1932 |
Edition établie d'après les documents laissés par le regretté Pierre Broué, résultats de travaux à la Houghton Library, pour les "Oeuvres" de Léon Trotsky en français. |
Cher Camarade,
Merci beaucoup pour votre lettre. Cela fait toujours plaisir de retrouver en pleine forme un ami qui avait disparu soudain. La perspective de notre collaboration me paraissait très réjouissante, mais je suis bien content que vous n'y soyez pas contraint par les conditions objectives et je trouve que les possibilités qui s'ouvrent à vous sont bien plus attrayantes.
Aujourd'hui, par l'intermédiaire d'un jeune ami, j'ai envoyé aux camarades anglais un document concernant le congrès contre la guerre. La question est suffisamment importante pour justifier
une intervention ferme de I'Opposition anglaise. Mais d'ici il m'est impossible de formuler concrètement un conseil à propos des formes de cette intervention. Ci-joint un extrait d'une lettre aux camarades polonais traitant cette même question et qui pourra peut-être contribuer de façon indirecte à l'orientation des camarades anglais. Quoi qu'il en soit, c'est la question allemande qui domine tout aujourd'hui, et je crois que l'Opposition doit maintenant concentrer toute son ardeur sur la question allemande. J'espère donc être bientôt en mesure de prendre position sur la nouvelle situation en Alllemagne et je ferai parvenir ce matériel aux amis de Londres.
Ce qu'il faudrait étudier, du point de vue de l'Opposition de gauche, c'est-à-dire du marxisme, concernant les peuples colonisés ? Une étude sérieuse me paraît nécessaire sur deux questions liées l'une à l'autre.
1) Dans le premier volume de mon Histoire de la Révolution russe, vous l'avez peut-être remarqué, je parle de la loi du développement combiné. Les nations attardées, sous la pression des plus avancées, sont contraintes de s'approprier des éléments techniques, économiques, politiques et philosophiques, afin de résoudre des tâches qui, en fait, appartiennent à une étape historique encore plus primitive. C'est ainsi que la Russie, pour ne pas devenir une colonie, a été contrainte d'édifier la dictature du prolétariat. On peut également constater des combinaisons semblables à des échelons beaucoup moins élevés. Permettez-moi une formule quelque peu caricaturale : voilà que le cannibale est obligé de défendre son droit à le rester en utilisant la mitraillette empruntée à la civilisation occidentale. C'est précisément cela, le "développement combiné", que l'on retrouve chez tous les peuples attardés, dans les domaines les plus variés et sous les formes les plus diverses. Et cela me parait être un sujet du plus grand intérêt.
2) La question "dictature démocratique ou dictature du prolétariat" (c'est-à-dire la question de la révolution permanente) est, pour les pays attardés, l'expression de la loi du développement combiné à une étape politique plus élevée, c'est-à-dire non pas pour les cannibales mais pour les nations atteintes par le capitalisme comme la Chine, l'Inde, etc. Dans ce cas, il s'agit d'analyser du point de vue social et politique les rapports entre la bourgeoisie nationale, la paysannerie (petite bourgeoisie) et le prolétariat.