1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

5

"Nouvelles avant-gardes" ? Non ! Reconstruction de la IV° Internationale !


Le mouvement historique du prolétariat et le parti révolutionnaire

Toutes ces pantalonnades évitent d'analyser les raisons profondes de la dégénérescence du parti bolchévique, et plus généralement les rapports entre le prolétariat engagé dans le processus de la révolution prolétarienne et ses organisations, particulièrement les rapports entre le prolétariat et le parti révolutionnaire.

Le mouvement historique de la classe ouvrière est la force motrice de la révolution et c'est seulement à partir de lui que peut se construire le parti révolutionnaire. Mais c'est par la construction de ses organisations que le prolétariat, de classe en soi devient une classe pour soi.

Résistance à l'exploitation et organisation sont deux termes inséparables pour la classe ouvrière. Possédant seulement en propre leur force de travail, les travailleurs sans organisation ne sont qu'une poussière d'individus soumis aux lois du marché comme toute autre marchandise. La résistance à l'exploitation ne peut être que collective, elle impliquera l'organisation, ne serait‑ce qu'en ses formes élémentaires. Mais si les deux termes inséparables, résistance à l'exploitation et organisation, sont indispensables à la constitution de la classe ouvrière comme classe, le prolétariat n'accède pas mécaniquement et progressivement à la conscience des conditions politiques qui lui permettront de détruire les rapports sociaux de production dont le contenu est son exploitation comme classe. Depuis longtemps, Marx démontra que toute véritable lutte de classe est politique. Même la bourgeoisie, bien que les rapports sociaux bourgeois se développèrent à l'intérieur de l'ancien mode de production, dut combattre pour s'emparer du pouvoir politique, condition de sa domination de classe sur la société. A bien plus forte raison le prolétariat, pour détruire les rapports sociaux de production bourgeois et instituer de nouveaux rapports sociaux de production, doit‑il s'emparer du pouvoir politique et l'exercer comme classe dominante. Ni la conscience de cette nécessité, ni les conditions politiques de sa réalisation ne résultent automatiquement de la résistance à l'exploitation et de l'organisation élémentaire du prolétariat.

Mais c'est une abstraction que de considérer les luttes et l'organisation du prolétariat en dehors de l'ensemble des rapports sociaux, politiques et idéologiques de la société. Elles naissent et se développent comme une des composantes de toute l'histoire de l'humanité. Elles sont nourries de toute cette histoire dont elles deviennent le principal ressort. La lutte du prolétariat contre l'exploitation, les formes d'organisation qu'il se donne, concrétisent la contradiction fondamentale de la société bourgeoise, mais celle-ci s'exprime sous des formes multiples à l'intérieur de toutes les classes et couches sociales de la société bourgeoise, par des contradictions dérivées des rapports de production de cette société. Les luttes du prolétariat et son organisation nourrissent à leur tour les contradictions et antagonismes sociaux, politiques, idéologiques, de la société bourgeoise. Le prolétariat entretient toujours des rapports complexes et multiples avec toutes les autres classes de la société bourgeoise, leurs luttes, leurs antagonismes, leurs rapports politiques, idéologiques. Rien de plus stupide que ces vues symétriques : la conscience de classe apportée au prolétariat de l'extérieur de ses luttes par de « bons prophètes » intellectuels bourgeois, ou la conscience de classe du prolétariat monopolisée par les travailleurs aux mains calleuses qui produisent de la plus-value, les « bons » intellectuels petits-bourgeois ou bourgeois devant humblement se mettre au service de ces travailleurs et les singer. Au fond ces vues systématiques démontrent le mépris des petits bourgeois pour le prolétariat : les uns font cadeau à la classe ouvrière de « leur conscience » les autres imaginent une classe ouvrière mythique composée de travailleurs incapables de dépasser l'horizon étroit du terrain de leur exploitation immédiate. Dressé contre l'exploitation, tendant à briser les rapports sociaux fondés sur son exploitation, à la recherche des voies et des moyens de s'organiser, le prolétariat constitue et développe sa conscience en un procès organique et historique nourri par toute l'histoire antérieure et les rapports qu'il entretient avec les autres classes sociales, leurs contradictions, leurs antagonismes, les luttes sociales, politiques, idéologiques qui s'y déroulent. Ainsi intellectuels petits-bourgeois et bourgeois peuvent rompre avec leur classe, rejoindre le prolétariat, participer à la formation et au développement de sa conscience de classe, en apportant les acquis des autres classes et couches sociales. Mais ceux‑ci sont radicalement transformés en étant intégrés à la lutte du prolétariat qu'ils fécondent. Les luttes de classe du prolétariat leur donnent un nouveau contenu et une nouvelle dimension historique.

La formation de la conscience de classe du prolétariat est la résultante de tout le développement de la lutte des classes, qui a pour fondement celle du prolétariat mais qui embrasse toutes les classes et couches sociales de la société bourgeoise, les déchire, et se manifeste sur tous les plans sociaux, politiques, idéologiques. Le rôle du prolétariat dans la production, comme force productive essentielle, fait qu'il est la seule classe qui puisse renverser la société bourgeoise et construire la société socialiste, mais pas indépendamment des processus sociaux, politiques et idéologiques qui se développent au sein des autres couches et classes sociales. La conscience de classe du prolétariat ne lui est pas apportée « de l'extérieur », elle procède du développement d'ensemble de la lutte de classes, fondée sur celle du prolétariat. Elle s'élabore dialectiquement. Le « spontanéisme » et son symétrique « la classe ouvrière est spontanément stalinienne » relèvent de la métaphysique, de la logique formelle.

Si le « spontanéisme » avait quelque fondement, toute l'histoire antérieure de la lutte de classes n'aurait aucun intérêt, pas plus que l'organisation du prolétariat, pas plus que ces rapports dialectiques avec les autres classes et couches sociales. Si le prolétariat était « spontanément stalinien », il n'y aurait aucune chance de construire le parti révolutionnaire, les lois de la lutte de classes s'identifieraient au mouvement des appareils bureaucratiques, principalement à celui de l'appareil international du Kremlin. La construction du parti révolutionnaire, celle de la IV° Internationale, serait pure rêverie d'intellectuels agités et impuissants. A moins de considérer que les intellectuels constituent une nouvelle force sociale, mais en ce cas le programme de la IV° Internationale serait également caduque et il ne s'agirait pas plus de construire des partis bolchéviques.

Considérée comme un processus historique et organique, la formation de la conscience de classe du prolétariat relève alors de l'analyse du développement de la lutte des classes, et cessent les discussions métaphysiques à propos de la conscience apportée ou non de l'extérieur, ainsi que celles à propos de l'avant-garde auto‑proclamée ou non. Le prolétariat, qui ne possède en propre que sa force de travail, doit accomplir la plus grandiose des tâches historiques: sa propre émancipation est aussi émancipation de toute la société du « vieux fatras », selon le terme de Marx, de la division de la société en classes, par le développement du socialisme jusqu'au communisme. Mais le prolétariat n'apparaît pas un beau jour sur la scène de l'histoire sans se faire annoncer. Il n'apparaît pas plus pleinement conscient de ses tâches historiques, et tout armé pour les réaliser. Le prolétariat est différencié, son mouvement n'est pas uniforme, ni rectiligne. Ses luttes de classe alimentent toutes celles de la société mais elles les recoupent, et se nourrissent à leur tour d'elles. Le prolétariat subit la division du travail bourgeois, la division entre travail intellectuel et travail manuel, les divisions nationales et autres. Les formes d'organisation du prolétariat, sa conscience de classe, procèdent de ces composantes et de leur jeu réciproque. Elles conditionnent à leur tour le développement de sa lutte de classe, ses rapports internes, ses rapports avec les autres classes. On ne s'évade pas de l'analyse de l'ensemble de ses relations, de leur développement historique et organique, par des formules.

L'organisation du prolétariat en syndicats et partis s'est imposée comme une nécessité historique. Sans eux, il ne peut se constituer comme classe. Cette vue est encore bien trop générale. Les syndicats et partis sont constitués par une minorité de la classe ouvrière. Ils ne vivent pas en dehors de la société qu'ils ont à combattre. Ils nouent des rapports avec l'ensemble de la classe ouvrière d'un côté, les autres classes et couches sociales de l'autre. Les partis du prolétariat sont différenciés en fonction de multiples facteurs : expression des intérêts généraux et particuliers de la classe, relation avec les autres classes et couches sociales, origine de ces partis, leur développement, situations historiques, concrètes. Ils ne sont pas seulement des partis « ouvriers » mais des partis qui intègrent des éléments des autres classes et couches sociales qui, pour le meilleur et pour le pire, y jouent un rôle considérable, quelque fois décisif.

Sans les intellectuels venus de la bourgeoisie et rompant avec elle, pour se situer sur le plan historique du prolétariat, il n'y aurait jamais eu de partis ouvriers, de I° Internationale, de II° Internationale, de III° Internationale, de IV° Internationale. En règle générale, ce ne sont à l'origine que de faibles minorités qui constituent ces partis. Ils ne sont jamais donnés une fois pour toute : une fois constitués, ils ont leur propre histoire en relation avec le développement de la lutte de classe nationale et internationale, dont ils sont un facteur. Ils sécrètent leurs propres contradictions. Ils expriment leurs propres intérêts spécifiques, ont leurs différenciations internes. Ils tissent leurs propres liens avec toutes les couches de la société. Ils sont des expressions et des moyens de la lutte de classe en même temps que des lieux où la lutte de classe se manifeste. Construits pour lutter contre la société bourgeoise et l'abattre, ils sont des produits de la société bourgeoise. Ils expriment à leur manière la division du travail de la société bourgeoise, qui tend à s'exprimer en leur sein. Le meilleur, le plus pur des partis ouvriers a toujours quelque chose à voir avec la formule de Lénine à propos de l'Etat ouvrier : « Etat bourgeois sans bourgeoisie ».

Les organisations syndicales sont aux prises avec, et expriment, des contradictions de même nature, mais d'une façon spécifique, qui tient à leur origine et à leur fonction propre. Elles se constituent, s'organisent, comme organisations indispensables aux travailleurs pour lutter contre l'exploitation immédiate et quotidienne, sur le lieu même où celle-ci s'exerce. Il leur faut, afin d'accomplir leur fonction, rassembler les travailleurs et les militants, les plus larges masses ouvrières possibles, quelles que soient « leurs opinions politiques, philosophiques ou religieuses ». Elles regroupent essentiellement les travailleurs soumis directement à l'exploitation et sont généralement dirigées par des travailleurs. Marx a parfaitement explicité les problèmes qui confrontent les organisations syndicales:

« Les luttes pour les salaires normaux sont des incidents inséparables du système des salaires dans son ensemble, dans 99 cas sur 100.
Les travailleurs, en s'efforçant de relever les salaires, s'évertuent tout simplement à soutenir la valeur donnée au travail. La nécessité de débattre de leur prix avec le capitaliste est inhérente à leur condition qui les contraint de se vendre comme des marchandises.
Lâcher pied sans courage dans ce conflit de chaque jour avec le capital, ce serait perdre la faculté de se lancer un jour dans un mouvement plus vaste. »

Mais Marx conclut :

«  Les syndicats agissent utilement comme centres de résistance aux empiètements du capital. Ils échouent en partie quand il font un usage peu judicieux de leur puissance. Ils échouent entièrement quand ils se livrent à une simple guérilla contre les effets du système actuel au lieu d'essayer en même temps de le changer, au lieu de se faire un levier de toutes leurs forces organisées, pour l'émancipation finale de la classe ouvrière, c'est‑à‑dire pour abolir « enfin le salariat ». (Conclusion de « Salaire, prix, profit »).

Les organisations syndicales forment des confédérations, luttent sur le plan politique. Historiquement, les centrales syndicales se sont constituées de différentes façons, mais toujours en relation avec l'action politique, même lorsqu'elles affirmaient leur apolitisme ou leur opposition aux partis ouvriers. En certains pays comme en Allemagne, les organisations syndicales ont été construites directement par la social-démocratie. En Angleterre,. ce sont les trade-unions qui ont fondé le Labour Party. En France, la C.G.T. s'est construite à côté du Parti Socialiste, même si elle était dominée par les courants anarcho-syndicalistes qui s'opposaient au Parti Socialiste, à la construction d'un parti ouvrier, à la participation à la lutte politique, en tout cas sous sa forme parlementaire. En fait, ces courants imprimaient à la C.G.T. leur propre politique. Ils résultaient du caractère très particulier du prolétariat français très peu concentré, surtout à Paris après la Commune, de l'influence de la petite-bourgeoisie artisanale qui se confondait souvent avec la classe ouvrière, et leur influence provenait en grande partie de l'opportunisme et du doctrinarisme des courants et organisations socialistes, qui eux-mêmes, sauf dans des régions à forte concentration industrielle, n'eurent jamais une implantation comparable à celle de la social-démocratie allemande, et dont la composition sociale était en grande partie petite-bourgeoise. Les courants anarcho-syndicalistes tendaient à faire jouer à la C.G.T. le rôle d'un parti politique syndicaliste. ..

Sous peine de cesser d'être des organisations syndicales, il leur faut répondre aux besoins de la classe ouvrière dans sa résistance immédiate et quotidienne à l'exploitation. Leurs rapports avec le prolétariat sont différents de ceux que nouent les partis ouvriers avec la classe ouvrière. De là leur abord particulier de la lutte politique, l'influence plus directe des mouvements de la classe, malgré les appareils bureaucratiques qui se sont développés en leur sein et qui sont soumis à la politique de la bourgeoisie. Bien que sous le contrôle d'appareils bureaucratiques subordonnés à la bourgeoisie, l'avenir des centrales syndicales est loin d'être fixé. Il dépendra des mouvements du prolétariat, de la lutte politique à l'intérieur des organisations syndicales comme au sein de la classe ouvrière dans son ensemble, c'est‑à‑dire finalement de la construction du parti révolutionnaire. L'indépendance des organisations syndicales par rapport à l'Etat et aux partis est une indépendance d'organisation, de fonctionnement, par la manière de poser et de répondre aux problèmes politiques. Mais elles ne peuvent se situer en dehors de la lutte politique, ainsi que l'explique Marx. Le pseudo‑apolitisme des syndicats est toujours la soumission au cadre politique et à la politique de la classe dominante. Toujours, il ne fut qu'une façade. La période ascendante de l'impérialisme a alimenté cette tendance. Le caractère de masse du syndicalisme, sa fonction d'organisation des travailleurs sur le lieu immédiat de l'exploitation quelles que soient leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses, constituent sa force et ses limites. « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais le prolétariat n'accède pas globalement et solitairement à la conscience politique de ses tâches historiques et immédiates. Il n'assimile pas, dans son ensemble, la totalité de l'héritage historique, théorique, politique, d'organisation, qui lui est pourtant indispensable d'assimiler pour réaliser ses tâches historiques, et que la lutte des classes enrichit constamment. Son mouvement spontané tend dans ce sens, il ne suffit pas à lui donner spontanément cette conscience. Seule une avant-garde, en s'appuyant sur le mouvement de la classe (et non extérieure à la classe) y parvient, par la fusion en une même organisation des militants d'origine sociale prolétarienne et des militants issus des autres couches et classes sociales qui ont rompu avec leurs classes et se situent sur le terrain du prolétariat. Encore une fois, ce processus procède de la position du prolétariat dans la société, de l'héritage historique qu'il a à assumer, la défense de toutes les conquêtes antérieures de l'humanité, et de sa mission historique : débarrasser l'humanité « de tout le vieux fatras », lui faire accomplir le bond prodigieux du règne de la nécessité au règne de la liberté. Le prolétariat parvient à la lutte pour le pouvoir par les relations dialectiques entre le mouvement qui le dresse constamment contre l'exploitation, la formation de l'avant-garde révolutionnaire, la construction du parti révolutionnaire qui centralise, impulse et organise ses luttes jusqu'au point culminant de la prise du pouvoir et reste après la prise du pouvoir indispensable à l'exercice de la dictature du prolétariat, jusqu'à la disparition de l'Etat et de toutes contradictions sociales.

Toute activité révolutionnaire se ramène au rapport avec la construction du parti révolutionnaire, à la lutte pour conquérir et organiser les masses en vue de prendre le pouvoir. Même les soviets, les conseils ouvriers, ne résolvent rien par eux-mêmes, s'ils ne sont animés, impulsés, dirigés, par le parti porteur du programme de la révolution prolétarienne et de la politique qui en procède. Le parti révolutionnaire n'est pas une entité indépendante de la lutte des classes, de l'organisation du prolétariat comme classe, dans toutes ses déterminations : il est un produit du mouvement organique et historique des luttes du prolétariat. Mais il en est la détermination essentielle. Sans le mouvement de la classe ouvrière, ses tendances profondes, la construction du parti révolutionnaire est tout simplement impensable. Sans le parti révolutionnaire, le mouvement de la classe ne peut réaliser ses tendances profondes, elles ne peuvent pas même être formulées consciemment. La construction du parti révolutionnaire découle de la nécessité historique, mais nullement du fatalisme mécaniste : elle est acte de volonté. La lutte pour la construction du parti révolutionnaire synthétise la lutte pour la révolution prolétarienne, pour le socialisme.

Au travers des I°, Il°, III° et IV° Internationales, la lutte pour la construction du parti révolutionnaire s'est poursuivie. Elle doit être comprise dans ses relations avec le développement de la lutte des classes. Par le processus dialectique de la construction du parti révolutionnaire et de la lutte des classes se constituent les conditions indispensables au prolétariat pour maîtriser sa propre histoire et la faire consciemment. Aussi « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », « les lois de l'histoire sont plus fortes que les appareils bureaucratiques », « la solution à la crise de l'humanité est la solution à la crise révolutionnaire », sont‑ils les expressions d'un même processus : celui du prolétariat en lutte pour maîtriser sa propre histoire et pour son émancipation.

La dégénérescence du parti bolchévique ne peut être comprise en dehors de ce mouvement dialectique. En termes très généraux, elle provient de l'isolement de la révolution russe, du reflux du prolétariat mondial, de la quasi‑liquéfaction du prolétariat russe. Cela suffit à faire justice des élucubrations que les pablistes formulent « scientifiquement » au compte de toute la petite ‑ bourgeoisie pensante : les appareils bureaucratiques contre-révolutionnaires naîtraient d'une délégation de pouvoir de classe ouvrière aux appareils du mouvement ouvrier. Ce beau raisonnement est fondé sur une platitude : si les organisations ouvrières n'avaient pas besoin d'appareils, ceux‑ci ne pourraient devenir bureaucratiques et contre-révolutionnaires, s'il n'existait pas d'Etat ouvrier, il ne pourrait dégénérer. Tout aussi « scientifiquement » il est permis d'affirmer que si le corps humain n'avait pas de système nerveux, il ne risquerait pas d'être atteint par le tétanos. Il faut expliquer les conditions précises et concrètes qui transformèrent les appareils des organisations ouvrières, syndicats, partis, qui ont transformé l'appareil du premier Etat ouvrier, d'instruments nécessaires à la lutte de classe du prolétariat, à la révolution prolétarienne, à l'exercice de la dictature du prolétariat, en appareils bureaucratiques, contre-révolutionnaires, destructeurs des organisations ouvrières (syndicats et partis), en instruments de la dégénérescence du premier Etat ouvrier, en machine de guerre contre la classe ouvrière. Sinon, il faut conclure que la dégénérescence bureaucratique est immanente à l'organisation du prolétariat comme classe, à l'existence d'Etats ouvriers. Deux réactions sont alors possibles : le (c spontanéisme », l'anarchisme et la prostration devant les appareils contre-révolutionnaires. L'analyse doit être faite en fonction des situations historiques données. Il est inutile de revenir sur l'analyse de l'intégration des appareils des partis social‑démocrates à la société bourgeoise : la période d'essor de l'impérialisme, la formation d'une aristocratie ouvrière, qui devint la base sociale des partis social-démocrates et également des centrales syndicales, le rôle important des intellectuels petits-bourgeois pour qui la social-démocratie fournissait le moyen de faire carrière à la période de la démocratie parlementaire florissante. Un nouveau parti se formait dans le parti, en fonction de cette situation historique précise, qui allait détruire en la transformant l'ancienne social-démocratie.

Il fut l'instrument de la soumission du prolétariat à la bourgeoisie en l'encadrant. En le faisant refluer par rapport à ses objectifs de classe, il lui infligeait une défaite politique, que concrétisait l'éclatement de la première guerre impérialiste mondiale et le ralliement de la plupart des partis de la II° Internationale à leur bourgeoisie.

Mais si l'on reprend l'analyse des causes profondes de la dégénérescence du parti bolchévique, à partir de la situation historique donnée, il s'avère qu'elles sont principalement politiques : l'absence de partis révolutionnaires comparables au parti bolchévique dans les principaux pays d'Europe et nullement l'appareil du parti bolchévique, l'appareil de l'Etat ouvrier, en soi. Au sein de l'Internationale Communiste, aucun parti n'était encore vraiment capable de répondre aux problèmes de l'époque des guerres et des révolutions : ils ne surent pas exploiter les situations révolutionnaires. Par suite, le prolétariat d'Europe, en Hongrie, en Italie, en Allemagne, en France, etc, subit défaites sur défaites. C'est ainsi que la révolution russe fut isolée, que le prolétariat russe resta isolé, que le parti bolchévique fut acculé à cette tragique situation : avoir à défendre l'Etat ouvrier de la Révolution d'Octobre, alors que le prolétariat russe était quasi liquéfié, alors qu'il ne pouvait compter sur aucun relais politique à l'intérieur de l'Internationale Communiste, et qu'au contraire il lui fallait prendre la construction de l'I.C. entièrement en charge. Le parti bolchévique avait à résister à toutes les forces centrifuges, toutes les déviations, toutes les pressions, qui émanaient des partis de la III° Internationale dont aucun n'étaient d'authentiques partis communistes. La révolution russe, l'Etat ouvrier de l'U.R.S.S., le parti bolchévique ne pouvaient être protégés et sauvés de la dégénérescence que par l'Internationale Communiste et ses partis, instruments indispensables à la victoire de la révolution prolétarienne en Europe et dans le monde; or l'I.C. et ses partis en étaient à la phase de leur formation et ils recevaient leur impulsion politique du parti bolchévique. Le drame historique est là et nullement en la « délégation de pouvoir donné par la classe ouvrière au parti bolchévique ». Ce sont ces conditions qui ont été à l'origine des défaites du prolétariat mondial, de son reflux, de la quasi‑liquéfaction du prolétariat de l'U.R.S.S., de la transformation de l'appareil, du parti bolchévique et de l'Etat ouvrier d'instrument du parti et du prolétariat en appareils bureaucratiques et contre-révolutionnaires détruisant le parti, faisant dégénéré l'Etat ouvrier, détruisant la Ill° Internationale et la transformant en appareil international de la bureaucratie du Kremlin, qui ont été à l'origine de l'émergence de cette couche sociale, la bureaucratie parasitaire du Kremlin. Ce ne sont pas les conditions dites « objectives » qui sont à l'origine de l'isolement du prolétariat russe, du parti bolchévique, de la dégénérescence de l'Etat ouvrier et du parti bolchévique, de la formation de la bureaucratie du Kremlin, mais les conditions dites « subjectives » qui sont à l'origine de ces conditions dites « objectives ». Le matérialisme dialectique s'oppose aussi bien au volontarisme subjectif qu'au déterminisme fataliste. Il rompt avec le matérialisme mécanique dont Marx écrivait :

« Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes ‑ y compris celui de Feuerbach ‑ est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective ».

La lutte pour la construction du parti révolutionnaire est l'expression la plus élevée de l'activité consciente des hommes, du matérialisme dialectique. C'est un acte de volonté qui n'est pas arbitraire. Le matérialisme dialectique serait le contraire de ce qu'il est, vaine spéculation, jeu de l'esprit, idéologie, s'il ne permettait pas de saisir parmi toutes les déterminations, la détermination essentielle, celle qui dépend de l'activité pratique des hommes. La dégénérescence du parti bolchévique vérifie que le parti révolutionnaire se fonde sur le mouvement profond de la classe, que, sans ce mouvement de la classe, il dégénère, surtout lorsqu'il dirige un Etat ouvrier, sans en être le reflet passif. La capacité du parti bolchévique à sauvegarder pendant un temps les acquis de la révolution prolétarienne prouve que le parti révolutionnaire, dispose d'une relative autonomie par rapport au mouvement de la classe sans pouvoir s'y substituer. Le parti révolutionnaire, en tant que forme vivante contenant l'acquis théorique, politique, d'organisation, de toute l'histoire passée et actuelle de la lutte des classes, est une réalité spécifique qui a, dans une certaine mesure, une vie et des ressources propres. Ayant une vie et disposant de ressources propres, il ne subit pas passivement les reflux du prolétariat. Ce sont cette vie et ses ressources propres qui ont donné au parti bolchévique les moyens de tenir, non sans dommages, pendant un temps, et à l'opposition de gauche, et ensuite à la IV° Internationale de se former, d'assimiler les enseignements de la période de la révolution prolétarienne mondiale qui s'étend de la révolution russe à la seconde guerre impérialiste mondiale et de formuler le programme de transition. La dégénérescence du parti bolchévique démontre que jamais il n'y a de parti révolutionnaire achevé. Elle souligne le rôle déterminant de la construction de l'Internationale en fonction du caractère et des tâches de la révolution prolétarienne mondiale. L' avant-garde n'a pas besoin d'être auto‑proclamée ou de se faire proclamer, il s'agit là du genre de discussions purement métaphysiques, consécutives à la méthode des renégats de la IV° Internationale. L'avant-garde se définit par son rapport à l'histoire de la lutte des classes, par sa filiation historique, en fonction de la lutte pour la construction du parti révolutionnaire et de l'Internationale, nécessaires à la révolution prolétarienne mondiale, par la concordance de son programme et du processus de la révolution prolétarienne mondiale. Elle s'affirmera, se développera, et se transformera si elle est capable de mettre en œuvre, par la lutte politique, son programme.


Archives Trotsky Archives S. Just
Début Précédent Haut de la page Sommaire S. Just Suite Fin