1938 |
Source : Fourth International [New York], Vol.7 No.2, février 1946, pp.53-59. |
Trotski : La signification du programme est la signification du parti. Le parti est l'avant-garde de la classe. Le parti est formé par sélection parmi les éléments les plus conscients, les plus avancés, les plus dévoués et le parti peut jouer un rôle politique historique important sans relation directe avec sa force numérique. Un petit parti peut jouer un grand rôle. Par exemple, dans la première révolution russe de 1905, la fraction bolchevique ne comptait pas plus de 10.000 membres, les mencheviks 10.000 à 12.000 ; c'est le maximum. A cette époque, ils appartenaient au même parti, de sorte que le parti dans son ensemble ne comptait pas plus de 20.000 à 22.000 ouvriers. Le parti a guidé les Soviets dans tout le pays grâce à une politique correcte et à sa cohésion. On peut objecter que la différence entre les Russes et les Américains, ou tout autre vieux pays capitaliste, était que le prolétariat russe était un prolétariat totalement frais, vierge, sans aucune tradition de syndicats, de réformisme conservateur. C'était une jeune classe ouvrière vierge qui avait besoin d'une direction et cherchait cette direction. Malgré le fait que le parti dans son ensemble n'avait pas plus de 20.000 ouvriers, ce parti a guidé dans la lutte 23.000.000 d'ouvriers.
Maintenant, c'est quoi le parti ? En quoi consiste la cohésion ? Cette cohésion est une compréhension commune des événements, des tâches, et cette compréhension commune - c'est le programme du parti. De même que les ouvriers actuels, plus que les anciens barbares, ne peuvent travailler sans outils, de même dans le parti le programme est l'instrument. Sans le programme, chaque ouvrier doit improviser son outil, trouver des outils improvisés, et chacun contredit l'autre.
Ce n'est que lorsque nous aurons organisé l'avant-garde sur la base de conceptions communes que nous pourrons alors agir.
On peut dire que nous n'avions pas de programme jusqu'à ce jour. Pourtant nous avons agi. Mais ce programme a été formulé en différents articles, différentes motions, etc. En ce sens, le projet de programme ne présage pas d'une nouvelle invention, ce n'est pas l'écrit d'un seul homme. C'est la somme du travail collectif jusqu'à aujourd'hui. Mais une telle somme est absolument nécessaire pour donner aux camarades une idée de la situation, une compréhension commune. Les anarchistes et intellectuels petits-bourgeois ont peur de vouloir donner à un parti des idées communes, une attitude commune. Dans l'opposition, ils souhaitent des programmes moraux. Mais pour nous ce programme est le fruit d'une expérience commune. Il n'est imposé à personne car celui qui adhère au parti le fait volontairement.
Je crois qu'il est important à cet égard de souligner ce que nous entendons par liberté en contradiction avec nécessité. La conception selon laquelle nous devrions avoir une individualité libre est très souvent une conception petite-bourgeoise. Ce n'est qu'une fiction, une erreur. Nous ne sommes pas libres. Nous n'avons pas de libre arbitre au sens de la philosophie métaphysique. Quand je veux boire un verre de bière j'agis en homme libre mais je n'invente pas le besoin de bière. Cela vient de mon corps. Je ne suis que l'exécutant. Mais dans la mesure où je comprends les besoins de mon corps et que je peux les satisfaire consciemment, alors j'ai la sensation de liberté, la liberté par la compréhension de la nécessité. Dans ce cas, la compréhension correcte de la nécessité de leur corps est la seule véritable liberté possible pour les animaux et l'homme est un animal. Il en va de même pour la classe ouvrière. Le programme de la classe ne peut pas tomber du ciel. Nous ne pouvons arriver qu'à comprendre les nécessités. Là où c'était le corps c'est ici la nécessité de la société. Le programme est l'articulation de la nécessité, que nous avons appris à comprendre, et puisque la nécessité est la même pour tous les membres de la classe, nous pouvons parvenir à une compréhension commune des tâches et la compréhension de cette nécessité est le programme.
Nous pouvons aller plus loin et dire que la discipline de notre parti doit être très sévère parce que nous sommes un parti révolutionnaire luttant contre un formidable bloc d'ennemis conscients de leurs intérêts. Maintenant nous sommes attaqués non seulement par la bourgeoisie mais aussi par les staliniens, les plus venimeux des agents de la bourgeoisie. Une discipline absolue est nécessaire, mais elle doit provenir d'une compréhension commune. Si elle est imposée du dehors, c'est un joug. Si elle vient de la compréhension interne, c'est une expression de la personnalité, mais sinon c'est un joug. Alors la discipline est une expression de la libre individualité. Il n'y a pas une opposition entre la volonté personnelle et le parti car j'y suis entré de mon plein gré. Le programme aussi est fondé sur cette base et ce programme ne peut être sur une base politique et morale sûre que si nous le comprenons très bien.
Pourquoi le projet de programme n'est pas achevé
Le projet de programme n'est pas un programme complet. On peut dire que dans ce projet de programme il y a des choses qui manquent et il y a des choses qui par nature n'appartiennent pas au programme. Les choses qui n'appartiennent pas au programme sont les commentaires. Ce programme contient non seulement des mots d'ordre mais aussi des commentaires et des polémiques contre des adversaires. Mais ce n'est pas un programme complet. Un programme complet devrait comprendre une expression théorique de la société capitaliste moderne dans sa phase impérialiste. Les raisons de la crise, de la croissance du nombre des chômeurs, etc. et dans ce projet, cette analyse n'est que brièvement résumée dans le premier chapitre parce que nous avons déjà écrit sur ces choses dans des articles, des livres, etc. Nous écrirons plus et mieux. Mais, pour des raisons pratiques, ce qui est dit ici suffit car nous sommes tous du même avis. Le début du programme n'est pas terminé. Le premier chapitre ne donne que des indications et non une expression complète. La fin du programme aussi n'est pas complète car on n'y parle pas de la révolution sociale, de la prise du pouvoir par l'insurrection, de la transformation de la société capitaliste en dictature, de la dictature en société socialiste. Le lecteur n'est amené qu'au pas de la porte. C'est un programme d'action allant d'aujourd'hui jusqu'au début de la révolution socialiste. Et du point de vue pratique, ce qui est maintenant le plus important est de savoir comment orienter les différentes couches du prolétariat dans la direction de la révolution sociale. J'ai entendu dire que maintenant les camarades de New York commencent à organiser des cercles dans le but non seulement d'étudier et de critiquer le projet de programme, mais aussi d'élaborer les voies et moyens pour présenter le programme aux masses et je crois que c'est là la meilleure méthode que notre parti peut utiliser.
Le programme n'est qu'une première approximation. Il est trop général au sens où il est présenté à la conférence internationale pour toute la prochaine période. Il exprime la tendance générale du développement dans le monde entier. Nous avons ici un court chapitre consacré aux pays semi-coloniaux et coloniaux. Nous avons ici un chapitre consacré aux pays fascistes, un chapitre pour l'Union soviétique, etc. Il est clair que les caractéristiques générales de la situation mondiale sont générales parce que tous les pays sont sous la pression de l'économie impérialiste, mais chaque pays a ses conditions particulières et la vraie vie politique, dans chaque pays et même dans chaque partie du pays, doit commencer par ces conditions particulières. C'est pourquoi aux États-Unis une approche très sérieuse du programme est le premier devoir de chaque camarade.
Il y a deux dangers dans l'élaboration du programme. La première est de rester sur des lignes abstraites générales et de répéter les mots d'ordre généraux sans lien réel avec les syndicats de la localité. C'est la tendance à l'abstraction sectaire. L'autre danger est au contraire de trop s'adapter aux conditions locales, aux conditions spécifiques, de perdre la ligne révolutionnaire générale. Je crois qu'aux États-Unis le deuxième danger est le plus immédiat. Je me souviens surtout qu'en matière de militarisation, de piquets armés, etc. certains camarades avaient peur que ce ne soit pas réel pour les ouvriers, etc.
Ces derniers jours, j'ai lu un livre français écrit par un ouvrier italien sur la montée du fascisme en Italie. L'écrivain est opportuniste. Il était socialiste, mais ce ne sont pas ses conclusions qui sont intéressantes mais les faits qu'il présente. Il donne l'image du prolétariat italien en 1920-1921 notamment. C'était une organisation puissante. Ils avaient 160 députés parlementaires socialistes. Ils avaient plus d'un tiers des communes entre leurs mains, les sections les plus importantes de l'Italie, les centres de la puissance ouvrière étaient entre les mains des socialistes. Aucun capitaliste ne pouvait embaucher ou licencier sans le consentement du syndicat et cela s'appliquait aussi bien aux travailleurs agricoles qu'industriels. Cela semblait être 49% de la dictature du prolétariat, mais la réaction de la petite bourgeoisie, des officiers démobilisés était terrible face à cette situation. Puis l'auteur raconte comment ont été organisées de petites bandes sous la direction d'officiers et comment elles ont été envoyées dans des bus dans toutes les directions. Dans des villes de 10.000 habitants aux mains des socialistes, trente hommes organisés sont entrés dans la ville, ont incendié la municipalité, incendié les maisons, fusillé les chefs, ont imposé les conditions de travail des capitalistes, puis ils sont allés ailleurs et ont répété la même chose dans des centaines et des centaines de villes, les unes après les autres. Avec une terreur terrible et ces actes systématiques, ils ont totalement détruit les syndicats et sont ainsi devenus les patrons de l'Italie. Ils étaient une infime minorité.
Méthodes des fascistes
Les ouvriers ont déclaré une grève générale. Les fascistes ont envoyé leurs bus et réprimé toutes les grèves locales et, avec une petite minorité organisée, ont anéanti les organisations ouvrières. Vinrent ensuite les élections et les ouvriers sous la terreur élirent le même nombre de députés. Ceux-ci ont protesté au parlement jusqu'à sa dissolution. C'est la différence entre le pouvoir formel et le pouvoir réel. Tous les députés étaient sûrs d'avoir le pouvoir, pourtant ce formidable mouvement et son esprit de sacrifice fut brisé, écrasé, aboli par quelque 10.000 fascistes bien organisés, animés d'un esprit de sacrifice et de bons chefs militaires.
Aux États-Unis, c'est peut-être différent, mais les tâches fondamentales sont les mêmes. J'ai lu sur la tactique de Hague [le major de Jersey City, New Jersey, aux États-Unis, qui a fonctionné, plus ou moins, comme un fasciste]. C'est une répétition d'un coup fasciste. Il représente des petits patrons devenus furieux parce que la crise s'est aggravée. Il a son gang qui est absolument inconstitutionnel. C'est très, très contagieux. Avec l'approfondissement de la crise, il va s'étendre à tout le pays et Roosevelt qui est un très bon démocrate dira : "C'est peut-être la seule solution".
C'était la même chose en Italie. Il y avait un ministre qui invitait les socialistes à participer. Les socialistes ont refusé. Il a fait entrer les fascistes. Il pensait pouvoir les mettre en balance avec les socialistes, mais ils ont également écrasé le ministre. Maintenant, je pense que l'exemple du New Jersey est très important. Nous devons tout utiliser, mais cela en particulier. Je proposerai une série spéciale d'articles sur la façon dont les fascistes sont devenus victorieux. Nous pouvons devenir victorieux de la même manière mais nous devons avoir un petit corps armé avec le soutien du grand corps des travailleurs. Nous devons avoir la meilleure discipline, des travailleurs organisés, des comités de défense, sinon nous serons écrasés et je crois que nos camarades aux États-Unis ne se rendent pas compte de l'importance de cette question. Une vague fasciste peut se répandre en deux ou trois ans et les meilleurs dirigeants ouvriers seront lynchés de la pire manière comme les nègres du Sud. Je crois que la terreur aux États-Unis sera la plus terrible de toutes. C'est pourquoi il faut commencer très modestement c'est-à-dire avec des groupes de défense mais il faut les lancer tout de suite.
Question : Comment procède-t-on concrètement pour lancer les groupes de défense ?
Trotsky : C'est très simple. Avez-vous un piquet pendant une grève? Lorsque la grève est terminée, nous disons que nous devons défendre notre syndicat en rendant ce piquet de grève permanent.
Question : Le parti crée-t-il lui-même le groupe de défense avec ses propres membres ?
Trotsky : Les mots d'ordre du parti doivent être lancés dans les quartiers où nous avons des sympathisants et des ouvriers qui nous défendront. Mais un parti ne peut pas créer une organisation de défense indépendante. La tâche est de créer un tel organe dans les syndicats. Nous devons avoir ces groupes de camarades avec une très bonne discipline, avec de bons dirigeants, prudents, pas facilement provocables parce que de tels groupes peuvent être provoqués facilement. La tâche principale pour l'année prochaine serait d'éviter les conflits et les affrontements sanglants. Il faut les réduire au minimum avec une organisation minoritaire pendant les grèves, en temps de paix. Pour empêcher les réunions fascistes, c'est une question de rapport de forces. Nous seuls ne sommes pas forts, mais nous proposons un front uni.
Hitler explique son succès dans son livre. La social-démocratie était extrêmement puissante. À une réunion de la social-démocratie, il a envoyé un groupe avec Rudolf Hess. Il dit qu'à la fin de la réunion ses trente garçons ont expulsé tous les ouvriers qui ont été incapables de s'opposer à eux. Il sut alors qu'il serait victorieux. Les travailleurs n'étaient organisés que pour payer les cotisations. Aucune préparation pour d'autres tâches. Maintenant, nous devons faire ce qu'Hitler a fait mais à l'envers. Envoyez 40 à 50 hommes pour dissoudre la réunion. Cela a une importance énorme. Les ouvriers deviennent des éléments aguerris et combattants. Ils deviennent des précurseurs. La petite bourgeoisie pense que ce sont des gens sérieux. Un tel succès ! Cela a une importance énorme car une si grande partie de la population est aveugle, arriérée, opprimée, elle ne peut être excitée que par le succès. Nous ne pouvons que réveiller l'avant-garde mais cette avant-garde doit ensuite réveiller les autres. C'est pourquoi je le répète, c'est une question très importante. À Minneapolis, où nous avons des camarades puissants très qualifiés, nous pouvons commencer et montrer cela à tout le pays.
Je crois qu'il serait utile de discuter un peu d'une partie du projet qui n'est pas suffisamment développée dans notre texte. C'est la partie théorique générale. Dans la dernière discussion, j'ai remarqué que la partie théorique du programme en tant qu'analyse générale de la société n'est pas donnée complètement dans le projet mais est remplacée par quelques brèves indications. En revanche, il ne contient pas les parties traitant de la révolution, de la dictature du prolétariat et de la construction de la société après la révolution : seule la période de transition est couverte. Nous avons maintes fois répété que le caractère scientifique de notre activité consiste dans le fait que nous adaptons notre programme non pas aux conjonctures politiques ou à la pensée ou à l'humeur des masses aujourd'hui, mais nous adaptons notre programme à la situation objective telle qu'elle est représentée par la structure de classe et économique de la société. La mentalité peut être arriérée, alors la tâche politique du parti est de mettre la mentalité en harmonie avec les faits objectifs, de faire comprendre aux ouvriers les tâches objectives. Mais nous ne pouvons pas adapter le programme à la mentalité arriérée des travailleurs. La mentalité, l'humeur est un facteur secondaire – le facteur premier est la situation objective. C'est pourquoi nous avons entendu ces critiques ou ces appréciations selon lesquelles certaines parties du programme ne sont pas conformes à la situation.
Notre programme doit correspondre à la situation objective
Partout je demande que devons-nous faire? Adapter notre programme à la situation objective ou à la mentalité des travailleurs ? Et je crois que cette question doit être posée à chaque camarade qui dit que ce programme n'est pas adapté à la situation américaine. Ce programme est un programme scientifique. Il est basé sur une analyse objective de la situation objective. Elle ne peut être comprise par l'ensemble des travailleurs. Ce serait très bien si l'avant-garde la comprenait dans la période suivante et qu'elle se retournait alors et disait aux ouvriers : "Vous devez vous garder du fascisme".
Qu'entend-on par situation objective ? Il s'agit ici d'analyser les conditions objectives d'une révolution sociale. Ces conditions sont exposées dans les travaux de Marx et d'Engels et restent dans leur essence inchangées aujourd'hui. Tout d'abord, Marx a dit un jour qu'aucune société ne quitte sa place tant qu'elle n'a pas totalement épuisé ses possibilités. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'on ne peut pas éliminer une société par une volonté subjective, qu'on ne peut pas organiser une insurrection comme les blanquistes. Que signifient les « possibilités » ? Qu'une "société ne peut pas partir ?" Tant que la société est capable de développer les forces productives et d'enrichir la nation, elle reste forte, stable. C'était la condition de la société esclavagiste, de la société féodale et de la société capitaliste. Nous arrivons ici à un point très intéressant que j'ai analysé précédemment dans mon introduction au Manifeste Communiste. Marx et Engels ont attendu une révolution durant tout leur vivant. C'est surtout dans les années 1848-1850 qu'ils s'attendaient à une révolution sociale. Pourquoi ? Ils disaient que le système capitaliste basé sur le profit privé était devenu un frein au développement des forces productives. Était-ce correct ? Oui et non. C'était correct dans le sens où si les ouvriers avaient été capables de répondre aux besoins du XIXe siècle et de prendre le pouvoir, le développement des forces productives aurait été plus rapide et la nation plus riche. Mais étant donné que les travailleurs n'en étaient pas capables, le système capitaliste est resté avec ses crises, etc. Pourtant, la tendance générale était montante. La dernière guerre (1914-1918) a résulté du fait que le marché mondial est devenu trop étroit pour le développement des forces productives et que chaque nation a essayé de repousser toutes les autres et de s'emparer du marché mondial à ses propres fins. Ils n'ont pas pu réussir et nous voyons maintenant que la société capitaliste entre dans une nouvelle étape. Beaucoup disent que c'est le résultat de la guerre, mais la guerre était le résultat du fait que la société avait épuisé ses possibilités. La guerre n'était que l'expression de son incapacité à se développer davantage. Nous avons après la guerre une crise historique de plus en plus profonde. Partout le développement capitaliste était prospérité et crise mais la résultante des crises et de la prospérité était ascendante. A partir de la guerre, nous voyons les cycles de crise et de prospérité former une ligne descendante. Cela signifie que maintenant cette société a épuisé totalement ses possibilités internes et doit être remplacée par une nouvelle société, ou alors l'ancienne société ira vers la barbarie tout comme l'ont fait les civilisations de la Grèce et de Rome parce qu'elles avaient épuisé leurs possibilités et qu'aucune classe ne pouvait les renverser.
Trois conditions pour une nouvelle société
C'est la question aujourd'hui et surtout aux États-Unis. La première condition requise maintenant pour une nouvelle société est que les forces productives soient suffisamment développées pour donner naissance à une société supérieure. Les forces productives sont-elles suffisamment développées pour cela ? Oui, elles ont été suffisamment développées au XIXe siècle – pas aussi bien qu'aujourd'hui, mais suffisamment. Maintenant, surtout aux États-Unis, il serait très facile pour un bon statisticien de prouver que si les forces productives américaines étaient libérées, elles pourraient même aujourd'hui être doublées ou triplées. Je crois que nos camarades devraient faire une telle enquête statistique.
Deuxième condition – il doit y avoir une nouvelle classe progressiste suffisamment nombreuse et économiquement influente pour imposer sa volonté à la société. Cette classe est le prolétariat. Elle doit être la majorité de la nation ou doit avoir la possibilité de diriger la majorité. En Angleterre, la classe ouvrière est la majorité absolue. En Russie c'était une minorité mais elle avait la possibilité de diriger les paysans pauvres. Aux États-Unis c'est au moins la moitié de la population mais il y a la possibilité de diriger les agriculteurs.
La troisième condition est le facteur subjectif. Cette classe doit comprendre sa position dans la société et avoir ses propres organisations. C'est la condition qui fait maintenant défaut du point de vue historique. Socialement, c'est non seulement possible, mais une nécessité absolue dans le sens où c'est soit le socialisme, soit la barbarie. C'est l'alternative historique.
Nous avons mentionné dans la discussion que M. Hague n'est pas un vieil homme stupide qui imagine qu'un système médiéval existe dans sa ville. Il est un éclaireur avancé de la classe capitaliste américaine.
Jack London a écrit un livre, "Le Talon de Fer". Je le recommande pour maintenant. Il a été écrit en 1907. A cette époque, cela semblait un rêve terrible, mais maintenant c'est une réalité absolue. Il donne le développement de la lutte des classes aux États-Unis avec la classe capitaliste conservant le pouvoir à travers de terribles répressions. C'est l'image du fascisme. L'idéologie qu'il décrit correspond même à Hitler. C'est très intéressant.
A Newark, le maire commence à imiter Hague et ils s'inspirent tous de Hague et des grands patrons. Il est absolument certain que Roosevelt observera que maintenant, dans la crise, il ne peut rien faire avec des moyens démocratiques. Il n'est pas fasciste comme le prétendaient les staliniens en 1932. Mais son initiative sera paralysée. Que peut-il faire ? Les ouvriers sont mécontents. Les grands patrons sont mécontents. Il ne peut que manœuvrer jusqu'à la fin de son mandat et ensuite dire au revoir. Un troisième mandat pour Roosevelt est absolument exclu.
L'imitation du maire de Newark a une importance énorme. En deux ou trois ans, vous pouvez avoir un puissant mouvement fasciste de caractère américain. Qu'est-ce que Hague ? Il n'a rien à voir avec Mussolini ou Hitler, mais c'est un fasciste américain. Pourquoi est-il excité ? Parce que la société ne peut plus être dirigée par des moyens démocratiques.
Il serait bien sûr inadmissible de tomber dans l'hystérie.
Le danger que la classe ouvrière soit dépassée par les événements est indiscutable, mais nous ne pouvons combattre ce danger que par un développement énergique et systématique de notre propre activité sous des mots d'ordre révolutionnaires adéquats et non par des efforts fantastiques pour sauter par-dessus nos têtes.
La démocratie n'est la règle que pour les grands patrons. Il faut bien comprendre ce que Lundberg a montré dans son livre, que 60 familles gouvernent les États-Unis. Mais comment ? Par des moyens démocratiques jusqu'à aujourd'hui. Ils sont une petite minorité entourée des classes moyennes, de la petite bourgeoisie, des ouvriers. Ils doivent avoir la possibilité d'intéresser les classes moyennes à cette société. Ils ne doivent pas les désespérer. Il en va de même vis-à-vis des travailleurs. Du moins les couches supérieures. S'il y a une opposition, ils peuvent vouloir briser les possibilités révolutionnaires des couches inférieures et c'est pour eux la seule façon de faire fonctionner la démocratie.
Un régime "démocratique" n'est possible que pour les nations riches
Le régime démocratique est la manière la plus aristocratique de gouverner.
Cela n'est possible que pour une nation riche. Chaque démocrate britannique a 9 ou 10 esclaves travaillant dans les colonies. La société grecque antique était une démocratie esclavagiste. On peut dire la même chose dans un certain sens de la démocratie britannique, de la Hollande, de la France, de la Belgique. Les États-Unis n'ont pas de colonies directes mais ils ont l'Amérique latine et le monde entier est une sorte de colonie pour les États-Unis, sans parler de l'appropriation du continent le plus riche et du développement sans tradition féodale. C'est une nation historiquement privilégiée mais les nations capitalistes privilégiées ne diffèrent des nations capitalistes les plus « parias » que du point de vue du retard. L'Italie, la plus pauvre des grandes nations capitalistes, est devenue fasciste la première. L'Allemagne est devenue la deuxième parce que l'Allemagne n'a ni colonies ni pays subsidiaires riches et sur cette base pauvre elle a épuisé toutes ses possibilités et les ouvriers n'ont pas pu remplacer la bourgeoisie. C'est maintenant au tour des États-Unis avant même la Grande-Bretagne ou la France. Le devoir de notre parti est de saisir chaque travailleur américain et de le secouer dix fois pour qu'il comprenne quelle est la situation aux États-Unis. Qu'il ne s'agit pas d'une crise conjoncturelle mais d'une crise sociale. Notre parti peut jouer un très grand rôle. Ce qui est difficile pour un jeune parti dans une atmosphère très épaisse de traditions antérieures, d'hypocrisie, c'est de lancer un mot d'ordre révolutionnaire. "C'est fantastique", "pas adéquat en Amérique", mais il est possible que cela change au moment où vous lancerez les mots d'ordre révolutionnaires de notre programme. Quelqu'un va rire. Mais le courage révolutionnaire n'est pas seulement d'être fusillé mais de supporter le rire des imbéciles qui sont majoritaires. Quand l'un d'eux sera battu par le gang de Hague, il pensera qu'il est bon d'avoir un comité de défense et son attitude ironique changera.
Question : L'idéologie ouvrière ne fait-elle pas partie des facteurs objectifs ?
Trotsky : Pour nous, en tant que petite minorité, tout cela est objectif, y compris l'humeur des ouvriers. Mais nous devons analyser et classer les éléments de la situation objective qui peuvent être changés par notre journal et ceux qui ne peuvent pas l'être. C'est pourquoi nous disons que le programme est adapté aux éléments stables fondamentaux de la situation objective et qu'il s'agit d'adapter la mentalité des masses à ces facteurs objectifs. Adapter la mentalité est une tâche pédagogique. Il faut être patient, etc. La crise de la société est donnée comme base de notre activité. La mentalité est l'arène politique de notre activité. Nous devons la changer. Il faut donner une explication scientifique de la société, et l'expliquer clairement aux masses. C'est la différence entre le marxisme et le réformisme.
Les réformistes ont une bonne idée de ce que le public veut, comme Norman Thomas – il leur donne ça. Mais ce n'est pas une activité révolutionnaire sérieuse. Nous devons avoir le courage d'être impopulaires, de dire « vous êtes des imbéciles », « vous êtes stupides », « ils vous trahissent », et de temps en temps avec un scandale lancer nos idées avec passion. Il faut secouer de temps en temps l'ouvrier, lui expliquer, puis le secouer à nouveau, tout cela appartient à l'art de la propagande. Mais on doit être scientifique, et non soumis aux humeurs des masses. Nous sommes les gens les plus réalistes parce que nous comptons sur des faits qui ne peuvent être changés par l'éloquence de Norman Thomas. Si nous remportons un succès immédiat, nous nageons avec le courant des masses et ce courant est la révolution.
Question : Parfois, je pense que nos propres dirigeants ne ressentent pas ces problèmes.
Trotsky : Il y a peut-être deux choses. L'un est de comprendre, l'autre de le ressentir avec des muscles, des tripes. Il faut maintenant se laisser pénétrer par cette compréhension que nous devons changer notre politique. C'est la question non seulement pour les masses, mais aussi pour le parti. C'est la question non seulement pour le parti mais aussi pour la direction. Nous avons eu des discussions, des divergences. Il est impossible d'être à son poste tous en même temps. Il y a toujours des frictions. Elles sont inévitables et même nécessaires. C'était la raison d'être de ce programme, de provoquer cette discussion.
Question : Combien de temps devons-nous accorder à cette discussion entre les dirigeants ?
Trotsky : C'est très difficile à dire. Cela dépendra de nombreux facteurs. Nous ne pouvons pas accorder trop de temps. Nous devons opérer maintenant cette nouvelle orientation. C'est du nouveau et de l'ancien en même temps. Elle est basée sur toutes nos activités passées mais elle ouvre maintenant un nouveau chapitre. Maintenant, malgré les erreurs, les frictions et les conflits, un nouveau chapitre s'ouvre et nous devons y mobiliser toutes nos forces dans une attitude plus énergique. Ce qui est important, lorsque le programme est définitivement établi, c'est de bien connaître les mots d'ordre et de les appliquer habilement pour que dans toutes les régions du pays tout le monde utilise les mêmes mots d'ordre en même temps. A 3.000 on peut donner l'impression d'être 15.000 ou 50.000.
Question : Des camarades peuvent accepter abstraitement ce programme mais avons-nous les camarades expérimentés pour porter ces mots d'ordre dans les masses ? Ils sont d'accord abstraitement mais se demandent ce qu'ils peuvent faire avec les travailleurs arriérés de leur syndicat ?
Trotski : Notre parti est un parti de la classe ouvrière américaine. Vous devez vous rappeler qu'aucun puissant mouvement prolétarien, sans parler d'une puissante révolution prolétarienne, n'a jamais eu lieu aux États-Unis. En 1917, nous n'avions pas la possibilité de gagner s'il n'y avait pas eu 1905. Ma génération était très jeune. En 12 ans, nous avons eu la très grande chance de pouvoir comprendre nos défaites, de les corriger et de gagner. Mais ensuite, nous avons quand même encore perdu face aux nouveaux bureaucrates. Ainsi, nous ne pouvons pas prévoir si notre parti conduira directement la classe ouvrière américaine à la victoire. Il est possible que les ouvriers américains, qui sont patriotes, dont le niveau de vie est élevé, soient poussés à des révoltes, à des grèves. D'un côté Hague, de l'autre Lewis. Cela peut durer longtemps, des années et des années, et pendant ce temps-là, nos gens vont s'endurcir, devenir plus sûrs d'eux-mêmes, et les ouvriers diront : "Ils sont les seuls capables de voir le chemin à suivre." Seule la guerre produit des héros de guerre. Pour ce début nous avons d'excellents éléments, de très bons hommes, sérieusement éduqués, une bonne équipe, et pas une petite équipe. Dans ce sens plus général, je suis totalement optimiste. Alors je crois que le changement dans la mentalité des travailleurs américains viendra à un rythme très rapide. Que faire ? Tout le monde est inquiet, à la recherche de quelque chose de nouveau. C'est très favorable à la propagande révolutionnaire.
Nous devons nous intéresser non seulement aux éléments de l'aristocratie ouvrière mais aussi aux éléments les plus pauvres. Les travailleurs américains, même cultivés, ont leurs sommets et leurs profondeurs, c'est comme dans le sport anglais. Le sport c'est très bien mais c'est aussi un artifice pour démoraliser les ouvriers. Toute l'énergie révolutionnaire s'est dépensée dans le sport, qui était cultivé par les Britanniques, la plus intelligente des nations capitalistes. Les activités sportives devraient être entre les mains des syndicats comme partie de l'éducation révolutionnaire. Mais vous avez une bonne partie des jeunes et des femmes qui ne sont pas assez riches pour y participer. Il faut au parti des tentacules pour pénétrer partout dans les couches les plus profondes.
Question : Je pense que le parti a fait une grande avancée depuis le dernier congrès.
Trotsky : Un tournant très important a été accompli. Maintenant, il faut donner à cette arme une action concentrée. L'agitation générale dispersée ne pénètre pas dans l'esprit des moins éduqués. Mais si vous répétez les mêmes mots d'ordre en les adaptant à la situation, alors la répétition, la mère de l'enseignement, agira de même en politique. Très souvent, il arrive non seulement à l'intellectuel, mais aussi à l'ouvrier, de croire que tout le monde comprend ce qu'il a compris. Il faut répéter avec insistance, répéter tous les jours et partout. C'est la tâche du projet de programme : donner de la cohésion à notre impulsion.