1930 |
Mai 1930 : le combat pour unifier et souder l'Opposition de Gauche Internationale face à la tourmente qui s'annonce. |
Œuvres - mai 1930
Cher maitre,
Il n'est certes pas dans mes intentions de prendre a nouveau sur votre temps, mais il me semble y avoir quelque intérêt pratique, à la suite de votre gentille lettre du 14 mai de cette année, à vous soumettre une remarque, au risque naturel de ne rien vous apporter de nouveau: à travers des objections formulées par son représentant juridique à l'encontre de mon éventuelle admission en Allemagne comme témoin dans cette affaire, la maison d'édition en question se place dans une situation curieuse et contradictoire face à l'opinion publique allemande. En effet, que dit le représentant de l'éditeur "Ne permettez-pas à cet homme de passer nos frontières, car sa présence pourrait s'avérer fort dommageable". Mais cet homme ne peut être source de dommages qu'à travers ses idées. Or cet éditeur se propose en même temps de propager dans ce pays, sous forme de livres, les idées de ce même auteur, dont la présence dans le pays serait, selon lui, si dangereuse. Plus encore, si l'éditeur poursuit l'auteur, c'est précisément en raison du fait que l'auteur refuse à l'éditeur le droit de publier et de diffuser, avec force profits financiers, ces idées si dangereuses pour le public. L'éditeur est bien tenu de propager les ouvrages qu'il publie. Sous quelle forme les éditions Reissner s'acquitteraient-elles de cette tâche ? Vont-elles recommander la diffusion d'ouvrages qu'elles jugent nuisibles et dangereux ? Et si l'éditeur refuse cette recommandation, il rompt ses obligations envers l'auteur. Ces contradictions me semblent suffisantes pour remettre en cause les bases du contrat.
Je me permets de vous faire remarquer que le représentant de l'éditeur a posé de façon rhétorique aux juges du tribunal berlinois la question suivante: "Se trouvera-t-il quelqu'un pour nous acheter maintenant, après la parution de l'autobiographie, le livre de Trotsky, Lenine et les épigones ?". C'est-à-dire précisément ce même livre dont l'éditeur veut obtenir du tribunal le droit de le publier. C'est la même contradiction qui nous est ici dévoilée dans sa forme purement commerciale, dénuée de tout habillage. Le représentant de l'éditeur commence, dès le déroulement même du procès, à discréditer des ouvrages dont il veut à toute force obtenir le droit de les diffuser.
Encore un détail intéressant allant dans le même sens. Dans sa lettre au tribunal de Berlin, l'éditeur, en contradiction avec ce qu'il a signé auparavant, qualifie le gouvernement de Moscou de "véritable héritier moral et politique de Lenine". Et en même temps, il veut publier le livre Lenine et les épigones, dont le seul mot d'"épigones" figurant dans le titre vise à démontrer que l'héritier spirituel et moral n'est pas celui que l'éditeur désigne ou publie. Dans ce cas, nous voyons à nouveau l'éditeur se situer sur le terrain politique et moral de ceux-là même contre lesquels l'auteur a écrit le livre. Dans quel sens peut-il alors faire de la publicité pour cet ouvrage dont il contredit à l'avance catégoriquement les idées-forces ?
Ces contradictions criantes ne peuvent être expliquées et dans une certaine mesure dépassées que si l'on admet la chose suivante: c'est précisément pour ne pas les diffuser que l'éditeur veut se voir attribuer ces ouvrages, et ses armes matérielles et morales lui viennent de ses nouvelles relations avec la fraction politique contre laquelle l'auteur a dressé ses ouvrages, la "fraction stalinienne". Or, si l'on admet cette hypothèse qui est à mes yeux une certitude inébranlable, on ne peut qu'en déduire que le contrat ne repose plus dès lors sur aucune base, puisque l'éditeur se trouve en situation de complot direct contre l'auteur, dans le but de lui nuire moralement et matériellement par tous les moyens possibles.
Cher maître, c'est là à peu près tout ce que je voulais vous communiquer. Si vous jugez nécessaire d'obtenir des informations complémentaires de ma part, n'hésitez pas à m'interroger à ce sujet par écrit.