1924 |
Article publié dans la Pravda le 22 juillet 1924. |
Œuvres - 1924
Sur la religion
Arrêtons-nous encore une fois sur la question de la propagande antireligieuse, en tant qu'une des tâches les plus importantes dans la vie quotidienne. Ici aussi, je cite la résolution du treizième congrès. Elle est brève : « Une attention considérable devrait être accordée à la propagande promouvant les sciences naturelles (propagande antireligieuse). » Je ne me souviens pas si ce genre de formulation a déjà été utilisé, mettant la propagande antireligieuse entre parenthèses après « propagande en faveur des sciences naturelles ». Même si ce n’était pas le cas, cela a maintenant été confirmé avec autorité. Cela constitue une exigence d’une approche nouvelle et différente d’un problème ancien.
Sous l'influence bienfaisante de l'impulsion générée par votre congrès, du fait même de sa convocation, j'ai été contraint de parcourir une multitude de publications que d'ordinaire je n'aurais pas eu le temps de parcourir, en particulier la revue satirique Bezbojnik [Sans Dieu], où l'on trouve de très nombreux dessins, parfois assez efficaces, de certains de nos meilleurs dessinateurs, un magazine qui a sûrement son rôle positif à jouer dans certains milieux, essentiellement urbains, mais qui ne met pourtant guère le mouvement sur la bonne voie dans la lutte contre les superstitions religieuses. Numéro après numéro, on trouve dans ses pages un duel continu et infatigable avec Jéhovah, le Christ et Allah, un corps à corps entre le talentueux artiste [Dmitri] Moor [1] et Dieu. Bien sûr, nous sommes entièrement du côté de Moor. Mais si c’était tout ce que nous faisions, ou si c’était notre travail principal, alors j’ai peur que le duel se termine par un match nul…
En tout cas, il est parfaitement évident et incontestable à l’heure actuelle que nous ne pouvons pas placer notre propagande antireligieuse sur le plan d’une simple lutte contre Dieu. Cela ne nous suffirait pas. Nous supplantons le mysticisme par le matérialisme, en élargissant d'abord l'expérience collective des masses, en renforçant leur influence active sur la société, en élargissant l'horizon de leur connaissance positive, et sur cette base, lorsque cela est nécessaire, nous attaquons également les préjugés religieux.
Le problème de la religion revêt une importance colossale et est étroitement lié au travail culturel et à l'édification socialiste. Dans sa jeunesse, Marx disait : « La critique de la religion est la base de toutes les autres critiques. » Dans quel sens ? Dans le sens où la religion est une sorte de connaissance fictive de l’univers. Cette fiction a deux sources : la faiblesse de l'homme face à la nature, et l'incohérence des rapports sociaux. Craignant la nature ou l'ignorant, capable d'analyser les relations sociales ou les ignorant, l'homme en société s'efforçait de répondre à ses besoins en créant des images fantastiques, en les dotant d'une réalité imaginaire et en s'agenouillant devant ses propres créations. La base de cette création réside dans le besoin concret qu'a l’homme de s’orienter, besoin découlant à son tour des conditions de la lutte pour l’existence.
La religion est une tentative d’adaptation au milieu environnant afin de mener avec succès la lutte pour l’existence. Pour cette adaptation, il y a des règles pratiques appropriées. Mais tout cela est lié à des mythes, des fantasmes, des superstitions, des connaissances irréelles.
Comme tout développement culturel est une accumulation de connaissances et de compétences, la critique de la religion est le fondement de toute autre critique. Afin d’ouvrir la voie à une connaissance correcte de la réalité, il est nécessaire d’éliminer les connaissances fictives. Mais cela n’est vrai que si l’on considère la question dans son ensemble. Historiquement, non seulement dans des cas individuels, mais aussi dans le développement de classes entières, le savoir réel est lié, sous des formes et dans des proportions différentes, aux préjugés religieux. La lutte contre une religion donnée ou contre la religion en général, et contre toutes les formes de mythologie et de superstition, ne réussit généralement que lorsque l'idéologie religieuse entre en conflit avec les besoins d'une classe donnée dans un nouvel environnement social. En d’autres termes, lorsque l’accumulation et le besoin de connaissances ne rentrent pas dans le cadre des enseignements irréels de la religion. Alors, parfois, un unique coup de couteau de la critique suffit à briser la coquille de la religion.
Le succès de la pression antireligieuse que nous avons exercée ces dernières années s'explique par le fait que les couches avancées de la classe ouvrière, qui sont passées par l'école de la révolution, c'est-à-dire ont acquis une attitude active à l'égard du gouvernement et des institutions sociales, ont pu facilement se débarrasser de la carapace des préjugés religieux, complètement minée par les développements précédents. Mais la situation change considérablement lorsque la propagande antireligieuse étend son influence vers les couches les moins actives de la population, non seulement des villages, mais aussi des villes. Les connaissances réelles acquises y sont si limitées et fragmentaires qu'elles peuvent coexister avec des préjugés religieux. La seule critique de ces préjugés, ne trouvant aucun appui dans l’expérience personnelle et collective, ne produit alors aucun résultat. Il est donc nécessaire d'aborder la question sous un autre angle et d'élargir la sphère de l'expérience sociale et des connaissances de la réalité.
Il y a différents moyens pour atteindre cet objectif. Les cantines publiques et les crèches peuvent donner un élan révolutionnaire à la conscience de la femme au foyer et accélérer considérablement le processus de rupture avec la religion. Les méthodes chimiques d’épandage sur les cultures pour détruire les criquets peuvent jouer le même rôle à l’égard du paysan. Le fait même que les travailleurs et les travailleuses participent à la vie du club, qui les fait sortir de la petite cage fermée de l'appartement familial avec son icône et sa lampe à image, ouvre une des voies pour les libérer des préjugés religieux. Et ainsi de suite. Les clubs peuvent et doivent mesurer avec précision la tenacité des préjugés religieux et trouver indirectement des moyens de les contourner en élargissant les expériences et les connaissances. De même, dans la lutte antireligieuse, des périodes d’assaut frontal peuvent alterner avec des périodes de blocus, de sape et de manœuvres d’encerclement. À première vue nous venons d'entrer dans une telle période ; mais cela ne veut pas dire que nous ne reprendrons pas l'attaque directe à l’avenir. Il suffit de nous y préparer.
Notre attaque contre la religion a-t-elle été légitime ou illégitime ? Légitime. Est-ce que ça a eu des résultats ? Oui. Qui avons nous attiré ? Ceux qui, par une expérience antérieure, ont été préparés à se libérer complètement des préjugés religieux. Et plus loin ? Il reste encore ceux que même la grande expérience révolutionnaire d’Octobre n’a pas réussi à libérer de la religion. Et ici, les méthodes formelles de critique antireligieuse, de satire, de caricature, etc., ne peuvent accomplir que très peu de choses. Et si l’on appuie trop fort, on peut même obtenir un résultat inverse. Il faut percer la roche, c'est vrai, et Dieu sait que cette roche est assez dure ! — Alors, rangez les bâtons de dynamite, enroulez les fils des détonateurs, et... après un certain temps, il y aura une nouvelle explosion et une nouvelle chute, c'est-à-dire que d'autres seront arrachés à la grande masse soumise aux préjugés religieux... La résolution du congrès du parti nous dit que, dans ce domaine, nous devons maintenant passer des explosions et des attaques à un travail de sape plus prolongé, en premier lieu par le biais du développement des sciences naturelles.
Pour montrer comment un assaut frontal non préparé peut parfois donner un résultat tout à fait inattendu, je citerai un exemple très intéressant, assez récent, et que je ne connais que de bouche à oreille, par mes camarades, car malheureusement il n'a pas été mis en lumière dans la presse. C'est l'expérience du Parti communiste norvégien. Comme vous vous en souvenez probablement, en 1923, ce parti s'est scindé en une majorité opportuniste sous la direction de Tranmael [2] et une minorité révolutionnaire fidèle à l'Internationale Communiste. J'ai demandé à un camarade qui vivait en Norvège comment Tranmael avait réussi à conquérir la majorité – bien sûr, seulement temporairement. Il m'a cité comme une des causes le caractère religieux des pêcheurs norvégiens. La pêche commerciale, comme vous le savez, repose sur un très faible niveau de technologie et dépend entièrement de la nature. C'est la base des préjugés et des superstitions ; et pour les pêcheurs norvégiens, comme le dit avec humour le camarade qui m'a raconté cet épisode, la religion est quelque chose comme un vêtement de protection.
En Scandinavie aussi il y avait des membres de l’intelligentsia, des académiciens, qui flirtaient avec la religion. Ils ont été, à juste titre, battus par le fouet impitoyable du marxisme. Les opportunistes norvégiens en ont habilement profité pour amener les pêcheurs à s'opposer à l'Internationale communiste. Le pêcheur, révolutionnaire, sympathisant profondément avec la République soviétique, favorable de tout son cœur à l'Internationale communiste, se disait : « Cela se résume à ceci : Soit je dois être pour l’Internationale communiste et me passer de Dieu et du poisson [rires], soit je dois, le cœur lourd, m’en séparer. » Et c’est ce qu’il a fait… Cela illustre la manière dont la religion peut parfois s’attaquer, de manière tranchante, à la politique prolétarienne elle-même.
Bien entendu, cela s’applique dans une plus large mesure encore à notre propre paysannerie, dont la nature religieuse traditionnelle est étroitement liée aux conditions de notre agriculture arriérée. Nous ne parviendrons à vaincre les préjugés religieux profondément enracinés de la paysannerie qu'en apportant l'électricité et la chimie à l'agriculture paysanne. Cela ne signifie évidemment pas qu'il ne faille pas profiter de chaque progrès technique individuel et de chaque moment social favorable à la propagande antireligieuse, pour parvenir à une rupture partielle avec la conscience religieuse. Non, tout cela est aussi obligatoire qu’avant, mais il faut avoir une perspective générale correcte. En fermant simplement les églises, comme cela a été fait en certains endroits, et par d'autres excès administratifs, non seulement vous ne pourrez obtenir aucun succès décisif, mais au contraire vous préparerez la voie à un retour plus fort de la religion.
S’il est vrai que la critique religieuse est la base de toutes les autres critiques, il n’est pas moins vrai qu’à notre époque l’électrification de l’agriculture est la base de la liquidation des superstitions paysannes. Je voudrais citer quelques paroles remarquables d’Engels, jusqu’à récemment inconnues, concernant l’importance potentielle de l’électrification pour l’agriculture.
Récemment, le camarade Riazanov a publié pour la première fois la correspondance d'Engels avec Bernstein et Kautsky, des lettres extraordinairement intéressantes.[3] Le vieil Engels se révèle doublement fascinant, à mesure que de nouveaux matériaux de sa part apparaissent, révélant toujours plus clairement son caractère, tant du point de vue idéologique que personnel. Je citerai maintenant son passage touchant directement à la question de l'électrification et au dépassement du fossé entre la ville et la campagne.
La lettre a été écrite par Engels à Bernstein en 1883. Vous vous souvenez qu'en 1882, l'ingénieur français Deprez a découvert une méthode de transmission par fil de l'énergie électrique. Et si je ne me trompe pas, lors d'une exposition à Munich — en tout cas en Allemagne — il a démontré la faisabilité de la transmission d'une énergie électrique d'un ou deux chevaux sur une cinquantaine de kilomètres. Cela fit une énorme impression sur Engels, qui était extrêmement sensible à toute invention dans le domaine des sciences naturelles, de la technologie, etc. Il écrivit à Bernstein :
"La dernière invention de Deprez… libère l'industrie de toute limitation locale et rend possible l'utilisation de l'énergie hydraulique même la plus éloignée. Et même si au début elle sera utilisée uniquement dans les villes, elle doit devenir à terme le levier le plus puissant pour l'abolition de l'antagonisme entre la ville et la campagne."
Vladimir Ilitch ne connaissait pas ces lignes. Cette correspondance n'est parue que récemment. Elle était conservée sous la table, en Allemagne, en possession de Bernstein, jusqu'à ce que le camarade Riazanov parvienne à s'en emparer. Je ne sais pas si vous, camarades, réalisez avec quelle attention stricte et pourtant avec quelle forte affection Lénine se penchait sur les œuvres de ses maîtres et aînés, Marx et Engels, trouvant toujours de nouvelles preuves de leur perspicacité et de leur pénétration, de l'universalité de leur pensée, de leur capacité à voir très en avance sur leur temps. Je n'ai aucun doute sur le fait que cette citation — dans laquelle Engels, le lendemain de la démonstration, essentiellement en laboratoire, d'une méthode permettant de transmettre l'énergie électrique sur de longues distances, regarde par-dessus toute l'industrie, voit le village et dit que cette nouvelle invention est un levier des plus puissants pour abolir l'antagonisme entre la ville et la campagne — je ne doute pas que Lénine aurait fait de cette citation un lieu commun de la pensée de notre parti. Quand vous lisez cette citation, c’est presque comme si le vieil Engels conversait du fond de la mer (il a été incinéré et ses cendres répandues en mer, selon son souhait) avec Lénine sur la Place Rouge…
Camarades ! Le processus d’élimination de la religion est dialectique. Il y a des périodes de rythmes différents dans le processus, déterminées par les conditions générales de la culture. Tous nos clubs doivent être des centres d'observation. Ils doivent toujours aider le parti à s'orienter dans cette tâche, à trouver le bon moment ou à adopter le bon rythme.
L’abolition complète de la religion ne sera réalisée que lorsqu’il y aura un système socialiste pleinement développé, c’est-à-dire une technologie qui libère l’homme de toute dépendance dégradante à l’égard de la nature. Cet objectif ne peut être atteint que dans le cadre de relations sociales exemptes de mystère, parfaitement lucides et n’opprimant personne. La religion traduit le chaos de la nature et le chaos des relations sociales dans le langage des images fantastiques. Seule l'abolition du chaos terrestre peut mettre fin à jamais à son reflet dans la religion. Une direction consciente, raisonnable et planifiée de la vie sociale, sous tous ses aspects, abolira pour toujours tout mysticisme et toute diablerie. [4]
Notes
[1] Moor était le pseudonyme de Dimitri S. Orlov (1883-1946), un éminent caricaturiste et dessinateur. Après la Révolution d'Octobre, il travaille pour la Maison d'édition d'État. En 1920, il réalise des affiches pour l'Armée rouge et la principale administration politique, et en 1921 pour lutter contre la famine. Après 1922, il fut un caricaturiste régulier pour la Pravda.
[2] Martin Tranmael (1879-1967) était le chef du Parti travailliste norvégien et rédacteur en chef de son principal journal. Après avoir résisté aux demandes du Comité exécutif du Komintern d'expulser les dissidents, il rompit complètement avec l'Internationale et contribua plus tard à affilier le Parti travailliste norvégien à l'Internationale socialiste.
[3] David B. Riazanov (1870-1938) était un historien et philosophe qui rejoignit les bolcheviks en 1917. Il organisa l'Institut Marx et Engels et se retira plus tard de l'activité politique. Mais son attitude érudite et scrupuleuse à l’égard de l’histoire du parti le rendit offensant pour Staline, qui ordonna de l’impliquer avec les accusés lors du procès de 1931 d’un soi-disant « Centre menchevik », accusé de complot pour restaurer le capitalisme en Union soviétique, il fut démis de ses fonctions de directeur de l'Institut Marx et Engels, puis reconnu coupable de trahison et finalement fusillé.
[4] Comparez avec l'affirmation de Marx dans le premier chapitre du Capital : « Les reflets religieux du monde réel ne peuvent, de toute façon, disparaître que lorsque les relations pratiques de la vie quotidienne entre l'homme et l'homme, et entre l'homme et la nature, se présentent généralement sous une forme transparente et rationnelle. Le voile n'est pas retiré devant le processus de la vie sociale, c'est-à-dire devant le processus de la production matérielle, jusqu'à ce que celui-ci devienne une production par des hommes librement associés et se trouve sous leur contrôle conscient et planifié.