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Article publié dans la Pravda du 5 décembre 1925 |
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Œuvres - décembre 1925
Léon Trotsky
Sur la question des communes agricoles
5 décembre 1925
Pendant mon séjour dans la région de Zaporoj'e, j'ai visité la meilleure commune agricole du district d'Aleksandrovsk, la commune Avant-Garde. Malgré un cadre relativement favorable, on ne peut guère qualifier la commune de prospère. Les discussions avec le noyau communiste dirigeant m'ont convaincu que la principale raison d'un moral plutôt déclinant tient à la faible productivité du travail, laquelle n'a pas non plus tendance à augmenter, mais au contraire tombe d'année en année.
J'ai également discuté avec quelques responsables locaux qui travaillent en direction de la campagne et particulièrement des communes agricoles. Ils l'ont tous confirmé : faute d'un stimulant interne pour intensifier le travail les communes végètent économiquement même quand elles disposent d'un matériel relativement important.
D'ailleurs, voici l'essentiel de la lettre que m'ont envoyée en octobre les camarades dirigeant la commune Avant-Garde. L'extrait sera long, mais, il me semble intéressant et instructif.
«Comme la plupart des autres, notre commune s'est constituée en 1922, pendant la famine. L'initiative a été prise par la cellule communiste qui brûlait d'envie de créer une société sur des bases pleinement communales mais qui voyait mal comment et par quoi commencer. Le printemps de cette année-là avait été extrêmement dur pour les paysans car la famine atteignait des sommets. On craignait que personne n'entre dans la commune. Mais cela ne s'est pas vérifié. Après l'annonce de la fondation, il n'y eut pas de répit : on accueillait tous ceux qui voulaient devenir membres ; il en a résulté une totale variété de caractères, d'habitudes, de tendances et de souhaits ; nous pensions que la collectivisation prendrait rapidement de l'ampleur et qu'une sélection particulière des membres n'était pas nécessaire. Dans la mise en forme organisationnelle, nous rencontrions partout le soutien moral et matériel des organes des soviets et du Parti. Il semblait que nous édifiions une œuvre sociale utile et totalement nécessaire. Seuls quelques vieux spécialistes, en accord avec les koulaks, essayaient de nous entraver par tous les moyens. Notre première année se caractérisait par l'engouement aveugle pour la vie nouvelle, l'idéalisation démesurée de la nouvelle forme d'économie, le manque d'organisation et de comptabilité et l'humeur festive des membres.
La deuxième année, les espoirs de croissance économique nous donnèrent encore plus des ailes : les ensemencements avaient augmenté de 100%, le cheptel était passé de 12 à 22 chevaux, on avait commencé de grands chantiers de construction de logements et d'ateliers, un moulin fut équipé, on avait acquis une baraterie et bien d'autres choses. Dans la commune, on espérait mécaniser le travail. Ca nous a valu une douche froide les années suivantes. La première difficulté à laquelle nous nous sommes heurtés a été notre incompétence à diriger une grande exploitation combinée. Il n'y avait personne pour nous donner des directives, des instructions. Il a fallu se débrouiller tout seul, souvent chercher une solution en aveugle, et nous avons subi plus d'une fois de grosses pertes ; c'était inévitable. L'organisation du travail a été la deuxième difficulté : la routine avait commencé. De plus en plus, on sentait les défauts, l'impréparation, l'incompétence dans la vie et l'économie communales; de plus, on manquait du plus strict nécessaire, les demandes individuelles croissantes dépassant les moyens ; il y avait aussi le retard culturel général. Tout cela obligeait à des efforts physiques et intellectuels constants de la part des participants de la commune. Mais cela contredisait le slogan : «de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins». Car chacun comprend cela à sa manière, ce qui a conduit à l'absence d'intérêt personnel immédiat pour le travail et les affaires. Les avantages du travail collectif sont modestes. Par exemple, les sept personnes qui s'occupent des semailles font le travail de 20 personnes dans une exploitation individuelle; pour la récolte du blé, il faut 25 personnes au lieu de 50 ; il y a une réelle économie de moyens dans l'approvisionnement de l'exploitation et de ses membres ; les produits alimentaires s'écoulent mieux etc. Mais tous ces avantages recouvrent à peine les pertes dues au relâchement et à la mauvaise volonté dans le travail. Nous allons donc survivre, oui. Mais, nous n'avons pas trouvé le moyen d'augmenter la productivité du travail, de stimuler la motivation et l'intérêt. Enfin, nous n'avons pas trouvé les bonnes formes de relations entre les différentes branches d'une grande exploitation combinée, basée sur les principes du communisme. Et bien, tant qu'il en sera ainsi, nous ne saurons pas développer et perfectionner l'exploitation.
En 1924, les plans d'équipement et de construction nécessaires n'ont pas été réalisés à cause de la mauvaise récolte (encore que la nôtre ait été supérieure de 50% à celle des paysans), et nous nous sommes retrouvés en déficit. A part ça, beaucoup de collectifs et de communes ont commencé à se déliter ce qui provoqua un regard négatif de la part des organes supérieurs de la coopération et de l'économie. L'état moral des communards a empiré. De tous côtés, on sentait de la méfiance envers les communes. Beaucoup les regardaient et les regardent encore comme un phénomène fâcheux et inactuel. Il y a encore un point faible dans les communes (dont la nôtre) : sans capital et sans bâtiments, il est trop difficile d'organiser les gens. On regarde notre commune comme si elle était exemplaire. Nous nous sommes jetés sur le crédit, et, encore une fois, par immaturité, nous n'avons pas su nous retenir ; nous avons reçu des crédits commerciaux à court terme à des taux d'intérêts assez élevés ; nous les avons utilisés pour les constructions indispensables. Maintenant nous voyons que de tels crédits sont désavantageux pour nous et nous essayons de toutes nos forces de nous libérer de leur pression. Les institutions financières nous ont beaucoup appris. Les lunettes roses commencent à tomber. Nous sommes désormais bien convaincus de la nécessité de l'économie, de la précision, de la prévoyance, de la comptabilité, de la mesure et de l'approche raisonnée dans toute tâche.
L'année 1925 s'annonçait bien sur le plan économique : la récolte était satisfaisante ; tous les champs avaient été ensemencés des meilleures sortes de graines; tout se déroulait comme prévu ; le matériel avait été réparé et le cheptel était en bonne santé ; enfin, l'humeur des communards était des meilleures. Et il a fallu que la grêle s'abatte ! Le 7 juillet, juste avant la fauchaison, 300 déciatines ont été détruits, soit une perte de plus de 40.000 roubles. Les créditeurs contestent le rééchelonnement. La situation était critique. Les communards les moins solides et quelques membres de la cellule ont commencé à partir. Pendant deux mois, la démoralisation allait grandissante. Il a encore fallu mendier une rallonge de crédit et une baisse des taux. Cette affaire est toujours en cours, même si elle a perdu de son acuité.
Malgré toutes ces tares dans la structure des communes, nous avons quand même recueilli les fruits inestimables de la vie collective : la récolte dans les communes dépasse celle des exploitations individuelles de 50% ; les conditions de travail sont bien meilleures que chez les paysans ; la femme s'est intégralement libérée sous tous les rapports ; les enfants sont éduqués dans un esprit communiste etc. Seulement, il faut être plus attentif et plus clair avec ces organisations nouvelles-nées. Jusqu'à présent, en effet, rien n'a été fait pour étudier les communes en détail, pour connaître leur vie, leur organisation et le mode de vie de ceux qui y travaillent.
Il y a beaucoup de choses qui demandent une formation et une attitude spécifique. Prenons par exemple la tenue des livres, la comptabilité. Toute la comptabilité contemporaine est basée sur les principes de la propriété privée. Cela ne marche pas du tout pour les communes. Il faut ici d'autres moyens et d'autres formes de comptage et de calcul. Nous n'avons pas encore trouvé lesquels et personne n'a pour l'instant réfléchi à cet important sujet. Il n'y a pas jusqu'à présent de périodique faisant le point du travail et de l'expérience des communes. Et quand quelque chose est publié, c'est comme jeté au gré du vent ; la plupart du temps, on raconte que telle commune possède tant de vaches et tant de charrue... Mais pas un seul mot sur nos maux, sur la façon dont nous menons l'exploitation, sur la répartition du travail et des produits de consommation personnelle etc. Il faut y intéresser beaucoup de monde parmi les forces vives de la société, de l'Etat, du Parti et de la science ; il faut mettre de l'ordre dans les piles de matériaux collectés par les départements agraires [zemotdely] et d'autres institutions ; il faut aller sur le terrain pour observer comment vivent des organisations typiques ; il faut ensuite rendre les conclusions publiques, arrêter et défendre une ligne précise sur la collectivisation. Il est maintenant nécessaire de dire partout que la paysannerie la plus pauvre a besoin de nouvelles formes de lutte contre les koulaks, c'est à dire qu'elle a besoin de mettre en place des formes coopératives d'exploitation commune, même primitives. Mais les collectifs et communes qui existent déjà ne sont pas assez attirants pour susciter dans la paysannerie l'envie d'en édifier d'autres. Nous restons convaincus de la collectivisation, mais nous nous sentons seuls. Nous vous demandons de la façon la plus convaincue, camarade Trotsky, de ne pas laisser pas cette question sans suite. Nous pouvons fournir de riches renseignements sur la collectivisation, mais nous ne pouvons pas les exploiter.»
Telle est la lettre extrêmement instructive des communards de Zaporoj'e. Avant-Garde et bien d'autres communes agricoles ne sortent pas de cet état de crise. Les principales raisons ont un caractère général. Là-dessus, je répéterai ici ce que j'ai écrit le 21 septembre de cette année à la Commission Centrale de Contrôle.
«Jusqu'à présent, les communes n'ont pas su augmenter la productivité du travail. Dans certains cas, on observe même une baisse de la productivité. Cela ne sautait pas aux yeux pendant le Communisme de Guerre ou dans la première phase de la NEP car la productivité du travail était très basse dans tous les secteurs. C'était lié aussi à la diminution des emblavures dans l'agriculture etc. Mais maintenant, avec la NEP, quand la question de la productivité s'avère décisive pour l'économie entière comme pour chaque entreprise, beaucoup de communes agricoles se retrouvent manifestement à contre courant de la tendance économique générale. Cela à des conséquences et matérielles et morales. Les communes ne sortent pas de l'endettement ; quand elles progressent, c'est extrêmement lentement ; et leur moral baisse alors que tout autour l'agriculture se développe dans les fermes privées comme dans les sovkhozes.
Pourquoi donc la productivité du travail n'augmente-t-elle pas dans les communes ? Il y a une seule raison : l'absence d'intéressement personnel immédiat. C'est justement pour cette raison que la NEP a donné une impulsion au développement des forces productives, ce qui a introduit une part d'intéressement personnel dans la vie économique. Or, il n'y a pas la moindre discussion là-dessus dans les communes agricoles. Elles sont construites sur le principe du communisme intégral : au fond, malgré une certaine réglementation du travail, chacun travaille tant qu'il peut ou tant qu'il veut, alors que la commune donne de quoi vivre à tous ses membres et à leurs familles de manière égalitaire. Celui qui travaille avec application n'est aucunement récompensé. Celui qui travaille peu ou mal n'y perd rien. Les communards les plus ardents tiédissent et se mettent à travailler «comme les autres», c'est à dire sans passion. Et, en conséquence, la productivité du travail baisse.
Quoique les principes sur lesquels reposent les communes de ce type soient sublimes d'un point de vue abstrait, il est évident qu'elles sont vouées à la mort économique tant qu'elles n'élèvent pas la productivité du travail. Ce ne sont pas des dotations, des subventions ou des crédits qui pourront les sauver. Si la productivité du travail reste au même — bas niveau (à plus forte raison si elle tombe), l'aide extérieure ne pourra, dans le meilleur des cas, que prolonger l'agonie. Pour résoudre le problème, il faut le prendre à la racine. Il faut introduire un début de responsabilité et d'intéressement personnels (dans des limites déterminées). Il faut faire dépendre la rétribution de la quantité et de la qualité du travail. En dehors de l'alimentation et du logement communs, etc., il faut également introduire un salaire en argent, en le fixant par rapport à la participation individuelle au travail (dans certaines conditions, ce principe pourrait aussi être appliqué au logement ou au repas).
L'autre facteur qui mine l'existence des communes tient aux erreurs et anomalies dans leur composition. Dans la vie des communes, le commandement extérieur ne peut justement avoir aucune place. Il ne faut pas destituer des militants responsables de la commune et en nommer d'autres. Il ne faut pas ordonner à la commune d'élire tel ou tel président. La commune ne peut être fondée que sur la base du choix personnel, de l'habitude personnelle de l'un envers l'autre, sur la base de la confiance mutuelle. En même temps, la commune ne peut surmonter les difficultés de la situation actuelle que si ses membres sont de relativement grande valeur. On ne doit pas abaisser le niveau en retirant à la commune ses militants les plus actifs et les plus précieux pour les muter à un autre travail.»
* * *
Il y a quelques jours, c'est à dire un mois et demi après avoir écrit ces lignes, j'ai visité une autre commune agricole, Phare Communiste [Kommunistitcheskij Majak], dans le canton [rajon] de Georgevo du district de Tver. Cette commune fait une excellente impression, plus par ses potentialités de développement que par sa situation présente, il est vrai. Je n'oserai en parler en détail dans la mesure où je n'y ai passé que 14 heures, nuit comprise. Je me limiterai donc à l'essentiel du point de vue qui nous intéresse, à savoir la productivité du travail.
L'effectif de Majak est jeune ; il y a principalement des Jeunes Communistes issus de la paysannerie pauvre et du prolétariat agricole. On trouve également d'anciens soldats rouges et des cavaliers de la Territoriale. La commune a fêté récemment ses cinq ans. L'effectif a fortement changé pendant ce temps. Il ne reste personne de la première année semble-t-il. Et ce n'est pas étonnant : à cette époque, la commune subissait les attaques des bandes. Et son effectif devait beaucoup au hasard. Depuis trois ans la commune se développe plus correctement et de façon plus organisée. Sa composition actuelle est assez stable (en tout, 25 adultes travailleurs pour plus de 70 bouches à nourrir). Les emblavures dépassaient les 300 déciatines [1] l'an dernier. Le matériel est impressionnant : il suffit de dire que la commune possède trois tracteurs. Cela a puissamment contribué à la récolte de cette année. Alors quid de la productivité du travail et les conditions de vie des communards ? Jusqu'à récemment, le budget fixe de chaque travailleur s'élevait à 240 roubles par an. Tout devait tenir dans cette somme, c'est à dire que cela devait couvrir les dépenses de logement, de nourriture et de vêtements. Un forgeron de village expérimenté (un cosaque, d'ailleurs) recevait pour l'année les mêmes 240 roubles qu'un jeune de dix-huit ans sans qualification qui apprend l'agriculture dans la commune. Comment cette égalité complète se reflétait-elle sur la productivité du travail ? De façon négative. La répartition des communards pour les travaux courants prenait beaucoup de temps et revêtait un caractère quasiment bureaucratique. Selon la règle générale, on travaillait sans ardeur. On traitait le matériel sans égards. On avait tendance à se cacher derrière les autres. Personne ne répondait jamais directement et il était rare que quelqu'un s'efforce de faire un travail mieux que les autres.
La production industrielle est infiniment plus automatisée que la production agricole. Dans l'industrie, la machine contrôle l'homme dans une certaine mesure. Et pourtant, une attitude passive au travail peut couler n'importe quelle usine. Mais, en agriculture si l'inertie et l'indifférence règnent, c'est la condamnation à mort et, qui plus est, à court terme. L'histoire de beaucoup de nos sovkhozes n'en témoigne que trop éloquemment. Les membres de Majak en arrivèrent à la conclusion que, malgré les succès passés de la commune, on ne pouvait aller plus loin comme ça. Avec cette terre-là, avec ce matériel-là, on devait obtenir des résultats bien supérieurs en changeant l'attitude envers le travail. Et, en outre, la commune risquait de perdre ses éléments les plus qualifiés et les plus actifs.
Et voilà : après bien des réflexions et bien des discussions, les communards ont décidé de restructurer leur organisation du travail, d'introduire le ressort de l'intéressement personnel, mais en faisant en sorte de ne pas détruire les cadres de l'entraide et de la camaraderie. Toute l'exploitation est divisée en une série de départements relativement indépendants. En dehors du département principal, consacré à la culture du blé, il y a également de l'élevage de bovins, d'ovins, de volaille, de l'horticulture ainsi que différents ateliers artisanaux etc. Un supérieur est à la tête de chaque secteur ; quelques travailleurs de la commune agissent sous ses ordres. Le plan économique annuel est traduit sous la forme de propositions prévisionnelles pour chaque département de l'exploitation. Si, sous la direction du chef, les travailleurs de tel ou tel secteur remplissent leur plan prévisionnel, c'est à dire qu'ils rapportent à la commune le revenu indiqué ou même le dépassent, ils reçoivent un pourcentage pour leurs besoins personnels. Cette somme est en sus de la gratification que tout le monde reçoit à l'identique, c'est à dire en plus des 240 roubles par an. En cas d'incurie ou de mauvaise volonté flagrantes au travail, on autorise des retenues sur l'allocation principale de 240 roubles. Ces sommes sont réparties de façon égale entre le chef et les travailleurs au sein de chaque département. Quel peut être le revenu maximum d'un travailleur avec le nouveau système ? Selon les calculs des dirigeants de la commune, les primes peuvent donner jusqu'à 200 roubles, ce qui fait que le revenu total peut monter à 450 roubles par an.
Tout ce nouveau système a été préparé et élaboré à la fin de la précédente année économique ; il a été lancé le 1er octobre de cette année. Les résultats complets ne seront visibles qu'à l'automne prochain : c'est le budget annuel de la commune qui sera la vérification objective du nouveau système. Mais il y a d'ores et déjà des résultats sûrs de grande importance. Les anciennes [pratiques] bureaucratiques ont disparu : chaque groupe sait de lui-même ce qu'il doit faire dans sa branche (ceci, évidemment, dans les cadres définis par la direction commune qui garde tout son pouvoir). Le matin, il n'est pas nécessaire de secouer les gens pour les sortir du lit et les mettre au travail. Ce qu'il faut d'intéressement et d'émulation les met sur pied quand il faut. Beaucoup de différends personnels, extrêmement fâcheux et porteurs de discordes («Pourquoi moi et pas Pierre ?», «Pourquoi Ivan n'a-t-il rien à faire ?» etc.) disparaissent maintenant. Voilà des résultats déjà sûrs et oh ! combien importants. Selon les communards, la productivité du travail et le soin envers le matériel augmentent indiscutablement. Mais, comme il a déjà été dit, le bilan des résultats économiques fondamentaux ne pourra être fait qu'en fin d'année.
Seule cette démarche qui, comme nous l'avons dit, donne la possibilité d'évaluer les avantages absolus et relatifs de chaque secteur de l'exploitation, seule cette démarche guérit la commune de la tentation de tout faire elle-même, de couvrir tous ses besoins et de satisfaire sa consommation avec ses propres productions. Quand elle dépasse les limites dictées par la division sociale du travail à un niveau technique donné, cette tentation devient inopportune, réactionnaire socialement et nuisible pour la commune elle-même. Mais, pour éviter cette tendance, il faut définir ce qui est profitable et ce qui ne l'est pas, c'est à dire qu'il faut avoir un budget détaillé et spécialisé. Ceci n'est possible qu'à condition que le facteur principal de l'agriculture, la force de travail, fasse l'objet d'une estimation productive sérieuse. Et cela n'est possible à son tour qu'au cas où l'intensité et la productivité du travail ne descendent pas sous le niveau imposé par la technique disponible et les autres conditions économiques du pays.
On peut même affirmer que, dans la majorité des cas, sinon toujours, la faible productivité du travail dans la commune pousse justement à l'autarcie de l'exploitation. On sait que le marché vérifie à sa façon la productivité du travail. Pour acheter, il faut vendre. Pour vendre, il faut produire pour la vente. Pour une exploitation où le travail n'est pas productif, tout paraît cher sur le marché. D'où l'envie de tout produire chez soi, même n'importe comment. Cela peut même masquer la faible productivité du travail pendant un certain temps. Au fond, ce genre d'exploitation vit sur son capital de départ. Et cela doit se révéler tôt ou tard. C'est pourquoi justement l'élévation de la productivité du travail est l'élément principal dans cette question comme dans beaucoup d'autres.
Encore une fois, il ne faut pas fermer les yeux sur les dangers du nouveau système. Une trop grande différence dans les conditions d'existence peut miner l'entraide et la solidarité entre les communards. Le problème de la valeur des primes selon les différents départements peut créer des difficultés. Il n'est pas exclu que la commune finisse par ressembler à un kolkhoze, c'est à dire à un type d'exploitation moins parfait du point de vue de l'avenir communiste. Enfin, il n'est pas exclu non plus que la commune s'effondre totalement. Mais si on a peur des loups, il ne faut pas aller dans la forêt ! D'ailleurs, si telle ou telle commune, trop faible, doit finalement périr, autant que ce soit grâce à sa croissance économique plutôt qu'à cause de son marasme et de sa faillite. Les meilleures communes survivront et deviendront des exemples pour de nouvelles fondations de communes.
C'est pourquoi il me semble qu'il faut approuver l'expérience du Phare Communiste parce qu'elle vise l'augmentation de la productivité du travail. Il faut suivre cette expérience attentivement et montrer dans la presse ses aspects positifs et négatifs. Les autres communes en ont un énorme besoin. D'ailleurs, les communards de Majak m'ont raconté que deux communes voisines du même canton de Georgevo témoignent un grand intérêt pour leur nouveau système.
Du point de vue humain, il faut absolument souligner que la commune ne peut vivre et se développer que si l'effectif s'agrège dans un mouvement de solidarité, si les gens s'entendent bien et cherchent la compagnie les uns des autres. Les changements imposés d'en haut, entre autres, les atteintes à la volonté personnelle, sont des plus dangereux. Les bons travailleurs, expérimentés dans l'agriculture, sont nécessaires et dans la coopération et l'agronomie ou comme présidents de soviets de village. On n'accepte les spécialistes de la ville qu'à contrecœur. C'est pourquoi, les institutions locales ont naturellement envie de prendre dans les communes de bons spécialistes communistes pour les nommer à un autre poste de responsabilité. Or, ces camarades sont souvent les piliers de leur collectif. Il faut lutter contre ça de la façon la plus résolue.
Il faut également lutter contre l'indifférence et le manque d'attention envers les communes : on entend dire qu'il ne faudrait pas parler d'elles au moment où l'économie marchande se développe dans les campagnes. Cette opinion est radicalement fausse. Le développement de l'économie marchande dans les campagnes ne diminue pas l'importance de la commune agricole, il l'augmente. La commune est un point d'appui capital à la campagne. La commune peut et doit devenir un laboratoire pour agriculteurs d'élite. Certes, on peut préparer des éléments de socialisme agricole par d'autres méthodes et à une plus grande échelle, et d'abord dans l'industrie et de la coopération. De plus, les éléments du socialisme agraire vont croître lentement, progressivement, et de façon assez disparate. Mais ce processus connaîtra une période critique après laquelle la collectivisation de l'agriculture avancera beaucoup plus vite grâce à la puissance de l'industrie. Une cellule révolutionnaire peut jouer un rôle décisif au bon moment dans une usine ou un régiment. De même, quand les conditions seront mûres pour le passage à un type d'exploitation supérieur techniquement et socialement, les communes les plus efficaces pourront jouer un grand rôle dans les campagnes (de pair avec d'autres organisations collectivistes moins parfaites). Voilà pourquoi les communes ont le droit à notre attention. Dans la presse, la médiatisation de leurs difficultés, de leurs recherches, de leur expérience leur permettra de s'engager sur la bonne voie. C'est dans ce but que sont publiées les présentes lignes.
L. TROTSKY
(Pravda n° 278 du 5 décembre 1925)
Note
[1] unité de mesure russe à peu près égale à un hectare.