1925 |
Les premières leçons tirées par Trotsky de la rupture du bloc Staline-Zinoviev-Kamenev. |
Œuvres - Décembre 1925
A propos de l’opposition de Leningrad
La Pravda et les orateurs de la majorité au congrès caractérisent l’Opposition de Leningrad [1] comme la continuation de l’Opposition de 1923-24. Nous devons admettre que cette équation n’est pas seulement une arme politique mais contient un élément de vérité. Il est seulement nécessaire de spécifier correctement cet élément.
L’axe central de l’Opposition de Leningrad est de rejeter la politique officielle, ou sa manifestation droitière, à cause du fait que la paysannerie commence à pousser le prolétariat à l’arrière-plan et à cause de ce qu’au sein des rangs de la paysannerie, le koulak est en train de dominer le paysan moyen et le paysan moyen en train de dominer le paysan pauvre.
Il n’y a à présent aucun doute que la déviation pro-koulak a reçu un très fort soutien depuis le XII° et en particulier le XIII° congrès. L’axe principal de la lutte contre le trotskysme à été l’accusation de sous-estimation de la paysannerie. Sur quoi cette accusation se basait-elle ? Sur le fait que l’Opposition considère l’industrie et son développement comme une question d’une importance extrême, et revendique que son développement soit accéléré, c’est-à-dire la réaffectation des capitaux correspondants, l’introduction du principe de la planification dans l’industrie, etc. Cette position a été caractérisée comme une révision du léninisme, dont l’élément principal serait la smychka, l’alliance des ouvriers et des paysans, etc. Parmi l’ancienne génération, qui n’a pas oublié les décennies passées, ces formules simplistes s’opposent aux souvenirs de la lutte contre les narodnikis [2] et pour une politique de classe prolétarienne. Mais pour une large couche de la jeunesse, qui n’a pas été formée dans la lutte de classes, à ses yeux le débat des années récentes, en oubliant les intrigues et les distorsions, apparaît ainsi : d’une part, la reconnaissance de la « dictature de l’industrie » et du développement ininterrompu de la révolution mondiale ; de l’autre la smychka avec les paysans, les coopératives et un autre cours pour le développement, etc.
Par essence, la jeune génération, qui n’a pas été façonnée par la lutte de classes, s’est formée sur la base des polémiques. Il est juste de dire qu’un tel processus a permis la constitution d’une large base fertile à une déviation pro-paysanne. Quel la vie publique entière du pays, en raison du retard de la révolution mondiale et de la faiblesse du développement industriel, a créé les conditions matérielles favorables à une telle déviation – de cela, il ne peut y avoir le moindre doute. C’est pourquoi sous la bannière de la lutte contre l’Opposition, se formait les éléments d’un mouvement narodnik soviétique, en particulier parmi les jeunes et au sein de la Jeunesse Communiste. Ce mouvement attendait juste son expression théorique officielle. L’école de Boukharine l’a fourni, bien que sous une forme très timide et peu enthousiaste.
Ce n’est pas par accident que l’Opposition de Leningrad ait été la plus sensible à ces avertissements, comme ce n’est pas un accident que ses leaders ait été forcés dans la lutte pour leur propre préservation de s’adapter aux aspirations du prolétariat de Leningrad. Le résultat de ceci est un paradoxe, apparemment assez choquant mais en même temps tout à fait en accord avec les forces sous-jacentes en mouvement. L’organisation de Leningrad – après avoir été aux pires extrémités dans la lutte contre l’Opposition, après avoir invoqué la « sous-estimation » de la paysannerie et avancé le mot d’ordre de « A la campagne ! » plus fort que tous – a été la première à récolter les fruits du recul du Parti, dont la racine idéologique était la lutte contre le prétendu « trotskysme ».
Et en ce qui concerne les larmoiements à propos de la sous-estimation de la paysannerie, la revendication de se tourner vers elle, l’apparition de l’idée d’une économie nationale repliée sur elle-même et de la construction du socialisme dans ce cadre, l’Opposition a prévenu dès 1923-24 qu’une telle orientation idéologique du parti pavait la voie à un glissement progressif vers une variété de Thermidor paysan. Et nous entendons maintenant que les gens de Leningrad préviennent du même danger, bien que leurs dirigeants lui aient ouvert la voie idéologiquement.
Que les methodes du parti à Leningrad, le style d’agitation criard, l’arrogance régionale, etc. aient créé une énorme frustration parmi la direction de Leningrad; et que ce profond ressentiment partagé par beaucoup, par des centaines d’ouvriers expulsés de la ville et dispersés dans le pays à un moment ou un autre, en a rajouté à cette frustration – ces faits sont absolument incontestables et leur importance ne doit pas être sous-estimée. En ce sens le remplacement des dirigeants de Leningrad et l’adoption par l’organisation locale d’un ton moins arrogant vis-à-vis du parti en tant que tel sont sans aucun doute des facteurs positifs.
Mais ce serait de l’aveuglement de ne pas voir qu’au XIV° congrès, derrière l’hostilité envers les actes et les mœurs des dirigeants leningradois, apparaissait le sentiment d’hostilité vis-à-vis de la dictature de la ville sur la campagne. Les centres ont des budgets trop importants, ils ont l’industrie, la presse, les plus fortes organisations, la suprématie idéologique ; ils ne laissent pas assez aux campagnes et s’assourdissent à la place avec des slogans vides de sens – tels sont les sujets dont beaucoup de discours au congrès se sont fait l’écho sous une forme très, très affaiblie. Aujourd’hui, c’est au tour de Léningrad ; demain cela pourrait être Moscou. Les conflits entre Moscou et Leningrad rendent ceci plausible. La province a pris Leningrad à la gorge à cause de son opposition à Moscou afin de préparer l’attaque des villes en général. Bien sûr, ce que nous voyons là ne nous permet que d’entrevoir un processus qui, s’il se développe, peut être fatal au rôle du prolétariat.
Que Sokolnikov soit aujourd’hui considéré comme un des leaders de l’opposition de Leningrad est symptomatique d’une politique sans principe, purement basée sur les relations personnelles et en même temps une grande curiosité. Il était et demeure le théoricien du désarmement économique du prolétariat en faveur de la campagne.
On ne peut ignorer le cas des provinces de Tambov ou Voronèje, ou de la Géorgie. La déviation paysanne provient de la nécessité objective pour le parti de prêter attention à la paysannerie. Le contrepoids le plus efficace à la campagne serait des organisations prolétariennes énergiques et puissantes dans les centres industriels, donc Leningrad et Moscou. La démocratisation de la vie interne de ces organisations est une condition nécessaire si elles doivent combattre énergiquement la déviation paysanne avec quelque chances de succès. En fait c’est le contraire qui arrive. Le régime de l’appareil annihile la conscience de ces deux organisations. Toute demande de libéralisation du régime est caractérisée comme une capitulation à l’amorphisme petit-bourgeois. Tenus fermement par les griffes du régime de l’appareil, Leningrad a servi la cause de la lutte contre l’Opposition, 100% derrière le slogan « Aux campagnes ! » et a ainsi aidé les tendances défendant une perspective ruraliste et nationaliste à se développer et à gagner suffisamment d’influence, même lors du présent congrès du parti. Même si officiellement, personne n’est d’accord avec les « extrêmes » de la pensée de l’école de Boukharine, en réalité le feu est dirigé en sens opposé – vers Leningrad.
Notes
[1] L’Opposition de Léningrad était celle dirigée par Zinoviev et Kaménev, qui venaient de rompre avec Staline-Boukharine lors du XIV° Congrès du P.C.R. (décembre 1925).
[2] Narodnikis : mouvement politique russe d’avant la révolution donnant la priorité aux revendications rurales.