1851-52 |
« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. » |
LONDRES, Juillet 1852.
Nous voici parvenu au dernier chapitre de l'histoire de la révolution allemande; au conflit de l'Assemblée nationale avec les gouvernements des différents Etats, notamment de la Prusse ; à l'insurrection du midi et de l'ouest de l'Allemagne et sa défaite finale par la Prusse.
Nous avons vu l'assemblée de Francfort à l'œuvre. Nous l'avons vue traitée à coups de pieds par l'Autriche, insultée par la Prusse, désobéie par les petits Etats, dupée par son propre infirme «gouvernement » central qui, à son tour, fut la dupe de tous les princes du pays sans exception. Enfin les choses devenaient menaçantes pour ce corps législatif si faible, vacillant et insipide. Il dut arrivera cette conclusion : que « la réalisation de la sublime idée de l'unité allemande était menacée » ; ce qui revenait à dire que l'assemblée de Francfort et tout ce qu'elle avait fait et comptait faire s'en irait probablement en fumée. C'est pourquoi elle se mit sérieusement à l'ouvrage, afin de produire le plus tôt possible sa grande œuvre : la « constitution impériale ». Il y avait pourtant une difficulté. Quel genre de gouvernement exécutif convenait-il d'avoir ? Un conseil exécutif ? Non pas : c'eût été, pensèrent-ils dans leur haute sagesse, faire de l'Allemagne une république. Un président ? Cela reviendrait au même. Il fallait faire revivre l'ancienne dignité impériale. Mais, comme l'empereur devait naturellement être un prince : quel prince ? A coup sûr aucun des Dii minorum gentiam1 de Reuss-Schleitz-Greitz-Lobenstein-Ebersdorf jusqu'à la Bavière : ni l'Autriche, ni la Prusse n'eussent jamais toléré cela. Ce ne pouvait être que l'Autriche ou la Prusse. Mais laquelle des deux ? Sans doute, si les circonstances eussent été plus favorables, l'auguste assemblée siégerait encore à l'heure actuelle occupée à discuter cette grave question, sans jamais aboutir à une conclusion, si l'Autriche en tranchant le nœud gordien ne leur en eût épargné la peine.
L'Autriche savait fort bien que, du moment qu'elle apparaîtrait de nouveau devant l'Europe comme une grande et forte puissance européenne, ayant dompté toutes ses provinces, la loi même de la gravité politique attirerait le reste de l'Allemagne dans son orbite, sans qu'il fût besoin de l'autorité que lui donnerait une couronne conférée par l'Assemblée de Francfort. L'Autriche était bien plus forte, bien plus libre dans ses mouvements depuis qu'elle s'était débarrassée de la fragile couronne qui gênait sa politique indépendante, sans ajouter un iota à ses forces au dedans comme au dehors de l'Allemagne. Et à supposer que l'Autriche serait incapable de maintenir sa position en Italie et en Hongrie, en ce cas elle serait dissoute et anéantie aussi en Allemagne et ne pourrait jamais prétendre à ressaisir une couronne qu'elle avait laissé lui échapper alors qu'elle était en pleine possession de toute sa force. L'Autriche se prononça donc, sans ambages, contre les résurrections impérialistes, et demanda carrément la restauration de la Diète allemande, le seul gouvernement central d'Allemagne que connaissaient et reconnaissaient les traités de 1815 ; et le 4 mars 1849 elle octroya la constitution qui n'avait d'autre signification que de déclarer l'Autriche une monarchie indivisible, centralisée et indépendante, distincte même de cette Allemagne que l'Assemblée de Francfort devait réorganiser.
De fait, cette déclaration ouverte de guerre ne laissait pas d'autre choix aux savantasses de Francfort que d'exclure l'Autriche de l'Allemagne et de créer avec le reste de ce pays une espèce de Bas-Empire, une « petite Allemagne », dont le manteau impérial, tant soit peu râpé, devait tomber sur les épaules de Sa Majesté de Prusse. C'était là, on se rappellera, la reprise d'un vieux projet, qu'avaient imaginé, il y avait 6 ou 8 ans de cela, des doctrinaires libéraux allemands du midi et du centre, qui considéraient comme une aubaine les circonstances déshonorantes grâce auxquelles leur vieille marotte fut encore une fois prônée comme le dernier « nouveau jeu » pour le salut de la patrie.
En février et mars l'Assemblée en était venue à bout des débats sur la constitution impériale ainsi que de la déclaration des droits et de la loi électorale impériale ; non sans avoir été contrainte de faire, en nombre de points, les concessions les plus contradictoires, tantôt au parti conservateur ou plutôt réactionnaire, tantôt aux fractions plus avancées de l'Assemblée. Il était évident que la direction de l'Assemblée de Francfort qui avait appartenu naguère à la droite et au centre droit (les conservateurs et les réactionnaires) passait graduellement entre les mains de la gauche ou du parti démocratique de la Chambre. La position plutôt ambiguë des députés autrichiens dans une assemblée qui avait exclu leur pays de l'Allemagne, et dans laquelle ils devaient néanmoins siéger et voter, favorisait cette rupture d'équilibre ; c'est ainsi que dès la fin février le centre gauche et la gauche, grâce à l'appui des votes autrichiens, se trouvaient généralement en majorité, tandis qu'il y avait des jours où la fraction conservatrice des Autrichiens, tout à coup et pour le plaisant de la chose, votait avec la droite et alors faisait pencher la balance du côté opposé. Le but qu'ils se proposaient par ces soubresauts était de déconsidérer l'Assemblée, chose parfaitement inutile, vu que la masse du peuple était depuis longtemps fixée sur l'ineptie et la futilité de tout ce qui venait de Francfort. On se figure aisément quel genre de constitution devait s'élaborer au milieu de pareils sauts et bonds.
La gauche de l'Assemblée — l'élite et l'orgueil de l'Allemagne révolutionnaire qu'elle croyait être — était complètement grisée par les quelques piètres succès qu'elle avait remportés grâce au bon vouloir ou plutôt au mauvais vouloir de certains politiciens autrichiens agissant à l'instigation et dans l'intérêt du despotisme autrichien. Toutes les fois que leurs propres principes, d'ailleurs peu précis, avaient approximativement et sous une forme homéopathiquement diluée, obtenu une sorte de sanction de l'Assemblée de Francfort, ces démocrates de proclamer qu'ils avaient sauvé le pays elle peuple.
Ces pauvres d'esprit, au cours de leur existence généralement obscure, avaient été si peu habitués à tout ce qui ressemble au succès, qu'ils croyaient positivement que leurs petits amendements, passés à quelques voix de majorité, changeraient la face de l'Europe. Dès le début de leur carrière législative ils avaient été plus profondément atteints que les autres fractions de l'Assemblée par cette maladie incurable : le crétinisme parlementaire, maladie qui fait pénétrer dans ses infortunes victimes la conviction solennelle que le monde entier, son histoire et son avenir, est gouverné et déterminé par une majorité de votes dans le corps représentatif particulier qui a l'honneur de les compter parmi ses membres : et que tout ce qui se passe au dehors des murs de leur Chambre — guerres, révolutions, constructions de chemins de fer, découvertes de mines d'or californiennes, canaux de l'Amérique centrale, armées russes et autres choses semblables ayant quelques prétentions à exercer de l'influence sur les destinées de l'humanité — n'est rien, comparé aux événements incommensurables pivotant sur l'importante question, quelle qu'elle soit, qui en ce moment précis occupe l'attention de la haute Assemblée. Le parti démocratique de l'assemblée, ayant réussi à introduire en contrebande quelques-unes de ces panacées dans la constitution impériale, était désormais obligé de la soutenir, bien que pour tous les points essentiels elle se trouvât en contradiction flagrante avec ses propres principes, proclamés à maintes reprises ; et quand, à la fin, ce produit bâtard fut abandonné par ses principaux auteurs et légué au parti démocratique, celui-ci accepta l'héritage et lutta pour cette constitution monarchique contre tous ceux mêmes qui maintenant proclamaient ses propres principes républicains. Toutefois, il n'y avait là, il faut en convenir, qu'une contradiction apparente. Le caractère flottant, contradictoire, incomplet de la constitution impériale, était la parfaite image des idées politiques confuses, contradictoires et embryonnaires de Messieurs les démocrates. Et si leurs propres paroles et écrits — pour autant qu'ils savaient écrire — n'en fournissaient pas une preuve suffisante, leurs actions la fourniraient ; car il est bien entendu qu'on doit juger un homme non sur ses prétentions, mais sur ses actions, non sur ce qu'il prétend être, mais sur ce qu'il est et fait réellement ; or, les actions de ces héros de la démocratie allemande parlent assez haut par elles-mêmes, comme nous le verrons par la suite. Cependant la constitution impériale avec tout son attirail et ses accessoires fut définitivement votée, et le 28 mars le roi de Prusse, par 290 votes, contre 248 abstentions et 200 absents, fut élu empereur d'Allemagne, minus l'Autriche. L'ironie historique était complète ; la farce impériale jouée dans les rues de Berlin stupéfait, trois jours après la révolution du 18 mars 1848, par Frédéric-Guillaume IV, dans un état qui partout ailleurs l'aurait fait tomber sous le coup de la loi contre l'ivrognerie — cette dégoûtante farce fut sanctionnée exactement un an après par la prétendue assemblée représentative de toute l'Allemagne. C'était donc là le résultat de la révolution allemande.
Notes
1 Dieux mineurs. (Note de la MIA)