1924 |
A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié. |
Lénine
Discours et message
Discours à la séance du Comité exécutif central panrusse, le 2 septembre 1918.
Camarades, les fraternelles acclamations que j'entends, je les interprète ainsi : aujourd'hui, en ces pénibles heures et ces dures journées, nous éprouvons tous, comme des frères assemblés, un profond besoin de nous resserrer, de nous rattacher de plus près à nos organisations soviétiques, de nous grouper plus étroitement sous notre drapeau communiste. En ces jours et ces heures pleins d'alarmes, alors que le porte-drapeau du prolétariat, le nôtre et l'on peut dire celui du monde entier, est étendu, luttant sur sa couche de douleur contre le terrible spectre de la mort, nous sommes plus proches les uns des autres qu'aux heures de victoire...
La nouvelle de l'attentat commis contre le camarade Lénine nous a atteints, d'autres camarades et moi, à Sviajsk, sur le front de Kazan. Là-bas, des coups nous étaient portés, les uns venaient de droite, les autres de gauche, d'autres en pleine face. Mais ce nouveau coup, venant du lointain arrière-front, nous frappait dans le dos. Ce coup de traîtrise a ouvert un nouveau front – le plus douloureux, le plus alarmant à l'heure actuelle : le front sur lequel Vladimir Ilitch défend sa vie contre la mort. Et quels que soient les échecs qui peuvent encore nous attendre sur tel ou tel point de la grande bataille – je crois fermement à la prochaine victoire que nous remporterons ensemble –, pour la classe ouvrière de Russie et du monde entier, aucun échec partiel ne serait aussi pénible, aussi tragique que celui dont nous serions menacés si la bataille engagée au chevet de notre conducteur devait se terminer par une défaite.
Il n'est pas difficile d'imaginer toute la violence de la haine concentrée que cette grande figure a suscitée et suscitera chez tous les ennemis de la classe ouvrière. Car la nature a bien fait les choses quand elle a placé dans un seul homme l'image incarnée de la pensée révolutionnaire et de l'indomptable énergie du prolétariat. Cette figure – c'est Vladimir Ilitch Lénine.
La galerie des chefs ouvriers, des militants révolutionnaires est très nombreuse et très diverse ; beaucoup d'entre nous qui travaillent depuis bientôt trente ans pour la révolution ont eu l'occasion de rencontrer, dans divers pays, des types très différents du leader ouvrier, du représentant révolutionnaire de la classe ouvrière. Mais ce n'est qu'en notre camarade Lénine que nous reconnaissons l'homme fait pour notre époque de sang et de fer.
Derrière nous est restée l'époque du développement appelé pacifique de la société bourgeoise, lorsque la oppositions d'intérêts se multipliaient graduellement ; c'était alors pour l'Europe la période dite de la paix armée et le sang ne coulait guère que dans les colonies où le capital rapace torturait les peuples les plus arriérés. L'Europe jouissait de la paix sous le régime du militarisme capitaliste.
Alors se formaient, se définissaient les chefs les plus représentatifs du mouvement ouvrier européen. Parmi eux, nous avons connu le merveilleux leader que fut August Bebel, le grand défunt. Mais il reflétait le temps d'un développement progressif et lent de la classe ouvrière. Très courageux, doué d'une énergie de fer, il se distinguait en même temps par une extrême prudence dans ses mouvements ; il tâtait la terrain, il pratiquait une stratégie de temporisation et de préparation. En lui s'exprimaient une croissance graduelle, une accumulation moléculaire des forces du peuple ouvrier ; sa pensée avançait, mais elle marchait pas à pas, de même que la classe ouvrière allemande, à l'époque de la réaction mondiale, ne s'élevait que peu à peu, se débarrassant de ses ténèbres et de ses préjugés. La nature spirituelle du grand Allemand croissait, se développait, devenait plus forte et plus haute, mais toujours sur le même terrain d'attente et de préparation. Tel était Auguste Bebel dans ses pensées et ses méthodes, la plus belle figure d'une époque qui s'éloigne déjà dans l'éternité du passé.
Notre époque est faite d'une autre matière. Toutes oppositions d'intérêts qui jadis se manifestaient de plus en plus fréquemment ont amené une explosion formidable ; elles ont déchiré la surface de la société bourgeoise ; toutes les bases du capitalisme mondial ont été ébranlées par l'épouvantable carnage des peuples européens. Cette époque est celle qui nous a dévoilé tous les antagonismes des classes, qui a placé les masses populaires devant une terrible réalité, en leur montrant que des millions d'hommes devaient périr pour les intérêts de cyniques profiteurs. Or, pour ce temps, l'histoire de l'Europe occidentale a oublié, ou n'a pas eu l'idée, ou a été incapable de se donner un chef, et c'est fort compréhensible : car tous ceux qui, à la veille de la guerre, jouissaient particulièrement de la confiance des ouvriers d'Europe, étaient les représentants d'hier et non ceux d'aujourd'hui...
Et lorsque s'ouvrit la nouvelle époque, les anciens chefs furent incapables de se mesurer avec elle : ce fut le temps de terribles ébranlements et de sanglantes batailles.
L'histoire voulut alors, et non par hasard, créer en Russie une figure d'un seul bloc, une figure qui représentât bien toute la rudesse et la grandeur de notre temps. Je le répète, ce n'était pas par hasard.
En 1847, l'Allemagne arriérée fit surgir de son sein Marx, le plus grand des militants de la pensée, qui a prévu et indiqué les voies de la nouvelle histoire. Oui, l'Allemagne était alors un pays arriéré, mais il était dans le dessein de l'histoire de pousser les intellectuels d'Allemagne vers une période de développement révolutionnaire ; et le plus grand des représentants de l'intelligence, riche de toute la science qu'elle avait acquise, rompit avec la société bourgeoise, se dressa sur le terrain du prolétariat révolutionnaire, élabora un programme de mouvement ouvrier et une théorie du développement de la classe ouvrière. Ce que Marx avait prédit, notre époque était appelée à l'accomplir. Et pour cela, elle avait besoin de nouveaux chefs animés du grand esprit de notre temps ; la classe ouvrière, en effet, s'élevant enfin à la hauteur de sa tâche, apercevait clairement la haute cime qu'il lui fallait franchir si elle voulait sauver l'humanité et non la laisser pourrir, comme une charogne, sur la grande voie de l'histoire.
Pour cette époque-ci, c'est la Russie qui a donné un nouveau chef. Tout ce qu'il y avait de meilleur dans les intellectuels révolutionnaires d'autrefois, leur esprit d'abnégation, leur audace, leur haine de l'oppression, tout cela s'est concentré dans cette figure qui, pourtant, dès sa jeunesse, a rompu sans retour avec le monde des intellectuels dont elle voyait bien la liaison avec la bourgeoisie, et qui assume en elle tout le sens et l'essence du mouvement ouvrier. S'appuyant sur le jeune prolétariat révolutionnaire de Russie, utilisant la riche expérience du mouvement ouvrier mondial, se servant de son idéologie comme d'un levier pour l'action, cette figure s'est dressée de toute sa taille sur le firmament politique. C'est la figure de Lénine, du plus grand homme de notre époque révolutionnaire. (Applaudissements.)
Je sais, et vous savez également, camarades, que le sort de la classe ouvrière ne dépend pas des individus ; mais cela ne signifie pas que les personnalités soient indifférentes à l'histoire de notre mouvement et au développement de la classe ouvrière. L'individu ne peut modeler la classe ouvrière à son image, et ne peut indiquer au prolétariat, selon son gré, telle ou telle route à suivre ; mais il peut contribuer à l'accomplissement des tâches indispensables, il peut accélérer le mouvement vers le but final.
Les critiques de Karl Marx faisaient observer qu'il avait prévu la révolution comme beaucoup plus proche qu'elle ne l'a été en réalité. A quoi l'on répondait, avec pleine raison, qu'il s'était placé sur une haute montagne et que, par conséquent, les distances lui avaient semblé plus courtes.
Vladimir Ilitch a été critiqué plus d'une fois, par bien des militants, moi entre autres, parce qu'il avait l'air d'ignorer certaines causes secondaires, certaines circonstances accessoires. Je dois dire que pour une époque de développement normal , c'est-à-dire lent, c'eût peut-être été un défaut pour un homme politique ; mais ce fut le plus grand privilège du camarade Lénine, en tant que chef d'une nouvelle époque, que de voir tout l'accessoire, tout l'extérieur, tout le secondaire reculer et tomber devant lui, tandis que ne subsistait à ses yeux que l'antagonisme essentiel, irréductible, des classes, sous le terrible aspect de la guerre civile. Lançant en avant son regard de révolutionnaire, Lénine avait au plus haut degré le don d'apercevoir et d'indiquer le principal, l'essentiel, l'indispensable. Et ceux qui comme moi ont dû observer de près, dans cette période, le travail de Vladimir Ilitch, l'activité de sa pensée, ceux-là ont nécessairement éprouvé une admiration sans bornes – je dirais : des transports d'admiration , devant cette perspicace, cette pénétrante pensée qui rejette tout l'extérieur, le fortuit, le superficiel, et marque les voies principales et les moyens d'action.
La classe ouvrière n'apprend à apprécier que ceux d'entre les chefs qui, ayant frayé le chemin de son développement, marchent d'un pas sûr et persévérant, quand bien même les préjugés du prolétariat seraient parfois pour eux des obstacles. Aux puissants dons de penseur de Vladimir Ilitch s'ajoute une inébranlable volonté ; et ces qualités constituent, quand elles sont réunies, le véritable chef révolutionnaire, courageux, irrésistible par la pensée, inébranlable dans sa volonté.
Quel bonheur pour nous que tout ce que nous disons, entendons et lisons dans les résolutions sur Lénine ne soit pas pour déplorer sa perte ! Et pourtant, le danger a été très grand... Nous sommes certains que sur ce nouveau front de la bataille, si proche, qui se trouve dans une chambre du Kremlin, la vie l'emportera et que Vladimir Ilitch reviendra bientôt dans nos rangs.
Si, comme je l'ai dit, camarades, Lénine incarne la courageuse pensée et la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière, on peut voir une sorte de symbole, de conscient dessein de l'histoire dans ce fait qu'en ces pénibles heures où la classe ouvrière de Russie, tendant toutes ses forces, combat sur les fronts extérieurs les Tchécoslovaques, les gardes blancs, les mercenaires de l'Angleterre et de la France, notre chef résiste aux blessures, se défende contre la mort voulaient lui infliger les agents de ces mêmes blancs, de ces Tchécoslovaques, de ces mercenaires de l'Angleterre et de la France. Il y a entre ces circonstances un lien intérieur. Il y a dans ces événements une profonde correspondance historique. Certes, nous sentons, nous voyons tous, dans notre lutte sur le front Tchécoslovaque, anglo-français, sur le front des gardes blancs, nous sentons avec certitude nos forces s'accroître de jour en jour et d'heure en heure (Applaudissements) – je puis l'affirmer en témoin oculaire, j'arrive du théâtre des opérations –, oui, nous nous affermissons tous les jours, nous serons plus forts demain que nous ne l'étions hier et après-demain plus que demain – et, je n'en doute pas, le jour est proche où nous pourrons vous dire que Kazan, Simbirsk, Samara, Oufa et d'autres villes momentanément occupées par l'ennemi, rentreront dans notre famille des Soviets. De même nous espérons que le rétablissement de Lénine ne se fera plus attendre.
En ce moment même, la belle image du chef blessé, hors de combat pour quelque temps, s'élève devant nous, s'impose à nos regards. Nous savons qu'il ne nous a pas abandonnés une minute car, même fauché par les balles des traîtres, il nous exhorte, il nous appelle, il nous pousse en avant. Je n'ai pas vu un seul camarade, pas un seul ouvrier honnête dont les bras soient tombés de découragement à la nouvelle du perfide attentat ; mais j'en ai vu des dizaines qui serraient les poings, qui cherchaient des armes à saisir ; j'ai entendu des centaines et des milliers d'hommes jurer une vengeance implacable aux ennemis de classe du prolétariat. Inutile de vous raconter quels furent les sentiments des militants conscients sur le front quand ils apprirent que Lénine gisait, avec deux balles dans le corps. Nul n'oserait dire que Lénine, par son caractère, n'avait pas la résistance du métal ; l'ennemi a voulu qu'il y eût du métal jusque dans sa chair ; il n'en sera que plus aimé de la classe ouvrière de Russie.
Je ne sais si nos paroles et si les battements de nos curs seront entendus depuis le chevet du camarade Lénine, mais, je n'en doute pas, il sent bien que nous sommes avec lui. En proie à la fièvre, il sait que nos curs, comme le sien, battent doublement, triplement plus fort. Tous nous comprenons plus clairement que jamais que nous sommes les membres d'une seule famille communiste soviétique. Jamais la vie individuelle de tel ou tel d'entre nous ne nous a semblé si secondaire qu'à un moment où l'existence du plus grand homme de notre temps est en danger. N'importe quel imbécile peut tirer sur Lénine et lui perforer le crâne ; mais il serait bien difficile de retrouver une si belle tête et la nature elle-même ne pourrait si aisément reconstituer son uvre.
Mais non, il se lèvera bientôt, pour penser, pour créer, pour combattre à nos côtés. Quant à nous, nous promettons à notre chef bien-aimé de rester fidèles, tant que la pensée vivra en nous, tant que le sang fera battre nos curs, fidèles au drapeau de la révolution communiste. Nous lutterons contre les ennemis de la classe ouvrière jusqu'à notre dernière goutte de sang, jusqu'à notre dernier souffle. (Salves prolongées d'applaudissements) [1].
Notes
[1].
A propos de ces pages et du texte suivant, voir Isaac Deutscher, Le
prophète désarmé (Oxford University Press,
1959; édit. franç. Julliard, 1964, t. 2 de la
biographie en trois volumes de Trotsky par Deutscher) :
Kroupskaïa
écrivait [dans une lettre adressée à
Trotsky peu après la mort de Lénine] que, peu de
temps avant sa mort, Lénine avait relu le portrait que
Trotsky avait fait de lui et s'en était montré
visiblement ému, tout particulièrement par le
parallèle entre Marx et lui; elle voulait que Trotsky sache
bien que Lénine lui avait conservé jusqu'à la
fin la même amitié que lors de leur première
rencontre à Londres p. 189). [N. de M.
Bonnet]