1936 |
Fonds Victor Serge, Musée social, Paris. La traduction utilisée ici est celle de Françoise Petit pour Victor Serge, Léon Trotsky, La Lutte contre le stalinisme, textes choisis et présentés par Michel Dreyfus (1977), d'où ce texte est repris avec l'autorisation des éditions Maspero. |
Œuvres – avril 1936
L. Trotsky
[Bienvenue à Victor Serge]
24 avril 1936
Cher Victor Lvovitch [1],
Je viens de recevoir votre lettre. Quelle joie elle nous a causée à N.I. [2] et à moi, et comme nous sommes contents que vous soyez enfin à l'étranger, que vous ayez bon moral et ayez conservé envers nous des sentiments amicaux. La nouvelle de la mort de Solntsev [3] m'a beaucoup affecté, je me souviens bien de lui et ai toujours éprouvé pour lui une grande sympathie. Mes plus proches collaborateurs disparaissent tragiquement l'un après l'autre : Glazman, Boutov, Blumkine [4], et maintenant Solntsev...
Savez‑vous ce qui nous ferait plaisir ? C'est que vous veniez passer quelque temps ici, afin que nous puissions parler de tout tranquillement, à fond et aussi longuement que nous en aurons envie, car j'espère beaucoup que nos relations avec vous ne font que commencer vraiment. Si votre voyage ici n'est pas possible tout de suite, peut‑être le sera‑t‑il plus tard ? Comme nous en serions heureux !
De toute façon, nous attendons vos lettres, donnez‑nous le maximum de détails ; de notre côté, nous vous promettons de vous écrire sans jamais nous lasser. Pourriez-vous écrire pour le prochain numéro du Biulleten russe quelques lignes sur Solntsev, et l'essentiel de ce que nous ignorons sur vous‑même et sur la situation générale ? Je comprends bien qu'il ne doit pas vous être facile d'écrire, alors que vous venez d'arriver, mais il ne s'agirait que d'une brève information.
Comment êtes‑vous installés à Bruxelles ? Quels sont vos projets d'avenir ? Avez-vous l'espoir de trouver sans tarder un travail littéraire rémunéré ? Je suis sûr que vous publierez un livre sur l'U.R.S.S. qui sera lu dans le monde entier. Je termine en ce moment un ouvrage politique de caractère théorique sur l'U.R.S.S. (200 pages imprimées). J'aimerais beaucoup connaître votre opinion. Mais avez‑vous l'esprit à cela en ce moment ? Si jamais vous acceptez, je vous enverrai le manuscrit immédiatement.
Avez‑vous fait la connaissance de nos amis belges ? Quelles sont vos impressions ? Je recommande beaucoup à votre attention Lesoil : c'est un camarade très sérieux et très sûr ; je ne connais pas personnellement Dauge, il s'est beaucoup rapproché de nous au cours de l'année passée. Voyez‑vous parfois Godefroid, le secrétaire à la jeunesse ? Je ne le connais pas personnellement, mais je n'ai pas confiance en lui. Je serai très content de connaître votre avis.
Mais avant tout, parlez‑nous de vous et de votre famille, en particulier, et surtout de votre situation matérielle... Comme c'est bien que vous soyez à l'étranger !
Je sais que vous êtes lié avec Ch. Plisnier [5] ; il m'a envoyé son poème qui, contre toute attente, m'est dédié (actuellement, les poètes « de gauche » dédient généralement leurs œuvres... au Gosizdat et à ses maîtres) [6]. J'ai écrit quelques mots à Plisnier [7], mais je crains de m'être mal exprimé et qu'il a cru que je voulais jouer les mentors (ce qui était très loin ma pensée !). Cela m'ennuie beaucoup. Si je me trompe, rassurez‑moi à l'occasion.
Avez‑vous des nouvelles de notre fils Serge [8] ? D'ailleurs, je sais très bien que vous nous ferez part de tout ce que vous savez.
J'espère qu'entre‑temps vous aurez pu prendre connaissance de la presse de la IV° Internationale et que nous pourrons échanger nos points de vue sur ce sujet. En ce moment, en Belgique, on peut faire beaucoup de choses, à condition que Dauge et son groupe s'alignent sur Lesoil et non sur Godefroid.
Pour autant qu'il est possible de confier ses « secrets » à la poste, vous pouvez nous écrire à l'adresse que vous avez en toute « franchise ».
N.I. vous envoie à vous et à votre famille ses salutations plus cordiales. Je vous embrasse fraternellement.
Notes
[1] Victor Serge était le nom de plume de Victor Lvovitch Kibaltchich (1890-1947). Né en Belgique de parents russes émigrés, d'abord anarchiste, condamné avant guerre pour complicité avec « la bande à Bonnot », il avait séjourné en Espagne, puis rejoint la Russie en 1918, adhéré au parti bolchevique et travaillé pour l'appareil de l'I.C. en Russie, mais aussi à Berlin, puis Vienne, écrivant notamment pour Inprekorr sous le pseudonyme d'Albert. Membre de l'Opposition de gauche à Leningrad, puis de sa commission internationale, il avait été exclu et déporté une première fois en 1928, puis libéré du fait de sa notoriété comme écrivain de langue française. Il avait été de nouveau arrêté en 1933 et venait d'être libéré à la suite d'une campagne internationale.
[2] Natalia Ivanovna Sedova (1882‑1962) était la femme de Trotsky.
[3] Eleazar B. Solntsev (1900‑1936) avait été l'un des représentants les plus éminents de la jeune génération de l'Opposition de gauche. Historien et économiste diplômé de l'Institut des professeurs rouges, membre de l'Opposition dès 1923, il avait étroitement collaboré avec Trotsky avant d'être envoyé à l'étranger (États-Unis, Allemagne) dans des missions commerciales au compte de l'Amtorg. Revenu en 1928, aussitôt condamné à trois ans d'isolateur et deux de déportation; il avait été de nouveau arrêté en 1935 et condamné administrativement. C' est alors qu'il avait commencé une grève de la faim qui avait fait céder les autorités. Autorisé à rejoindre sa famille, il était mort, au cours de son transfert, dans l'hôpital de Novosibirsk.
[4] Mikhail S. Glazmann, collaborateur de Trotsky pendant la guerre civile, exclu du parti en 1924 et objet d'un chantage du G.P.U. s'était suicidé. Gueorgui V. Boutov qui avait été chef de cabinet de Trotsky pendant la guerre civile et était demeuré son collaborateur, avait été arrêté et déporté en 1928, puis transféré à la prison Boutyrki à Moscou et accusé d'espionnage. Il était mort après cinquante jours de grève de la faim. Sur lakov G. Blumkine, cf. n. 8, p. 95. Blumkine avait travaillé pendant la guerre civile au secrétariat militaire de Trotsky.
[5] Charles Plisnier (1896‑1952), ancien dirigeant des Etudiants socialistes belges, un des fondateurs du P.C. de ce pays, avait été exclu en 1928 et avait rejoint plus tard le P.O.B. Il se consacrait à la littérature, mais conservait de la sympathie pour le bolchevisme.
[6] Le Gosizdat est le nom des Editions d'État soviétique.
[7] Cf. Œuvres, 8, p. 149.
[8] Sergei Sedov (1910‑1938 ?) était le second fils de Trotsky. Totalement à l'écart de toute activité politique, il avait pourtant été arrêté en 1935.
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