1851-52 |
« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. » |
Révolution et contre-révolution en Allemagne
XIV – La restauration de l'ordre – La Diète et la
Chambre
LONDRES, Avril 1852.
Les premiers mois de l'année 1849 furent employés par les gouvernements de l'Autriche et de la Prusse à poursuivre les avantages obtenus en octobre et novembre 1848. Le Reichstag autrichien, depuis la prise de Vienne, n'existait plus que de nom dans une petite ville de campagne en Moravie, appelée Kremsir. Là les députés slaves, qui avec leurs constituants avaient principalement contribué à relever le gouvernement autrichien de sa prostration, furent punis de leur trahison de la révolution européenne. Le gouvernement, dès qu'il eut recouvré ses forces, traita le Reichstag avec le plus parfait mépris, et lorsque les premiers succès des armes impériales faisaient prévoir une prompte terminaison de la guerre hongroise, on fit dissoudre le Reichstag le 4 mai et disperser les députés par la force armée. Alors les Slaves reconnurent enfin qu'ils étaient joués, et ils crièrent : « Allons à Francfort et continuons là l'opposition qu'on nous empêche de faire ici ». Mais il était trop tard, et le simple fait qu'ils n'avaient d'autre alternative que de se tenir tranquilles ou d'aller rejoindre rassemblée de Francfort, ce seul fait montre à quel point ils étaient désemparés.
Ainsi prirent fin, pour lors, et probablement pour toujours, les tentatives des Slaves d'Allemagne pour recouvrer une existence nationale indépendante. Des restes éparpillés de nombreuses nations dont la nationalité et la vitalité politique avaient été étouffées depuis longtemps et qui avaient été contraints pendant près de mille ans de marcher dans les traces d'une nation plus puissante, qui les avaient conquis ; tout comme les Gallois en Angleterre, les Basques en Espagne, les Bas Bretons en France, et plus récemment les créoles espagnols et français dans les parties de l'Amérique du Nord occupées dans les derniers temps par la race anglo-américaine, — ces nationalités mourantes, les Bohémiens, les Carinthiens, les Dalmates, etc., avaient tenté de profiter de la confusion générale de 1848 pour rétablir leur statu quo politique de l'an de grâce 800. L'histoire de mille ans aurait dû leur montrer qu'un pareil regrès était impossible : que si le territoire à l'Est de l'Elbe et de la Saale avait été autrefois occupé par des Slaves alliés entre eux, ce fait prouvait seulement la tendance historique, en même temps que la capacité physique et intellectuelle de la nation allemande pour soumettre, absorber et s'assimiler ses anciens voisins orientaux ; que-cette tendance absorbante des Allemands avait toujours été et était encore un des plus puissants moyens de propager la civilisation de l'Europe occidentale dans l'Est de ce continent ; qu'elle ne s'arrêterait qu'alors que le procès de germanisation aurait atteint les confins de nations grandes, compactes et fermées, capables d'une existence nationale autonome, telles que les Hongrois, et jusqu'à un certain point, les Polonais ; et que par conséquent, c'était le sort naturel et inéluctable de ces nations moribondes de laisser s'accomplir ce procès de dissolution et d'absorption par des voisins plus puissants qu'elles. Sans doute, ce n'est pas là une perspective flatteuse pour l'ambition nationale des rêveurs panslavistes, qui avaient réussi à remuer une partie des Bohémiens et des Slaves du Sud ; mais peuvent-ils espérer que l'histoire rétrogradera de mille ans pour faire plaisir à quelques phtisiques groupements d'hommes, lesquels, tout le long du territoire qu'ils occupent, côtoient et se mêlent à des Allemands, lesquels de temps presque immémorial n'ont eu d'autre langue, pour toutes les fins de la civilisation, que l'allemand, et auxquels font défaut les toutes premières conditions d'une existence nationale, à savoir, le nombre et un territoire compact ?
Aussi bien, le soulèvement panslaviste, derrière lequel, dans tous les territoires des Slaves allemands et hongrois, se dissimulait l'aspiration au rétablissement de l'indépendance de toutes ces innombrables petites nations, entrait-il partout en collision avec les mouvements révolutionnaires européens ; et les Slaves, bien qu'ils prétendissent combattre, pour la liberté, se rangeaient invariablement (la fraction démocratique des Polonais excepté) du côté du despotisme et de la réaction. Ce fut le cas en Allemagne, en Hongrie, et même par-ci, par-là, en Turquie. Traîtres à la cause populaire, soutien et appui principal de la cabale du gouvernement autrichien, ils s'étaient mis hors la loi aux yeux de toutes les nations révolutionnaires. Et quoique nulle part les masses de la population, à cause de leur ignorance même, ne se fussent mêlées des mesquines querelles nationales suscitées par les chefs panslavistes, on n'oubliera jamais, cependant, qu'à Prague, une ville à demi allemande, une foule de fanatiques slaves acclamèrent et répétèrent le cri : « Plutôt le knout russe que la liberté allemande ! » Après l'avortement de leur première tentative en 1848, et après la leçon que leur a infligée le gouvernement autrichien, il n'est guère probable qu'ils tentent un nouvel effort en d'autres circonstances ! Mais dans le cas où ils essayeraient encore une fois, sous des prétextes semblables, de lier partie avec les forces contre-révolutionnaires, le devoir de l'Allemagne est tout indiqué. Nulle nation en état de révolution, et engagée dans une guerre externe, ne saurait tolérer une Vendée au cœur même du pays.
Pour ce qui est de la constitution proclamée par l'empereur en même temps que la dissolution du Reichstag, il est inutile d'y revenir, puisque pratiquement elle n'a jamais existé, et qu'à l'heure présente elle est abolie tout à fait. Dès le 4 mars 1849, l'absolutisme a été rétabli de fait en Autriche. En Prusse les Chambres se réunirent au mois de février pour ratifier et réviser la nouvelle charte octroyée par le roi. Elles siégèrent pendant six semaines environ, se montrant assez humbles et dociles à l'égard du gouvernement, sinon tout à fait disposées à aller aussi loin que le roi et les ministres l'eussent désiré. Aussi à la première occasion favorable furent-elles dissoutes.
Pour l'instant, l'Autriche et l'Allemagne étaient donc débarrassées du contrôle parlementaire. Désormais les gouvernements concentraient tout le pouvoir dans leurs mains et pouvaient l'exercer au gré de leurs besoins, l'Autriche en Hongrie et en Italie, la Prusse en Allemagne. Car la Prusse aussi se préparait à une campagne qui devait rétablir l' « ordre » dans les petits Etats.
La contre-révolution ayant triomphé dans les deux grands centres d'action d'Allemagne — à Vienne et à Berlin — la lutte ne restait indécise que dans les Etats secondaires, bien que là aussi la balance penchât de plus en plus du côté de la réaction. Ces Etats, nous l'avons dit, trouvèrent un centre commun dans l'Assemblée nationale de Francfort. Or cette soi-disant Assemblée nationale, dont l'esprit réactionnaire s'était depuis longtemps manifesté si ouvertement que le peuple de Francfort lui-même s'était insurgé contre elle, avait cependant eu une origine plus ou moins révolutionnaire ; elle occupait, en janvier, une position révolutionnaire anormale ; sa compétence n'avait jamais été bien déterminée, mais elle avait finalement pris la décision — jamais reconnue, il est vrai, par les grands Etats — que ses résolutions auraient force de loi. Dans ces circonstances et alors que le parti monarchiste constitutionnel vit sa position changer de face par le relèvement des absolutistes, quoi d'étonnant que la bourgeoisie libérale, monarchiste, de l'Allemagne presque tout entière ait mis son dernier espoir dans la majorité de cette assemblée, tandis que la petite bourgeoisie, le noyau du parti démocratique, se serrait dans sa détresse grandissante autour de la minorité de ce même corps qui effectivement formait la dernière phalange parlementaire compacte de la démocratie. D'un autre côté, les grands gouvernements et, en particulier, le ministère prussien, comprirent toujours davantage l'incompatibilité d'un pareil corps électif irrégulier avec le système monarchique de l'Allemagne rétabli ; et s'ils n'en exigèrent pas la dissolution immédiate, c'était uniquement parce que l'heure n'était pas encore venue, et que la Prusse espérait s'en servir, au préalable, pour l'avancement de ses propres desseins ambitieux.
En attendant, cette pauvre assemblée tombait toujours davantage en proie à la confusion. A Vienne et à Berlin on avait traité ses députations avec le plus profond mépris ; un de ses membres, malgré son inviolabilité, avait été exécuté à Vienne comme un rebelle ordinaire. Nulle part on ne s'inquiétait plus de ses décrets ; quand, par aventure, il arrivait aux grandes puissances de s'en occuper, c'était pour lui adresser des notes et des protestations qui contestaient l'autorité de l'assemblée pour voter des lois et des résolutions liant leurs gouvernements. Le pouvoir exécutif central de l'assemblée était impliqué dans des querelles diplomatiques avec à peu près tous les cabinets d'Allemagne, et malgré tous leurs efforts, ni l'assemblée, ni le gouvernement central ne purent obtenir de l'Autriche et de la Prusse qu'elles exposassent leurs vues, projets et réclamations définitifs. L'assemblée, enfin, commençait à comprendre au moins ceci : qu'elle avait laissé échapper de ses mains tout pouvoir, qu'elle était à la merci de l'Autriche et de la Prusse, et que si elle devait doter l'Allemagne d'une constitution fédérale, il lui faudrait se mettre à l'œuvre sur l'heure, et sérieusement. Et bon nombre de ses membres ondoyants s'apercevaient aussi qu'ils avaient été grossièrement trompés par les gouvernements. Mais que pouvaient-ils, dans leur impuissance, faire maintenant ? La seule chose qui aurait pu les sauver, c'eût été de passer résolument et promptement dans le camp du peuple, et le succès même de ce pas était plus que douteux. Et où, dans cette foule égarée d'individus irrésolus, bornés et vaniteux qui, tandis que l'incessant va-et-vient de rumeurs contradictoires et de notes diplomatiques les avait complètement ahuris, cherchèrent leur unique consolation et refuge dans l'assurance éternellement renouvelée que c'étaient eux les meilleurs, les plus grands, les plus sages de la nation et qu'eux seuls étaient capables de sauver l'Allemagne — où, parmi ces pauvres hères, qu'une seule année de vie parlementaire avait transformés en parfaits crétins, où étaient, demandons-nous, les hommes capables d'une résolution prompte et décisive, sans parler d'une action énergique et logique ?
Enfin le gouvernement autrichien jeta le masque. Dans sa constitution du 4 mars, il proclama l'Autriche une monarchie indivisible, avec des finances, un système de droits douaniers et une institution militaire communs, écartant par là toute barrière et toute distinction entre les provinces allemandes et non-allemandes. Cette déclaration fut faite contrairement aux résolutions et articles de la constitution fédérale projetée que déjà l'Assemblée de Francfort avait adoptée. L'Autriche lui avait jeté le gant et la pauvre assemblée n'avait pas d'autre choix que de le relever. Elle le fit avec accompagnement de fanfaronnades que l'Autriche, consciente de sa force et du parfait néant de l'assemblée, pouvait bien laisser passer. Et cette représentation du peuple allemand, comme elle s'intitulait, dans le but de se venger de cette insulte de l'Autriche, ne trouva rien de mieux que de se jeter pieds et poings liés aux genoux du gouvernement prussien. Quelque incroyable que cela paraisse, elle plia l'échine devant les ministres précisément qu'elle avait flétris comme inconstitutionnels et impopulaires et desquels elle avait vainement exigé le renvoi.
Les détails de cette honteuse transaction et les événements tragi-comiques qui suivirent feront l'objet de notre prochain article.