À peine les condamnations étaient-elles prononcées que nous décidâmes de dissoudre notre Ligue ; quelques mois plus tard, la Ligue séparatiste [32] de Willich-Schapper sombra dans le repos éternel.
Entre cette première période et l'actuelle s'est écoulée une génération. Dans l'intervalle, d'un pays d'artisanat et d'industrie domestique à base de travail manuel, l'Allemagne est devenue un grand pays industriel en transformation économique et technique ininterrompue. En ce temps-là, il fallait recruter un par un les ouvriers susceptibles de saisir leur condition d'ouvriers et l'antagonisme historique et économique qui les oppose au capital, parce que cet antagonisme lui-même n'était encore qu'en voie de formation. Aujourd'hui, il faut soumettre tout le prolétariat allemand aux lois d'exception pour retarder d'un rien le processus par lequel il prendra une conscience complète de sa condition de classe opprimée.
En ce temps-là, les rares hommes qui, à force de ténacité, s'étaient haussé à l'intelligence du rôle historique du prolétariat devaient s'organiser en secret dans de petites communes de trois à vingt hommes et se réunir en catimini. Aujourd'hui, le prolétariat allemand n'a pas besoin d'organisation constituée, ni publique ni secrète [33] : la simple association, qui va de soi, de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l'Empire allemand, même sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions, ni autres formalités. Bismarck est devenu l'arbitre de l'Europe, hors des frontières de l'Allemagne ; à l'intérieur, en revanche, il se voit menacé chaque jour davantage par la figure athlétique du prolétariat allemand, dont Marx avait prévu les proportions gigantesques dès 1844. D'ores et déjà, il se trouve à l'étroit dans le cadre de l'Empire tracé à la mesure du philistin bourgeois. Dans un proche avenir, lorsque sa stature puissante et ses larges épaules se seront encore développées, il n'aura qu'à se soulever de son siège pour faire sauter tout l'édifice constitutionnel de l'Empire.
Qui plus est, le mouvement international du prolétariat européen et américain est devenu maintenant si puissant que non seulement sa forme première, forme étriquée ‑ la Ligue secrète ‑ mais encore sa forme seconde, infiniment plus large ‑ l'Association internationale des travailleurs de caractère public ‑, lui seraient une entrave. De fait, le simple sentiment de solidarité, fondé sur la reconnaissance de l'identité de la condition de classe parmi les ouvriers de tous les pays et de toutes les langues, suffit à créer et à souder un seul et même grand parti du prolétariat [34].
Les leçons que la Ligue a retenues et défendues de 1847 à 1852, et que les philistins, dans leur sagesse, pouvaient, avec des haussements d'épaules, décrier comme des chimères écloses dans les folles têtes extrémistes, ou comme la doctrine ésotérique de quelques sectaires disséminés aux quatre coins du pays, ces théories ont aujourd'hui d'innombrables partisans dans tous les pays civilisés du monde, parmi les parias des mines de Sibérie aussi bien que les chercheurs d’or de Californie [35]. Et le fondateur de cette doctrine, l'homme le plus haï et le plus calomnié de son temps ‑ Karl Marx ‑, était, au moment de sa mort, le conseiller toujours recherché et toujours disponible du prolétariat des deux mondes.
Notes
[1] Cf. Engels, introduction à la
troisième édition allemande de l'ouvrage de Marx,
Révélations sur le procès des communistes de Cologne, Londres,
le 8 octobre 1885.
Ce texte et celui de Marx de La Nouvelle Gazette
ont été écrits par Engels bien après l'événement comme
contribution à l'histoire du mouvement ouvrier allemand
afin que l'expérience des années héroïques ne soit pas
perdue pour les générations ultérieures. N'étant pas écrits
dans le feu de l'action, ils forment une sorte de synthèse
et de conclusion des luttes révolutionnaires de la première
avant-garde communiste du mouvement ouvrier moderne.
[2] Le premier tome renferme l' « histoire » du mouvement ouvrier à l'intention des policiers ; les annexes reproduisent les documents de la Ligue des communistes tombés entre les mains de la police. Le second tome reproduit une « liste noire » avec des indications biographiques sur les personnes qui étaient en relation avec le mouvement ouvrier et le mouvement démocratique.
[3] Cf. traduction française : Karl Marx devant les jurés de Cologne (9 février 1849) suivi de Révélations sur le procès des communistes (4 octobre 1852), par J. Molitor, Paris, éd. Costes, 1939. Ce volume contient en annexe les deux « Adresses du Conseil central à la Ligue » (mars et juin 1850), le tout est précédé de la préface d'Engels de 1885.
[4] Engels fait allusion à un épisode caractéristique de la lutte des démocrates allemands contre la réaction qui avait relevé la tête après le Congrès de Vienne. Le 3 avril 1833, un groupe d'éléments radicaux, essentiellement étudiants, tenta, en attaquant la Garde du Constable et la Grande-Garde de Francfort, de donner le signal à un assaut contre le siège de la Diète et, par là, à un soulèvement révolutionnaire dans toute l'Allemagne. L'entreprise, insuffisamment préparée, voire trahie au préalable, ne donna aucun résultat révolutionnaire.
[5] En février 1834, le démocrate bourgeois Mazzini, en liaison avec des membres de la ligue secrète Jeune Italie (qu'il avait fondée en 1831) et un groupe d'émigrés révolutionnaires, réfugiés en Suisse, tenta de pénétrer en Savoie qui faisait alors partie du royaume de Sardaigne (Piémont). Il voulait y organiser un soulèvement populaire afin d'unifier l'Italie et d'y instaurer une république démocratique bourgeoise. Les troupes piémontaises mirent en pièces le groupe révolutionnaire.
[6] Nom donné par les autorités prussiennes, après la défaite de Napoléon Ier et la victoire de la monarchie constitutionnelle de Prusse, aux patriotes allemands qui voulaient poursuivre la lutte pour l'indépendance et l'unité de l'Allemagne. En 1819, les autorités instaurèrent une commission spéciale afin d'enquêter sur les « méfaits des démagogues » dans tous les États allemands. La répression fut extrêmement dure contre les éléments libéraux et démocratiques.
[7] Comme je l'ai déjà dit, j'entends par communisme égalitaire celui qui s'appuie exclusivement ou essentiellement sur la revendication de l'égalité. (Note d'Engels.)
[8] Cette association fut fondée à Londres le 7 février 1840 par Karl Schapper, Joseph Moll, Heinrich Bauer et d'autres membres de la Ligue des justes. Marx et Engels prirent une part active au travail de cette association en 1847 et 1849-1850. Le 17 septembre, Marx, Engels et quelques-uns de leurs amis quittèrent l'Association, parce que la majorité avait pris parti pour la fraction Willich-Schapper qui s'opposait au Conseil central de Marx-Engels dans la Ligue des communistes. Marx-Engels reprirent leur activité dans l'Association vers 1860. Le gouvernement anglais interdit l'Association en 1918 ; de nombreux réfugiés russes animaient alors les activités de cette association.
[9] Engels cite un extrait des « Notes
critiques relatives à l'article Le roi de Prusse
et la Réforme sociale. Par un Prussien »
écrites par Marx et publiées le 7 août 1844 dans le
Vorwärts (trad. fr. : Écrits militaires, p.
156‑176).
Vorwärts !, journal allemand bihebdomadaire qui
parut à Paris de janvier à décembre 1844 et auquel Marx-Engels
collaborèrent. Sous l'influence de Marx qui fit partie de
la rédaction à partir de l'été 1844, le journal prit un
tour communiste. À la demande du gouvernement prussien, le
ministère Guizot décréta l'expulsion de Marx et de quelques
autres collaborateurs du Vorwärts en janvier 1845, date à
laquelle le journal cessa de paraître.
[10] Les Annales franco-allemandes, publiées en langue allemande à Paris sous la direction de Marx et de Ruge. Le premier numéro sortit en double livraison en février 1844, et renfermait « La Question juive »» et la « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, introduction » de Marx, ainsi que l'étude d'Engels, « Esquisse d'une critique de l’économie politique » et « La Situation de l'Angleterre. Passé et Présent par Thomas Carlyle », Londres, 1843. La revue cessa de paraître à la suite des divergences théoriques survenues entre Marx et le radical bourgeois Ruge.
[11] Il s'agit d'un journal bihebdomadaire, fondé par des réfugiés politiques allemands à Bruxelles. Il parut du 3 janvier 1847 à février 1848. Son orientation était d'abord déterminée par le démocrate petit-bourgeois Adalbert von Bornstedt qui s'efforçait de concilier entre elles les diverses tendances du camp radical et démocratique. Cependant, sous l'influence de Marx-Engels, à partir de 1’été 1847, ce journal devint de plus en plus le porte-parole des éléments démocratiques-révolutionnaires et communistes. En septembre 1847, Marx-Engels collaborèrent en permanence au journal et eurent une influence déterminante sur son orientation. Ils prirent pratiquement la tête du journal au cours des derniers mois de 1817. Sous leur influence, le journal devint l'organe du parti révolutionnaire en formation : la Ligue des communistes.
[12] Hebdomadaire anglais, organe central des chartistes, de 1837 à 1852, paraissant d'abord à Leeds, puis à Londres à partir de novembre 1844. Le fondateur et le directeur en fut Feargus O'Connor ; au cours des années 1840, ce fut George Julian Harney qui se chargea de la rédaction. Engels collabora à ce journal de septembre 1845 à mars 1848.
[13] Quotidien français, porte-parole des démocrates petits-bourgeois, des républicains ainsi que des socialistes petits-bourgeois. Il parut de 1843 à 1830 à Paris ; d'octobre 1847 à janvier 1848, Engels y publia plusieurs articles.
[14] Il s'agit de l'hebdomadaire Der Volks-Tribun, fondé par les « vrais socialistes » à New York et publié du 5 janvier au 31 décembre 1846.
[15] Cf. la circulaire rédigée par Marx-Engels expliquant la résolution d'exclusion de Hermann Kriege, Bruxelles le 11-5-1846. Traduction française : Cahiers de l'I. S. E. A., Série S, Études de marxologie, no 4.
[16] Pfänder est mort en 1876 à Londres. C'était un homme d'une profonde finesse d'esprit plein d'humour et d'ironie, à la dialectique subtile. Comme on le sait, Eccarius fut plus tard secrétaire général de l’Association internationale des travailleurs, dont le Conseil général comprenait, entre autres, les membres suivants de l'ancienne Ligue : Eccarius Pfänder, Lessner, Lochner, Marx et moi-même. Par la suite, Eccarius se consacra exclusivement au mouvement syndical anglais. (Note d'Engels.)
[17] L'ancien article 1 exprimait une vague aspiration au communisme, sans aucune liaison avec la réalité économique et sociale, bref, de manière toute utopique et sentimentale, sans aucun caractère de classe : « La Ligue a pour but la suppression de l'esclavage des hommes par la diffusion de la théorie de la communauté des biens et, dès que possible, par son introduction dans la pratique. »
[18] Marx et Engels élaborèrent le texte de ces revendications entre le 21 et 29 mars 1848. Ce fut le programme politique de la Ligue des communistes dans la phase bourgeoise de la révolution en Allemagne. On peut comparer ces revendications à celles établies en avril 1917 par Lénine, cf. « Les Tâches du prolétariat dans notre révolution » Œuvres, t. XXIV, p. 47-84 Nous avons placé entre crochets les passages omis par Engels dans son texte de 1885.
[19] En français dans le texte.
[20] Une fois une orientation politique prise, la praxis consécutive donne du poids au choix réalisé et fait suivre aux protagonistes une dialectique propre qui les entraîne dans le courant où ils se sont engagés. C'est de la sorte aussi que la théorie, dans un sens comme dans l'autre, devient une force matérielle, ayant ses lois propres qui s'imposent ensuite aux hommes. En fonction de cette expérience, le marxisme juge à l'avance ‑ dès le premier principe énoncé ‑ le sort ultérieur de tel ou tel organisme politique ou économique. D'où l'importance de la critique de toutes les positions tant soit peu erronées dans l'activité du parti. Cette vision matérialiste du devenir des principes s'intègre dans la prévision générale du cours historique matériel des diverses forces en présence.
[21] Engels fait allusion au Club des ouvriers allemands, fondé début mars 1848 par des représentants de la Ligue des communistes. Marx, qui dirigeait ce club, s'efforça d’y regrouper les ouvriers allemands émigrés à Paris, et leur exposa la tactique à suivre par le prolétariat dans la révolution bourgeoise démocrate qui éclatait en Allemagne.
[22] L'article d'Engels sur le rôle de Marx à la tête de La Nouvelle Gazette rhénane complète tout naturellement le présent texte.
[23] Le soulèvement armé de Dresde se produisit du 3 au 8 mai 1849. La cause en était le refus du roi de Saxe de reconnaître la Constitution impériale et la nomination de l'archi-réactionnaire Zschinsky comme Premier ministre. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie ne prirent pratiquement aucune part à la lutte, de sorte que les ouvriers et artisans luttèrent seuls sur les barricades. L'insurrection fut réprimée par la troupe saxonne et prussienne. Ce soulèvement fut le début des luttes armées pour la défense de la Constitution impériale qui se déroulèrent de mai à juillet 1849 en Allemagne méridionale et occidentale, et s'achevèrent par la défaite des forces démocratiques.
[24] Le 13 juin 1849, le parti petit-bourgeois de la Montagne appela à une démonstration pacifique à Paris pour protester contre l'envoi de troupes françaises en Italie pour mater la révolution. L'article 4 de la Constitution française interdisait en effet l'envoi de troupes dans un pays étranger pour y réprimer la liberté. Ayant été purement et simplement dispersée par la troupe, cette manifestation rendit patent l'échec de la démocratie petite-bourgeoise. Après le 13 juin, de nombreux dirigeants du parti de la Montagne, ainsi que des démocrates petits-bourgeois étrangers, furent arrêtés ou expulsés.
[25] Cf. l'ouvrage d'Engels sur « La Campagne pour la constitution du Reich », La Révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, Éd sociales, Paris, 1952, p 115-200, ainsi que, dans le même volume, « Révolution et contre-révolution en Allemagne » p. 203-307.
[26] Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 221-268.
[27] À l'époque d'Engels, la cavalerie était une arme dans laquelle la troupe était essentiellement réactionnaire, donc peu favorable au travail de noyautage révolutionnaire. En revanche, le génie ou l'artillerie étaient des armes modernes, dans lesquelles le travail s'alliait aux connaissances techniques et à l’esprit d'initiative. La troupe y avait donc un esprit plus ouvert aux choses et idées nouvelles, non-conformistes. Ce qui est plus important encore et justifie les efforts des révolutionnaires de la Ligue en vue de gagner la sympathie des artilleurs et leur neutralité, c'est qu'« on ne peut pas employer utilement la cavalerie dans les combats de barricades : or, c'est la lutte sur les barricades des grandes villes, et surtout l'attitude qu'y adoptent l'infanterie et l'artillerie, qui, de nos jours, décident du sort de tous les coups d'État » (Engels, « La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand » , in Marx-Engels, Écrits militaires, p. 462-463).
[28] Nous n'avons pas reproduit les deux « Adresses du Conseil central à la Ligue » rédigées par Marx en mars et juin 1850, en dépit de leur importance. Le lecteur les trouvera, en traduction française, dans Marx-Engels, Karl Marx devant les jurés de Cologne, éd. Costes, en annexe, p. 237-261.
[29] Ibid., p. 253.
[30] De décembre 1849 à novembre 1850, Marx
et Engels publièrent La Nouvelle Gazette rhénane ‑
Revue politique et économique. Ce fut l’organe
politique et économique de la Ligue des communistes la
continuation, sous forme de revue, du grand journal dirigé par
Marx-Engels au cours de la révolution de 1848-1849, La
Nouvelle Gazette rhénane. Ils y tirèrent les leçons de la
grande révolution européenne, y analysèrent le nouveau rapport
de forces et définirent la nouvelle tactique à suivre
au cours de la phase historique nouvelle (1850 à 1871),
d'où l'importance des études publiées dans les six
cahiers de la revue, par exemple « Les Luttes de classe en
France », « La Guerre des paysans » « Révolution et
contre-révolution en Allemagne ». À la suite des chicanes
policières en Allemagne et d'ennuis financiers, la revue
cessa de paraître, en même temps que s'éteignait la
dernière vague révolutionnaire de cette période tourmentée.
La partie politique de la revue de mai à octobre 1850 a été
insérée par Engels dans la réédition des Luttes de classe
en France, chap. 4 (1895), à l'exception de quelques
passages. La partie économique a été traduite en français et
publiée dans Études de marxologie, 7, p.
135-158.
[31] Schapper mourut à Londres vers 1870.
Willich se distingua au cours de la guerre civile américaine.
Il participa à la bataille de Murfresboro (Tennessee) avec le
grade de général de brigade, et y fut touché d'une balle en
pleine poitrine. Il en réchappa néanmoins et mourut il y a,
quelque dix ans en Amérique. Quant aux autres que j'ai
cités plus haut, remarquons que Heinrich Bauer a disparu en
Australie et que Weitling et Ewerbeck sont morts en Amérique.
(Note d'Engels.)
En ce qui concerne la participation à la guerre de Sécession
des anciens amis de Marx et d'Engels ou des militants
allemands en général, cf. Marx-Engels, La Guerre civile aux
États-Unis, 1861-1865, 10/18, note 58, p. 267-268.
[32] Engels qualifie de « Ligue séparatiste » la fraction de Willich-Schapper de caractère sectaire qui se forma en organisation particulière après la scission intervenue dans la Ligue des communistes le 15 septembre 1850. L'expression fait allusion à l'analogie de son mode d'organisation avec celui des confédérations séparatistes des cantons catholiques réactionnaires de Suisse des années 1840.
[33] Comme il ressort de toute son activité et de toute sa conception, Engels n'entend nullement par là que l'organisation de parti est superflue à ce stade historique. Il ironise bien plutôt à l'intention de la politique anti-ouvrière de Bismarck qui, comme on le verra pour la période de la loi antisocialiste, a contribué à aguerrir l'avant-garde de la classe ouvrière allemande, plutôt qu'à l'affaiblir.
[34] Engels fait allusion à la solidarité toute matérielle de la classe ouvrière de tous les pays, du simple fait de son existence objective, vivante. C'est sur cette réalité gigantesque que doit se fonder le parti, ou mieux l'Internationale, s'il ne veut pas être une secte, mais un mouvement réel.
[35] La Ligue des communistes a essaimé
jusqu'aux États-Unis, et la contribution des anciens
membres de la Ligue émigrés en Amérique à la formation du parti
ouvrier américain a été considérable. Nous ne pouvons
reproduire dans ce recueil les textes de Marx-Engels relatifs à
la formation du mouvement ouvrier des États-Unis. Ils
représenteraient, à eux tout seuls, tout un volume.
En ce qui concerne la contribution des anciens de la
Ligue des communistes à la formation des organisations
ouvrières américaines, cf. Karl Obermann, « The Communist
League : A Forerunner of the American Labor Movement », in
Science & Society, vol. XXX, n° 4, p.
433-446.