1934 |
[Source Léon Trotsky, Œuvres 3, Novembre 1933 – Avril 1934. Institut Léon Trotsky, Paris 1978, pp. 303-310] |
Que signifie la capitulation de Rakovsky
31 mars 1934
La déclaration de Rakovsky, dans laquelle il annonce qu’il est prêt, en raison de la recrudescence des activités de la réaction internationale, à laisser de côté ses divergences avec le « parti » et à se soumettre intégralement à sa discipline, a constitué, pour beaucoup d’entre nous, un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce n’est pas étonnant ! Au cours de ses nombreuses années d’exil, le vieux combattant était devenu un symbole, non seulement pour l’Opposition de gauche internationale, mais également pour de larges couches de la classe ouvrière en général.
Le jugement du lecteur moyen sur la capitulation de Rakovsky sera le suivant : c’est une victoire pour la bureaucratie, ou, si l’on veut donner à cette couche un pseudonyme personnel, c’est une victoire pour Staline. Il est vrai que Rakovsky n’a pas renié ses opinions, ni chanté les louanges de la bureaucratie [1], mais il n’en a pas moins reconnu dans sa déclaration qu’il était utile et même nécessaire de suspendre la lutte contre la bureaucratie stalinienne afin de combattre la réaction internationale. Si, du point de vue personnel, cette déclaration ne contient pas ces autoaccusations honteuses, ces répugnantes humiliations volontaires qui sont devenues aujourd’hui la condition nécessaire du repentir « bolchevique », elle apparaît, à première vue, comme d’autant plus convaincante du point de vue politique.
Mais il serait tout à fait erroné de ne s’attacher qu’aux impressions immédiates et aux seuls effets psychologiques de l’événement. Le devoir d’un marxiste est d’apprécier le cas Rakovsky non comme un cas isolé, mais en tant que symptôme politique, c’est-à-dire de le relier aux processus profonds du développement.
Nous écrivions, il y a plus de six mois :
« Les conditions d’une difficulté absolument exceptionnelle, dans lesquelles travaillent les bolcheviks-léninistes russes, excluent pour eux la possibilité d’un rôle dirigeant à l’échelle internationale. Plus que cela : le groupement de l’“ Opposition de gauche ” ne pourra se développer en un nouveau parti que comme résultat de la formation victorieuse et de la croissance de la nouvelle Internationale. Le centre de gravité révolutionnaire est définitivement passé en Occident, où les possibilités immédiates pour construire de nouveaux partis sont incomparablement plus larges »,. (« La nature de classe de l’État soviétique », Bulletin de l’Opposition n° 36-37, p. 11.)
Ces lignes n’exprimaient pas des remarques fortuites, elles dressaient le bilan de l’expérience de la dernière décennie. L’Opposition de gauche russe, qui s’était d’abord fixé comme tâche immédiate la reconstruction du parti bolchevique et la réorientation de sa politique sur la voie de la révolution internationale, a échoué dans ce combat. On peut subir une défaite parce qu’on a suivi une politique radicalement fausse. Mais on peut aussi, avec une politique juste, être victime d’un rapport de forces défavorable. Engels a plus d’une fois indiqué qu’un parti révolutionnaire qui perdait une bataille historique était inéluctablement perdu en tant qu’organisation. A première vue, on pourrait lui opposer l’exemple du parti bolchevique qui, malgré la défaite de 1905, a remporté, douze ans plus tard, la plus grande victoire révolutionnaire de l’histoire du monde. Mais si on l’examine de plus près, cet exemple ne fait que confirmer le jugement d’Engels. Le parti bolchevique a disparu de la scène en tant qu’organisation de masse dans les années 1907-1910. Il n’en restait que des cadres, très peu nombreux, dispersés et, pour leur majorité, très hésitants ; il restait une tradition ; il restait avant tout l’état-major de l’émigration, dirigé par Lénine. Le flux de 1912-1914 fit se lever une génération révolutionnaire nouvelle, arracha une partie des vieux-bolcheviks à leur léthargie, créa une organisation nouvelle qui était, d’un point de vue historique, mais pas en tant qu’organisation, la continuation du vieux parti bolchevique. Cet exemple n’épuise nullement la question qui nous intéresse, mais nous donne des éléments pour la comprendre.
L’Opposition de gauche a commencé son action par la lutte pour l’industrialisation et la collectivisation agraire de l’Union soviétique. Et, d’une certaine façon, elle a mené ce combat victorieusement : toute la politique du gouvernement soviétique depuis 1928 consiste en une application, bureaucratiquement déformée, des principes de l’Opposition de gauche. S’il en avait été autrement, d’ailleurs, il n’y aurait plus de pouvoir soviétique. Mais les problèmes économiques de l’U.R.S.S ne constituaient qu’une partie — et même une partie secondaire — de notre programme, dont le centre de gravité était la révolution mondiale. Et là, avec le prolétariat mondial, nous n’avons fait qu’essuyer des défaites au cours des onze dernières années : en 1923 en Bulgarie et en Allemagne, en 1924 en Estonie, en 1925-1927 en Chine, en 1926 en Angleterre et en Pologne. En 1928-1932 s’est achevée la dégénérescence bureaucratique du Comintern, en 1933, c’est la victoire des nazis en Allemagne, en 1934 la catastrophe autrichienne. L’analyse et le programme de l’Opposition de gauche se sont trouvés entièrement confirmés par tous ces événements et ces processus, mais ils l’ont malheureusement été de façon « négative ». Il suffit de lire par exemple les deux derniers romans de l’écrivain français Malraux, Les Conquérants et La Condition humaine : sans bien se rendre compte des interactions et des conséquences politiques, l’auteur y dresse contre la politique du Comintern en Chine un réquisitoire accablant et confirme de la façon la plus frappante, à travers ses descriptions et ses personnages, tout ce que l’Opposition de gauche avait formulé avant même ces événements dans ses thèses et ses analyses. Personne ne pourra nous contester ces victoires théoriques inestimables de la méthode marxiste ! De même, en 1905, c’était le parti bolchevique qui était brisé, pas la méthode marxiste. La justesse de cette méthode a été démontrée triomphalement quelques années plus tard. Cependant, tout de suite après la défaite, 99 % des cadres, y compris des membres du comité central, quittèrent les rangs du parti pour devenir des citoyens paisibles et même, parfois, des petits-bourgeois ordinaires.
Ce n’est pas un hasard si la réaction nationale a triomphé en U.R.S.S. sur la base des conquêtes sociales de la révolution prolétarienne. Comme nous l’avons montré, le prolétariat d’Europe occidentale, ainsi que les peuples opprimés d’Orient, n’a cessé d’essuyer des défaites. Au lieu de la dictature du prolétariat, c’est celle du fascisme qui se répand. Quelles qu’en soient les raisons, l’idée de la révolution mondiale devait pâlir dans la conscience des ouvriers soviétiques, cependant que la révolution elle-même était rejetée dans un lointain indéterminé. L’Opposition de gauche, en tant qu’elle représentait les principes de la révolution mondiale, n’a pu que perdre de la même façon la confiance des masses laborieuses en Union soviétique. Telle est la cause véritable de la croissance du pouvoir absolu de l’appareil bureaucratique en Union soviétique et de sa dégénérescence nationale conservatrice.
Chaque ouvrier russe est aujourd’hui de tout cœur avec le prolétariat du reste du monde et espère en son triomphe final. Mais la révolution mondiale en tant que facteur pratique a peu à peu disparu de l’horizon de la masse ouvrière russe. Ses espérances, elles les a placées dans les succès économiques de l’Union soviétique ; elle discute avec passion des questions de subsistance et de logement, elle devient optimiste à l’annonce d’une bonne récolte, etc. Quant au mouvement ouvrier international, il ne concerne plus que le département des Manuilsky-Kuusinen-Lozovsky, que personne dans le pays ne prend plus au sérieux.
Pour caractériser l’état d’esprit de la couche dominante en Union soviétique, une phrase prononcée par Kirov au dernier congrès du parti est très significative : « Notre réussite est véritablement fantastique. Du diable si je suis capable de dire à quel point il fait bon vivre ici ! » Kirov n’est pas n’importe qui, il est membre du Politburo, politiquement il est le gouverneur-général de Léningrad, c’est-à-dire qu’il occupe dans le parti la place qui était celle de Zinoviev lorsqu’il était au sommet de sa puissance. On comprend que Kirov se réjouisse des succès techniques et de l’amélioration des conditions de vie. Pas un seul ouvrier honnête dans le monde qui ne s’en réjouisse aussi. Mais ce qui est monstrueux, c’est que Kirov ne voie que ces résultats partiels sur le plan national et néglige l’ensemble du mouvement ouvrier international. En Pologne, la dictature militaire règne, et dans les États voisins la réaction la plus noire ; Moscou est obligée d’entretenir avec Mussolini des relations « amicales » alors que le prolétariat italien, après douze ans de fascisme, est toujours complètement épuisé et démoralisé ; la révolution chinoise a subi une défaite dont le prolétariat ne s’est pas encore remis : le Japon règne sur la Mandchourie et l’Union soviétique se voit obligée de lui livrer le chemin de fer oriental qui constitue une voie stratégique importante pour la révolution en Orient ; en Allemagne, les nazis ont vaincu sans combat et il ne se trouvera plus aucun bureaucrate prestidigitateur ou filou pour oser présenter cette victoire comme une « accélération » de la révolution prolétarienne ; en Autriche, le prolétariat est exsangue et enchaîné ; le Comintern, irrémédiablement compromis, est devenu un frein pour la révolution ; malgré ses crimes innombrables, la social-démocratie est redevenue le parti le plus puissant de la classe ouvrière, et, dans tous les pays, elle fraie la voie à l’esclavage fasciste. Thorez poursuit en France la politique de Thalmann. Pendant qu’en Allemagne l’élite du prolétariat se consume dans les camps de concentration et les prisons, la bureaucratie du Comintern, comme si elle agissait de concert avec la social-démocratie, fait tout son possible pour transformer l’Europe et même le monde entier en camp de concentration fasciste. Et Kirov, membre des sommités dirigeantes du premier État ouvrier du monde, confesse qu’il ne peut trouver les mots pour exprimer à quel point la vie est belle en ce moment ! Est-ce simple bêtise ? Non. Cet homme n’est pas un imbécile, et, de plus, ce ne sont pas seulement ses propres sentiments qu’il exprime ainsi. Cette phrase est devenue en quelque sorte proverbiale, elle a été répétée, diffusée, célébrée dans toute la presse soviétique. L’orateur, de même que ses auditeurs du congrès, ont tout simplement oublié le reste du monde : ils agissent, pensent et ressentent uniquement « en russes », et même dans ce cadre, uniquement en bureaucrates.
Les déclarations de capitulation de Sosnovsky et de Préobrajensky reflètent le même état d’esprit. Ils ferment les yeux sur la situation du prolétariat mondial. C’est cela seulement qui leur permet de se réconcilier avec la perspective nationale de la bureaucratie soviétique. Ils aspirent à la réconciliation, ils en ont besoin, car, dans les tourmentes qui se succèdent, au milieu des catastrophes qui frappent le prolétariat en Occident, ils ne voient aucun point d’appui, aucun levier, aucune grande possibilité historique.
Après la victoire de Hitler qui a mis fin à l’époque de la préhistoire de la IVe Internationale (« l’Opposition de gauche »), nous avons eu beaucoup de peine à comprendre — telle est la loi de l’inertie, qui règne dans tous les domaines — qu’aussi bien en Allemagne que dans l’ensemble de l’Europe en général, ce qui était à l’ordre du jour, c’était la création de partis prolétariens nouveaux qui passait par une lutte implacable contre les anciens. Si nous ne nous étions pas engagés à temps dans cette voie, non seulement l’Opposition de gauche n’aurait pas réussi à dépasser le stade de sa préhistoire pour entrer dans celui de l’histoire véritable, mais encore elle aurait disparu totalement de la scène politique. Combien il est plus difficile, pour les vieux cadres de l’Opposition de gauche en U.R.S.S., dispersés, isolés, absolument pas informés, ou, ce qui est pire, systématiquement mal informés, de s’engager dans la nouvelle voie ! Rakovsky est une grande figure révolutionnaire, un homme de caractère, un esprit lucide. Mais il ne faut idolâtrer personne. Et Rakovsky n’est qu’un homme. Complètement isolé pendant des années, coupé des grandes perspectives historiques qui animent les cadres de la IVe Internationale, cet homme est victime de « l’humain ». Nous ne cherchons nullement, en disant cela, à excuser l’attitude de Rakovsky. Pour des révolutionnaires, expliquer ne signifie pas pardonner, mais seulement renforcer sa propre conscience révolutionnaire.
Le « nivellement » (Gleichschaltung) s’est opéré pendant des années vers le bas, de l’internationalisme révolutionnaire vers le national-réformisme, de Lénine vers Kirov. Ainsi la victoire remportée sur Rakovsky n’est-elle que le symptôme le plus évident de la dégradation et de l’effondrement du marxisme dans le pays même qui est devenu un État ouvrier grâce au marxisme. Dialectique singulière, dialectique amère, mais réelle, à laquelle on ne saurait échapper par une pirouette de l’esprit.
La déclaration de Rakovsky est l’expression d’un désespoir et d’un pessimisme subjectif. Est-il possible de lutter pour le marxisme sur l’arène mondiale quand la réaction [2] triomphe sur toute la ligne ? On peut, sans aucune exagération, dire que c’est grâce à Hitler que Staline a vaincu Rakovsky. Cependant, cela signifie seulement que la voie choisie par Rakovsky conduit au néant politique. Son exemple peut encore entraîner une dizaine ou plus de jeunes prisonniers. Cela ne changera rien à la politique internationale du prolétariat. Tâches et méthodes resteront inchangées.
En Rakovsky, nous regrettons l’ami politique perdu. Mais nous ne nous sentons pas affaiblis par sa défection, laquelle, bien qu’elle constitue une tragédie personnelle, apporte une confirmation politique irréfutable de la justesse de notre analyse. Le Comintern est mort en tant que facteur révolutionnaire. Il n’est capable que de corrompre les idées et les caractères. Le prolétariat mondial ne peut s’attendre de la part de Moscou qu’à de nouveaux obstacles, de nouvelles difficultés, et au sabotage direct. La situation est plus difficile qu’elle ne l’a jamais été, mais elle n’est pas du tout sans issue, car nos difficultés représentent celles du capitalisme mondial telles qu’elles se réfractent à travers les deux bureaucraties. Deux processus différents avancent parallèlement, s’entrecroisent et se mêlent : d’un côté, la décomposition de l’ancien état de choses, la renonciation aux convictions, les capitulations devant Hitler, et, comme une ombre, les capitulations devant Staline ; et, de l’autre, le réveil de la critique, la recherche fébrile de la grande voie révolutionnaire, le rassemblement des cadres de la IVe Internationale.
La tendance léniniste en Union soviétique ne peut ressusciter que par des grands succès révolutionnaires en Occident. Les bolcheviks russes qui, sous le poids inouï, écrasant, du joug de la réaction nationale, demeurent fidèles à notre cause — et ils sont plus nombreux sans doute que nous ne le pensons — seront récompensés au centuple par l’évolution ultérieure des événements. Mais c’est maintenant d’Occident et non plus d’Orient que viendra la lumière. Et le léninisme en U.R.S.S., comme la révolution chinoise honteusement trahie, attendent le nouvel élan que leur donnera le prolétariat mondial.
Nous n’avons pas le temps heureusement de nous lamenter sur nos amis perdus, même quand il s’agit de compagnons d’une lutte de trente années. Que chaque bolchevik se dise : « Un combattant de soixante ans, plein d’expérience et d’autorité, a quitté nos rangs ; à sa place, il me faut gagner trois jeunes de vingt ans, et la brèche sera colmatée. Parmi ces jeunes, il y aura de nouveaux Rakovsky qui continueront la lutte pour notre cause, avec nous ou après nous. »
Notes
[1] Cet article est écrit avant la deuxième déclaration de Rakovsky. La rédaction. [Note de l’édition russe.]
[2] En russe : tchernosotienstvo, de tchernosotiéniets : membre des Cent-Noirs. [Note du traducteur.]