1929 |
Lettre à Frey, traduite du russe. (Archives publiées grâce au soutien de l'Institut Léon Trotsky) |
Œuvres – 8 septembre 1929
Une lettre peu explicable
Cher camarade Frey,
Je vous parlerai franchement et sans faire de concessions. Je peux m'expliquer ainsi votre dernière lettre et les deux précédentes :
- ou bien un état nerveux franchement pathologique vous empêche de voir les choses telles qu'elles sont ;
- ou bien vous accordez foi bien légèrement à des commérages
- ou bien votre groupe cherche à rompre coûte que coûte avec l'opposition internationale.
On ne peut trouver d'autre explication aux monstruosités que vous écrivez.
Vous devenez hystérique (il n'y a pas d'autre mot, c'est ce que je trouve de plus aimable dans mon vocabulaire) parce que je me suis permis d'attirer votre attention sur le fait qu'une divergence d'une extrême gravité a surgi au sein de l'opposition de gauche, à propos du conflit soviéto-chinois. Vous exhumez, pour l'occasion de vieilles citations sorties de Arbeiter Stimme, vous m'accusez de ne pas lire vos publications et vous trouvez offensantes pour votre groupe les questions que je pose. C'est une démarche qui n'est ni sérieuse ni réaliste ; c'est une démarche qui n'est pas politique : c'est une approche neurasthénique des problèmes.
Je ne me suis pas adressé à vous seulement. J'ai envoyé exactement la même lettre à tous les groupes d'opposition sans exception. Je voulais les
amener à se prononcer tous, en même temps, sur une divergence particulièrement
grave. Personnellement, je n'ai pas douté un seul instant de votre soutien.
Je vous dirai que le camarade Frank [1], que vous attaquez violemment et sans le moindre fondement, m'a déclaré : "Frey adoptera sans aucun doute la position juste. Il y a longtemps qu'il a mis cette question à l'ordre du jour et il a toujours apporté des réponses précises et argumentées. "Si je vous ai interrogé, comme tous les autres groupes, ce n'est pas par méconnaissance ou mépris de votre position, mais pour vous inciter à conforter avec la plus grande vigueur la ligne que vous aviez adoptée en l'appliquant sans tarder à un événement politique nouveau et d'une extrême importance : le conflit soviéto-chinois. Seulement voilà. Il a fallu qu'un homme doué de sens politique fasse de mes questions pareille exégèse. Personne d'autre que vous n'en a fait toute une histoire.
Les phrases sur Thermidor que vous citez à plusieurs reprises dans votre lettre sont excellentes. Je vais m'en servir... à l'appui de ma thèse, [2] dans ma brochure contre Urbahns. Cette brochure doit sortir rapidement, en allemand, en français et en russe.
Mais il ne suffit pas de trouver d'excellentes formules marxistes. Il faut s'employer à les mettre en application, il faut lutter pour leur réalisation, ne pas se borner à l'échelle nationale, mais oeuvrer à l'échelle internationale. Quelle a été votre réaction au moins en ce qui concerne l'attitude de Urbahns à l'égard du conflit soviéto-chinois ? Votre groupe a-t-il adopté une résolution pour condamner la ligne de Louzon, de Paz, comme " korschiste ", et celle de Urbahns, comme ambiguë ? Avez-vous cherché de
quelqu'autre manière à élever une protestation contre les orgies théoriques auxquelles s'est livré Korsch à l'occasion du conflit soviéto-chinois ? Avez-vous publié un article sur ce sujet dans Volkswille ? Vous êtes-vous adressé aux camarades français ? M'avez-vous écrit ? Non, non, et non. Vous m'écrivez ... pour me parler d'offenses personnelles. Vous passez à côté des problèmes politiques. Et quand j'attire votre attention sur ces problèmes, vous en faîtes encore une fois une maladie.
Est-ce que par hasard vous pensez qu'avoir dans ses archives de bonnes citations vous dispense de mener le combat sur le terrain, et à l'échelle internationale ? Voilà qui est se méprendre sur le sens même de l'action politique. Mais peut-être direz-vous que le temps et les moyens vous manquent. Il n'en faut guère, ni de l'un, ni des autres. Vous écrivez des lettres interminables sur des sujets insignifiants. Pourquoi n'avez-vous pas écrit une courte lettre politique dans Volkswille ? Et pourquoi vous êtes-vous vexé lorsqu'on vous a dît cela ? Pardonnez-moi, mais ce sont des manières de " prima donna ", pas de révolutionnaire.
Vous persistez, avec un entêtement que je qualifierai de malhonnête, à prétendre que je suis déloyal envers vous, et que je soutiens deux autres groupes autrichiens contre vous. Je vous le redis : tout cela est sans fondement. Vous vous intoxiquez avec des ragots ou avec les fantasmes d'une imagination maladive. En dehors de la rédaction de mon autobiographie, je me suis occupé, ces derniers mois, essentiellement des affaires françaises. Ce n'est que tout récemment que je me suis penché sur le problème allemand. Je n'ai pu qu'épisodiquement, à mon grand regret, m'intéresser à l'Amérique, à la Tchécoslovaquie, et aux autres pays. Quant aux questions autrichiennes, je ne les ai pratiquement pas abordées.
Ni vous ni personne ne peut citer un seul mot, un seul acte, une seule initiative de ma part, qui puisse être interprété comme un soutien apporté contre vous aux deux autres groupes autrichiens ou comme un ralliement caractérisé à ces groupes dans le but de neutraliser le vôtre. Vous vous permettez, de façon extrêmement cavalière, de parler de mes deux filiales viennoises. Vos preuves ? Citez, des faits, des faits précis, pas l'inventaire des mérites de votre groupe, ni les accusations contre Frank et les autres camarades : tout cela, je l'ai déjà entendu. Non, présentez-nous les faits qui vous permettent d'insinuer que j'aurais quelque motif secret, que je me refuserais à exprimer publiquement, pour donner la préférence aux deux autres groupes. Je n'arrive vraiment pas à comprendre ce que vous cherchez par de telles insinuations. Ne jouez pas à cache-cache, n'usez pas d'un langage diplomatique pour parler de "l'injustice" que je commets, dites plutôt clairement et honnêtement ce qu'au juste vous cherchez.
Pendant l'été, plusieurs camarades sont venus me voir à l'improviste. Ils venaient de différents pays, et tous, sauf Rosmer [3], de leur propre initiative. Lorsque des oppositionnels venant de cinq pays se sont trouvés là en mime temps pour quelques jours, et que nous avons commencé à discuter des publications internationales de l'opposition de gauche, etc..., j'ai aussitôt cherché à vous faire venir à Constantinople. Vous êtes le premier à qui j'ai écrit. Rosmer et moi-même attendions votre arrivée avec beaucoup d'impatience, afin que nous puissions poser les prémices d'une activité commune. Ne recevant pas de réponse, nous avons commencé à nous inquiéter. J'ai demandé au camarade Frank de vous écrire une deuxième fois. Il s'avère que vous vous considériez alors, avec obstination, comme victime d'une offense. Le plus sage, croyiez-vous, était de ne pas m'en parler, et de ne pas dire pourquoi vous aviez cette conviction. Apparemment, vous considériez que j'avais le devoir de deviner pourquoi le camarade Frey était offensé. Je vous jure que ne n'en sais rien; faut-il en rire ou s'en indigner ? Vous êtes resté six semaines sans répondre (si mes souvenirs sont exacts, car je n'ai pas vérifié dans mes archives). Pendant ce temps, tout le monde est reparti. Après quoi, chose absolument inouïe, vous avez cru bon de vous vexer de nouveau sous prétexte qu'on ne vous avait pas mis au courant, et que nous ne vous avions pas consulté. Puis vous vous êtes vexé une troisième fois, parce que vous aviez appris - ô horreur - par Salus [4] qu'on avait posé les prémices de quelque chose. Mais dans la mesure où, non seulement vous n'êtes pas venu, mais où vous n'avez pas même pris la peine de répondre à nos différents courriers, comment auriez-vous bien pu être informé autrement que par un camarade de passage ? Faites-nous savoir, de grâce, comment il convient d'entrer en relation avec vous, et quel doit être le protocole des négociations.
Ensuite, Rosmer est passé vous voir [5]. C'est un homme d'une loyauté absolue. Il ne peut être soupçonné de parti-pris en faveur de tel ou tel groupe autrichien. Il est venu vous trouver, animé des intentions les plus cordiales. Que lui avez-vous répondu ? Vous avez fait étalage de votre ressentiment. Le camarade Rosmer, malgré toute sa bonne volonté, ne pouvait cependant ni comprendre, et encore moins m'expliquer en quoi exactement consistait l'offense.
Vous avez posé en préambule que vous n'adhérerez pas à une union internationale, mais demeurerez "sympathisant". Pourquoi ? Quels sont vos arguments? En somme, vous vous prévalez du droit de refuser d'oeuvrer avec d'autres à la création à1une fraction internationale. Qu'est-ce qui guide votre conduite ? Le ressentiment personnel, ou bien le sectarisme national ? Rosmer s'est donné pour tâche la création d'un bureau d'initiative, instance préparatoire qui, bien entendu, ne s'arroge aucun droit, mais prend des mesures en vue d'établir des liens, d'élaborer les fondements d'une plate-forme internationale, d'organiser une conférence. Tout cela doit évidemment se faire en étroite relation avec les groupes nationaux, et avec leur accord exprès. Pourquoi n'entreriez-vous pas dans ce bureau, vous-même ou un autre représentant de votre groupe ? Pourquoi ne présenteriez-vous pas un projet de thèses, pourquoi ne mettriez-vous pas à l'étude une réunion internationale, etc... etc... ?
Mais non. Vous choisissez une autre voie. Vous vous croisez les bras et vous nous dites : je ne suis que sympathisant, et en plus, J'ai du ressentiment. Pour ce qui est du ressentiment, on a compris ; la sympathie, on ne voit pas où elle se niche.
Vous comprenez, camarade Frey, que poursuivre une correspondance dans ce registre-là, cela n'a pas de sens. J'attends de vous une lettre d'un tout autre genre. Il suffit, à mon avis, de quelques dizaines de lignes. Vous devez exposer, de la façon la plus précise, concrète et rigoureuse, quelles sont exactement vos exigences, c'est-à-dire avec quelle démarche incorrecte nous devons rompre, quel type de relations nous devons établir avec votre groupe, et qui, précisément, doit être chargé de cela. Il faut, pour avancer, appeler les choses par leur nom, avec la plus grande rigueur. Quant à moi, je m'engage à vous répondre avec la même rigueur. Si en réponse à cette lettre je reçois à nouveau une lettre de jérémiades, je la rangerai dans mes archives, et je ferai de toute cette correspondance un petit colis solidement ficelé.
Si je vous écris avec cette franchise et cette rudesse, c'est non seulement pour tenter de préserver nos relations, mais aussi pour les faire repartir sur des bases saines. La décision vous appartient.
Notes
[1] Jakob Frank, un Lithuanien, économiste, appartenait dans les années 20 à la mission commerciale soviétique de Vienne. Raïssa Adler l'avait recommandé à Trotsky et il était arrivé à Prinkipo le 25 mai 1919, travaillant comme secrétaire auprès de l'exilé. Il était sur le point de repartir.
[2] On peut supposer que Trotsky a ajouté la citation de Frey à la brochure qui était déjà terminée.
[3] Alfred Griot dit Rosmer ( 1877-1964), correcteur d'imprimerie, d'abord syndicaliste révolutionnaire, s'était lié à Trotsky alors qu'il faisait partie du noyau anti-guerre de La Vie ouvrière en 1914. En U.R.S.S. en 1920, il avait fait partie du petit bureau de l'IC. Exclu du P.C. en 1924, il avait visité Trotsky en Turquie peu après son arrivée et s'attachait à la construction de l'Opposition française et internationale.
[4] Wolfgang V.Salus (1909-1953), responsable des J.C. en Tchécoslovaquie, avait été gagné aux idées de l'Opposition de gauche en U.R. S.S. oÙ il s'était rendu pour une conférence d'organisation. Il était en contact avec Raïssa Adler, avait été exclu du P.C.T. en 1928 et était venu se mettre en Turquie à la disposition de Trotsky. C'est à son retour en septembre qu'il avait rencontré Frey.
[5] On trouvera le compte-rendu du séjour viennois de Rosmer dans L. Trotsky, A.& M.Rosmer, Correspondance 1929-1939, pp 34-37.