1921 |
Source : « Trotski et le trotskisme —
Textes et documents », Bureau d'Editions, 1937. Présentation
des "Cahiers du Mouvement Ouvrier" : |
Cher Mikhaïl Stépanovitch,
Excusez-moi pour mon retard à vous répondre, mais j'ai été extrêmement occupé durant cette semaine. Vous me demandez s'il faut publier mes lettres à Tchkeidzé. Je ne pense pas que cela soit opportun. Il est encore trop tôt pour faire œuvre d'historien. Ces lettres ont été écrites sous l'impulsion du moment et le ton, évidemment, s'en ressent. Le lecteur actuel ne le comprendra pas, n'apportera pas les corrections historiques nécessaires et sera tout simplement désorienté. Nous devons recevoir de l'étranger les archives du Parti et les éditions marxistes étrangères. Il y a là une grande quantité de lettres de tous ceux qui ont participé à la « querelle ». Est-il possible que vous ayez l'intention de les publier immédiatement ? Cela ne ferait que créer des difficultés politiques superflues, car il serait difficile de trouver deux anciens émigrés, membres de notre Parti, qui, dans leur correspondance de jadis, n'aient échangé des paroles vives, motivées par l'emportement de la lutte.
Accompagner mes lettres d'explications ? Mais ce serait raconter mes divergences d'alors avec les bolcheviks.
Dans la préface de ma brochure Bilans et perspectives, j'en ai brièvement parlé. Je ne vois pas la nécessité de revenir sur ce sujet à l'occasion de la découverte de lettres dans les archives de la police. D'ailleurs cette revue rétrospective de lutte fractionnelle pourrait encore maintenant donner lieu à des polémiques, car, je l'avoue franchement, je ne considère nullement que, dans mes désaccords avec les bolcheviks, j'ai eu tort sur tous les points.
Je me suis complètement trompé dans mon appréciation de la fraction menchévik, dont je surestimais les capacités révolutionnaires et dont je croyais possible d'isoler et d'annuler la droite. Cette erreur fondamentale provenait cependant de ce que j'appréciais les deux fractions bolchevik et menchévik en me plaçant au point de vue de la révolution permanente et de la dictature du prolétariat, alors que bolcheviks et menchéviks adoptaient à cette époque le point de vue de la révolution bourgeoise et de la République démocratique. Je ne croyais pas que les deux fractions fussent séparées par des divergences aussi profondes et j'espérais (comme je l'ai exprimé maintes fois dans des lettres et rapports) que la marche même de la révolution les amènerait à la plate-forme de la révolution permanente et de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière — ce qui s'était réalisé partiellement en 1905. (Préface de Lénine à l'article de Kautsky sur les forces motrices de la révolution russe et position du journal Natchalo.)
J'estime que mon appréciation des forces motrices de la révolution était incontestablement juste, mais les conséquences que j'en tirais par rapport aux deux fractions étaient incontestablement fausses. Seul le bolchévisme, grâce à la rigidité de ses principes, put rallier tous les éléments véritablement révolutionnaires parmi les anciens intellectuels et la fraction avancée de la classe ouvrière. Et c'est uniquement parce qu'il réussit à créer cette organisation révolutionnaire compacte qu'il lui fut possible de passer rapidement de la position démocratique révolutionnaire à la position socialiste révolutionnaire. A l'heure actuelle, je pourrais encore facilement diviser mes articles de polémique contre les menchéviks et les bolcheviks en deux catégories : ceux qui étaient consacrés à l'analyse des forces internes de la révolution, à ses perspectives (Neue Zeit, organe théorique polonais de Rosa Luxembourg), et ceux dans lesquels j'appréciais les fractions de la social-démocratie russe, leur lutte, etc.
Maintenant encore, je pourrais publier sans rectification aucune les articles de la première catégorie, car ils concordent entièrement avec la position adoptée par notre Parti depuis 1917.
Quant aux articles de la seconde catégorie, ils sont nettement erronés et ne valent pas la peine d'être réimprimés. Les deux lettres envoyées rentrent dans cette seconde catégorie et il est inutile de les publier. Qu'un autre le fasse dans une dizaine d'années, si tant est qu'on s'y intéresse encore à ce moment-là.
Salut communiste.
L. Trotski.
6 décembre 1921.