1940 |
"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer." |
Staline
XI : De l'obscurité au triumvirat
[La fin de la guerre civile laissa Staline politiquement dans l'ombre. Les timoniers du parti le connaissaient, mais ne le considéraient pas comme un principaux dirigeants. Pour le militant du rang, il était un des membres les moins connus du Comité central, bien qu'il fût membre du Bureau politique. Dans les provinces on avait à peine entendu parler de lui. Le monde non soviétique ne soupçonnait pas même son existence. Et pourtant, en moins de deux années, sa mainmise sur l'appareil du Parti était devenue si formidable, et Lénine estimait son influence si dangereuse, qu'au début de mars 1923 il brisa toutes « relations de camarade » avec lui. Deux autres années passèrent, et Trotsky, second en éminence seulement à Lénine dans la direction de la Révolution d'Octobre et du gouvernement soviétique, avait été relégué par la machine de Staline dans une position politique précaire. Non seulement Staline devint un membre de triumvirat qui remplaça Lénine malade à la direction du Parti, mais le plus puissant des triumvirs. De plus, avec les années, il acquit un pouvoir infiniment plus grand que celui dont Lénine avait jamais joui - en fait une autorité plus absolue que celle d'aucun tsar dans la longue histoire du régime absolutiste.
Comment cela arriva-t-il ? Quelles furent les causes et les étapes du passage de Staline de l'obscurité politique à la prééminence ? ]
Chaque phase du développement, même une phase catastrophique comme la révolution et la contre-révolution, est un produit de la phase précédente, a ses racines en elle, lui ressemble. Après la victoire d'Octobre, il y eut des écrivains pour prétendre que la dictature du prolétariat n'était qu'une nouvelle version du tsarisme, refusant à la manière de l'autruche de prendre en considération l'abolition de la monarchie et de la noblesse, l'anéantissement du capitalisme et l'introduction d'une économie planifiée, l'abolition de l'Eglise d'Etat et l'éducation des masses dans les principes de l'athéisme, la suppression de la grande propriété foncière et la distribution des terres aux travailleurs réels du sol. De même, après le triomphe de Staline sur le bolchévisme, la plupart de ces mêmes écrivains - tels les Webb, les Wells et les Laski, qui avaient été antérieurement d'acerbes critiques du bolchévisme et étaient devenus des compagnons de route du stalinisme - fermèrent les yeux devant le fait dominant et obstiné que, malgré les mesures de répression auxquelles il avait fallu avoir recours sous la pression de circonstances extraordinaires, la Révolution d'Octobre a provoqué un renversement des rapport sociaux dans l'intérêt des masses travailleuses, tandis que la contre-révolution stalinienne a amorcé des bouleversements sociaux qui sont en train de transformer l'ordre social soviétique dans l'intérêt d'une minorité privilégiée de bureaucrates thermidoriens. Egalement fermés à la compréhension des faits élémentaires sont certains renégats du communisme, nombre d'entre eux valets de Staline pour un temps, qui, la tête enfoncée dans les sables de leur amère désillusion, se refusent à voir que, malgré des similitudes superficielles, la contre-révolution dirigée par Staline se différencie en certains points essentiels des contre-révolutions des chefs fascistes, ils se refusent à voir que cette différence a ses racines dans la dissemblance entre la base sociale de la contre-révolution de Staline et la base sociale des mouvements réactionnaires dirigés par Mussolini et Hitler, qu'elle se développe parallèlement à la différence entre la dictature du prolétariat, si déformée soit-elle soit par le bureaucratisme thermidorien, et la dictature de la bourgeoisie, à la différence entre un Etat ouvrier et un Etat capitaliste.
De plus, cette dissemblance fondamentale est illustrée - et dans un certain sens, atténuée - par le caractère unique de la carrière de Staline comparée à celle des deux autres dictateurs, Mussolini et Hitler, chacun d'eux initiateur d'un mouvement, et à la fois agitateur exceptionnel et tribun populaire. Leur ascension politique, pour fantastique qu'elle puisse sembler, se développa de son propre mouvement, sous les yeux de tous, en liaison indissoluble avec la croissance des mouvements qu'ils dirigèrent dès leur début. Entièrement différente est la nature de la montée de Staline. On ne peut la comparer à rien dans le passé. Il semble n'avoir point de préhistoire. Le processus de sa montée eut lieu quelque part, derrière un rideau politique impénétrable. A un moment donné, son image, revêtue de l'armure du pouvoir, franchit soudain le mur du Kremlin et, pour la première fois, le monde prit connaissance de Staline comme un dictateur « tout-fait ». D'autant plus vif est l'intérêt avec lequel les hommes curieux examinent la nature de Staline, personnelle aussi bien que politique. Ils cherchent dans les particularités de sa personnalité la clé de son destin politique.
Il est impossible de comprendre Staline et ses récents succès si l'on ne connaît d'abord le grand ressort de sa personnalité : l'amour du pouvoir, l'ambition, l'envie - une envie active - à l'égard de tous ceux plus doués, plus puissants, d'un rang plus élevé que lui. Avec sa fanfaronnade habituelle, Mussolini dit un jour à l'un de ses amis : « Je n'ai jamais rencontré mon égal. » Staline n'aurait jamais pu prononcer cette phrase, même devant ses amis les plus intimes parce qu'elle aurait paru trop absurde et trop ridicule. Nombreux étaient ceux qui dans l'état-major bolchéviste seul, dépassaient Staline sous tous les rapports sauf un - son ambition concentrée. Lénine appréciait grandement le pouvoir comme un instrument pour l'action, mais l'amour du pouvoir pour lui-même lui était entièrement étranger. Il n'en est pas de même avec Staline. Psychologiquement, le pouvoir fut toujours pour lui quelque chose en dehors des buts qu'il est supposé servir. Le désir d'exercer sa volonté comme l'athlète exerce ses muscles pour en imposer aux autres - voilà le mobile fondamental de sa personnalité. Sa volonté acquit ainsi une concentration de force toujours croissante, s'enflant en agressivité, en activité, en étendue, ne s'arrêtant devant rien. Pus souvent Staline eut l'occasion de se convaincre lui-même qu'il manquait des qualités pour la conquête du pouvoir, plus intensément s'efforça-t-il de compenser chaque déficience, plus subtilement transforma-t-il chaque manque en un avantage sous certaines conditions.
La comparaison officielle courante qui met Staline sur le même plan que Lénine est simplement indécente. Si la base de la comparaison est l'individu lui-même, il est impossible de placer Staline même à côté de Mussolini ou de Hitler. Pour si maigres que soient les « idées » du fascisme, les deux chefs victorieux de la réaction, l'Italien et l'Allemand, déployèrent, dès le commencement même de leurs mouvements respectifs, de l'initiative, entraînèrent les masses dans l'action, ouvrirent de nouvelles voies à travers la jungle politique. Rien de semblable ne peut être dit de Staline. Le Parti bolchéviste a été créé par Lénine. Staline est sorti de l'appareil du Parti et en reste inséparable. Il ne voit les masses ou les événements qu'à travers les bureaux. Dans la première période de sa montée au pouvoir, son succès le prit lui-même par surprise. Il s'avançait, incertain, regardant à droite, à gauche, par-dessus son épaule, toujours prêt à se dérober et à se mettre à couvert. Utilisé contre moi comme contrepoids, il fut poussé et encouragé par Zinoviev et Kaménev, et, à un moindre degré, par Rykov, Boukharine et Tomsky. Nul d'entre eux ne pensait alors que Staline leur passerait quelque jours sur le corps. Dans le premier triumvirat, Zinoviev se montrait protecteur et circonspect à l'égard de Staline; Kaménev le traitait avec une pointe d'ironie.
Les relations de Lénine avec Staline sont caractérisées officiellement comme une étroite amitié. En fait, un abîme séparait ces deux hommes, conséquence non seulement d'une différence d'âge de dix années, mais de la dimension même de leur personnalité. Un sentiment de la nature de l'amitié ne pouvait pas exister entre eux. Sans doute, Lénine en vint à apprécier chez Staline la capacité qu'il montra en tant qu'organisateur pratique durant l'époque difficile de la réaction de 1907-1913. Mais pendant les premières années du régime soviétique, la grossièreté de Staline lui semblait de plus en plus intolérable et rendait impossible une collaboration confiante et égale. C'est en grande partie pour cela que Staline persévéra dans son opposition sournoise à Lénine. Envieux et ambitieux, Staline ne pouvait s'empêcher de devenir plus opiniâtre quand il sentait à chaque instant la supériorité intellectuelle et morale écrasante de Lénine. De telles relations persistèrent jusqu'au moment où Lénine tomba sérieusement malade; elles se transformèrent alors en une lutte sans merci qui s'acheva par la rupture définitive.
Déjà au printemps de 1920, à l'occasion du cinquantième anniversaire de Lénine, Staline se risqua à prononcer un discours sur les « erreurs » de Lénine. Il est difficile d'imaginer ce qui le poussa à le faire. En tout cas, le discours sembla à tous si déplacé que le jour suivant, le 24 avril, dans leur compte rendu de la cérémonie, la Pravda et les Izvestia relatèrent simplement que « le camarade Staline évoqua divers épisodes de leur travail commun avant la Révolution », et rien de plus.
A la même époque, dans un article écrit pour la même circonstance sous le titre « Lénine comme organisateur et dirigeant du Parti communiste russe », Staline prétendit montrer « ce qu'il avait appris et voulait apprendre de Lénine ». Il ne vaudrait guère la peine d'examiner ce morceau pour son intérêt théorique ou littéraire. Il suffira de dire que l'article s'ouvre sur ces mots : « Tandis qu'à l'Ouest - en France, en Allemagne, le parti ouvrier sortit des syndicats dans des conditions permettant l'existence de syndicats et de partis..., en Russie, au contraire, la formation d'un parti prolétarien eut lieu sous l'absolutisme le plus cruel. »
Cette assertion est, sans doute, vraie pour l'Angleterre, qu'il ne mentionne pas comme exemple, tandis qu'elle n'est pas vraie pour la France et est entièrement erronée pour l'Allemagne, où c'est le parti qui a bâti les syndicats en partant pratiquement de rien. Aujourdhui comme en 1920, l'histoire du mouvement ouvrier européen est pour Staline un livre fermé et c'est pourquoi il est toujours vain d'attendre de lui un apport théorique dans ce domaine.
Cependant, l'article offre un certain intérêt parce que, non seulement dans son titre mais dans son contenu, Staline célèbre Lénine d'abord comme organisateur, et seulement ensuite comme dirigeant politique. « La plus importante contribution qu'il faut inscrire au crédit du camarade Lénine, fut sa furieuse attaque contre l'absence de tout principe d'organisation chez les menchéviks. » Ce crédit est accordé à Lénine pour son plan d'organisation parce qu'il « généralisa comme un maître l'expérience du travail d'organisation des meilleurs travailleurs pratiques ». Et plus loin : « C'est seulement en conséquence d'une telle politique touchant l'organisation que le parti put achever cette unité interne, cette stupéfiante solidarité qui lui permît de sortir sans effort de la crise de juillet et de Kérensky, de porter sur ses épaules la Révolution d'Octobre, de surmonter la période de la crise de Brest-Litovsk sans se désagréger, et d'organiser la victoire sur l'Entente. »
C'est seulement après ce passage que Staline ajoute : « Mais la valeur d'organisation du Parti communiste russe ne représente qu'un côté de la question », et il passe alors au contenu politique du travail du Parti, à son programme et à sa tactique. Il n'est certainement pas exagéré de dire qu'aucun autre marxiste, en tout cas aucun autre marxiste russe, n'aurait ainsi construit un éloge de Lénine. Il est évident en effet que les questions l'organisation ne sont pas la base de la politique, mais plutôt des déductions qui suivent la cristallisation de la théorie, du programme et de la pratique. Mais ce n'est pas par accident que Staline considère le levier de organisation comme essentiel; tout ce qui traite de programme et de politique n'était toujours pour lui qu'un ornement de l'organisation fondamentale.
Dans le même article, Staline formulait, pour la première fois, plus ou moins correctement la conception bolchéviste, plutôt neuve à l'époque, du rôle du parti prolétarien dans les conditions des révolutions bourgeoises-démocratiques de notre temps. Ridiculisant les menchéviks, Staline écrivait qu'à tous ceux qui se sont mal assimilés l'histoire des précédentes révolutions il semblait que :
Le prolétariat ne peut pas prétendre à l'hégémonie dans la révolution russe; la direction doit être offerte à la bourgeoisie russe, cette même bourgeoisie qui était opposée à la révolution. La paysannerie doit de même être placée sous le patronage de la bourgeoisie, tandis que le prolétariat serait relégué au rôle d'une opposition d'extrême gauche. Ces échos dégoûtants de l'odieux libéralisme étaient proposés par les menchéviks comme le dernier mot du véritable marxisme.
Il est remarquable que trois ans plus tard Staline appliqua la propre conception des menchéviks, mot pour mot, lettre pour lettre, à la révolution bourgeoise-démocratique chinoise et, plus tard, avec un cynisme infiniment plus grand, à la révolution espagnole de 1936-1939. Un renversement aussi total aurait été entièrement impossible si Staline s'était vraiment assimilé et avait pleinement compris la conception léniniste de la révolution. Mais ce que Staline s'est assimilé, c'est simplement la conception léniniste de l'appareil d'un parti centralisé. Dès qu'il l'eut réalisé, il oublia qu'elle découlait de considérations théoriques, sa base programmatique devint pour lui dénuée d'importance et en accord avec son propre passé, sa propre origine sociale, son éducation, il fut naturellement porté vers une conception petite-bourgeoise, vers l'opportunisme, vers le compromis. En 1917, il n'avait pas réussi à réaliser la fusion avec les menchéviks uniquement parce que Lénine ne le lui avait pas permis; dans la révolution chinoise, il mit en uvre la conception menchéviste sous le drapeau du bolchévisme; il appliquait strictement le programme menchéviste, mais avec des méthodes bolchévistes, c'est-à-dire au moyen d'un appareil politique centralisé qui, pour lui, est l'essence du bolchévisme. Beaucoup plus savamment, et avec une parfaite efficacité finalement mortelle, il fit la même politique dans la révolution espagnole.
Ainsi, si l'article de Staline sur Lénine, qui a été réimprimé souvent et dans toutes les langues, n'était qu'une analyse banale de son sujet, il nous donne la clé de la nature politique de son auteur. Il contient même des lignes qui, en un certain sens, sont autobiographiques : « Il arriva plus d'une fois que nos propres camarades (pas seulement les menchéviks) accusèrent le camarade Lénine d'être exagérément enclin aux polémiques et aux scissions dans sa lutte irréconciliable, contre les conciliateurs... Il n'y a pas de doute que les unes et les autres eurent lieu en leur temps. » En 1920, Staline considérait toujours Lénine comme exagérément enclin aux polémiques et aux scissions comme il le pensait en 1913. De plus, il justifiait cette tendance de Lénine sans démontrer la fausseté des accusations portées contre lui.
Quand Lénine eut sa première attaque, le public, y compris celui de la Russie des Soviets, fut incité à croire que sa maladie n'était pas grave et qu'il pourrait bientôt reprendre son travail : il avait une ténacité de dogue et venait seulement de passer la cinquantaine. Au début, les, membres du Bureau politique partagèrent sincèrement cette conviction. Ils ne se préoccupèrent pas de détromper le public, ni même les ouvriers et paysans soviétiques ou les militants du rang quand, plus tard, il devint clair que ce n'était qu'un vain espoir, le mal était sérieux. Avec Lénine éloigné temporairement par la maladie, on considérait comme allant de soi que le Bureau politique devrait continuer sa tâche. Bien que pour le public en général, Trotsky semblât être le successeur tout indiqué de Lénine, et bien que les plus jeunes membres du Parti partageassent cette vue, les timoniers de l'appareil ne voyaient pas le successeur, soit dans Trotsky, soit dans tout autre membre du Bureau politique. La seule chose concevable, pensaient-ils, était la constitution d'un directoire formé des dirigeants du Parti, des membres titulaires et suppléants du Bureau politique.
Mais, en fait, une variante fut apportée à ce programme. La succession passa à un triumvirat dont Zinoviev était le chef, Kaménev le second, Staline ne venant qu'en dernier rang. Zinoviev devint ainsi en fait le successeur de Lénine; il avait le solide appui de Kaménev et de Boukharine, celui de Staline donné contrecur, et le soutien passif de Tomsky.
Qui Lénine favoriserait-il comme son successeur ? Jusqu'à la deuxième attaque, qui eut lieu le 16 décembre 1922, encore plein d'espoir de guérir et de pouvoir reprendre la direction, il n'avait pas considéré sérieusement cette question. Son Testament, écrit quelques jours plus tard, était visiblement un désir de mettre le Comité central en garde contre les dangers de rupture qui pourraient surgir plutôt que de dicter sa décision. Précisément à cause du pouvoir que lui valait son prestige exceptionnel, il lui répugnait d'imposer sa volonté. Aussi se borna-t-il à préciser son opinion des dirigeants les plus en vue, à faire des recommandations, dont la plus pressante concernait l'élimination de Staline du poste de secrétaire général à cause de sa « brutalité », de sa « déloyauté ». Cependant dans les deux mois qui suivirent, il jugea nécessaire de prendre une décision irrévocable : la rupture définitive des relations de camarade avec un seul de ses lieutenants, Staline. Cette rupture eut lieu durant la préparation du douzième congrès du Parti, auquel Lénine, immobilisé par une troisième attaque, ne pouvait participer. C'était le premier congrès sans Lénine, et, chose nouvelle, le premier bourré de délégués choisis par le secrétaire général. Il marquait le commencement de la fin du régime de Lénine et l'aube du stalinisme en tant qu'orientation politique nouvelle.
La rupture entre Lénine et Staline ne fut consommée qu'après que Lénine eut fait de vains efforts pour l'éviter. Quand au onzième congrès, vers la fin de mars 1922, Zinoviev et ses proches alliés soutinrent la candidature de Staline au poste de secrétaire général dans l'espoir d'utiliser l'hostilité de ce dernier contre moi pour leurs propres desseins, Lénine restait réservé hésitant. « Ce cuisinier ne nous confectionnera que des plats épicés », dit-il au cours d'une conversation privée.
Il appréhendait un retour de la maladie et il était anxieux d'utiliser le répit qui lui était laissé jusqu'à une attaque possible et qui pourrait être fatale pour établir d'un commun accord une direction collective harmonieuse du Parti.
La seule pièce de littérature marxiste sérieuse que Staline ait jamais ajoutée à l'arsenal de la théorie bolchéviste était consacrée à la question nationale. Cela remontait à 1913, et exprimait sans doute la summa summarum de ces propres observations au Caucase, les résultats du travail révolutionnaire pratique et certaines généralisations historiques qu'il avait, comme nous l'avons déjà dit, empruntées à Lénine. Staline les avait faites siennes, en les adaptant à ses propres conclusions, mais sans les digérer complètement, et certainement sans bien les assimiler.
Ceci devint tout à fait clair pendant le régime soviétique quand les problèmes résolus sur le papier réapparurent sous la forme des tâches administratives de la plus haute importance. C'est alors que l'accord tant vanté de Staline avec Lénine en toute chose, particulièrement sur là question nationale, et dont cet essai de 1913 était la garantie, se révéla dans une large mesure imaginaire.
Au dixième congrès, en mars 1921, Staline avait lu de nouveau son inévitable rapport sur la question nationale. Comme cela arrivait toujours avec lui, en conséquence de son empirisme, il tirait ses généralisations, non du matériel vivant, non de l'expérience soviétique, mais d'abstractions sans rapport entre elles et mal cordonnées. En 1921, comme en 1917, il continuait à répéter l'argument d'ordre général que les nations bourgeoises ne pouvaient pas résoudre leurs questions nationales, tandis que le pays des soviets avait tous les moyens de le faire. Le rapport laissa une impression de gêne et de mécontentement. Au cours du débat qui suivit, les délégués les plus intéressés à la question, surtout les représentants des partis de minorités nationales, formulèrent des critiques. Même Mikoyan, déjà cependant un des alliés politiques des plus proches de Staline et par la suite un de ses plus dévoués serviteurs, fit observer que le Parti avait besoin d'instructions touchant « les changements qui devraient être apporté au régime, et quel type de régime soviétique devrait être établi dans les pays frontières... le camarade Staline ne nous l'a pas dit ».
Les principes n'ont jamais compté pour Staline - et sur la question nationale peut-être moins que sur toute autre. Les tâches administratives immédiates lui apparaissaient toujours plus importantes que toutes les lois de l'histoire. En 1905, il ne remarqua le mouvement grandissant des masses qu'avec la permission du comité de son parti. Dans les heures de réaction, il défendit le mouvement clandestin parce que, par sa nature même, il exigeait un appareil politique centralisé. Après la Révolution de Février, quand cet appareil eut été détruit en même temps que l'illégalité, Staline perdit de vue la différence entre menchévisme et bolchévisme, et il était prêt à s'unir au parti de Tsérételli. Enfin, après la conquête du pouvoir en 1917, toutes les tâches, tous les problèmes, toutes les perspectives étaient subordonnés aux besoins de cet appareil des appareils : l'Etat. Comme commissaire aux nationalités, Staline n'approcha plus la question nationale du point de vue des lois de l'histoire, auxquelles il avait payé son tribut en 1913, mais du point de vue de la commodité des bureaux. Aussi devait-il nécessairement se trouver en conflit aigu avec les besoins des nationalités arriérées et opprimées, tandis qu'il consentait des avantages excessifs à l'impérialisme bureaucratique grand-russien.
Le peuple géorgien, presque entièrement paysan ou petit-bourgeois en sa composition, résista vigoureusement à la soviétisation de son pays. Mais les grandes difficultés qui en découlaient furent considérablement aggravées par l'arbitraire militariste, ses procédés et ses méthodes, auquel la Géorgie fut soumise. Dans ces conditions, le parti dirigeant devait être deux fois plus prudent à l'égard des masses géorgiennes. C'est précisément là qu'il faut trouver la cause du profond désaccord qui se développa entre Lénine, qui insistait sur une politique extrêmement souple, circonspecte, patiente à l'égard de la Géorgie et en Transcaucasie particulièrement, et Staline, qui considérait que, puisque l'appareil de l'Etat était entre ses mains, notre position était assurée. L'agent de Staline au Caucase était Ordjonikidzé, le conquérant impatient de la Géorgie, qui considérait toute velléité de résistance comme un affront personnel. Staline semblait avoir oublié qu'il n'y avait pas si longtemps que nous avions reconnu l'indépendance de la Géorgie et avions signé un traité avec elle. C'était le 7 mai 1920. Mais le 11 février 1921, des détachements de l'Armée rouge avaient envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, et nous avaient mis devant le fait accompli. L'ami d'enfance de Staline, Irémachvili, écrit à ce propos :
Staline était opposé au traité. Il ne voulait pas que son pays natal reste en dehors de l'Etat russe et vive sous le libre gouvernement des menchéviks qu'il détestait. Son ambition le poussa vers la domination de la Géorgie, où la population paisible et sensible résistait à sa propagande destructrice avec une froide obstination... L'esprit de vengeance envers les dirigeants menchéviks, qui avaient toujours refusé d'approuver ses plans utopiques et l'avaient expulsé de leurs rangs, ne lui laissait pas de repos. Contre la volonté de Lénine, sur sa propre initiative vaniteuse, Staline acheva la bolchévisation, ou stalinisation, de sa terre natale... Staline organisa de Moscou l'expédition sur la Géorgie et la dirigea de là-bas. Au milieu de juin 1921, il entrait à Tiflis en conquérant.
Staline visita la Géorgie en 1921; il le fit avec une autorité bien différente de celle à laquelle on était accoutumé dans son pays, quand il était Sosso, et plus tard Koba. Maintenant, il était le représentant du gouvernement, de l'omnipotent Bureau politique, du Comité central. Cependant personne en Géorgie ne vit en lui un dirigeant, spécialement dans le tiers supérieur du Parti, où on l'accueillait non comme Staline, mais comme un membre de la plus haute instance du Parti, c'est-à-dire non en vertu de sa personnalité, mais sur la base de sa fonction. Ses anciens camarades dans le travail illégal se considéraient au moins aussi compétents que lui dans les affaires de Géorgie; ils exprimaient librement leurs désaccords avec lui et, quand ils étaient contraints de se soumettre, ils ne le faisaient qu'à contrecur, n'épargnant pas les critiques acerbes, et menaçant de demander au Bureau politique de reprendre l'examen de l'entier problème. Staline n'était pas encore un dirigeant, même dans son propre pays. Il en était profondément affecté. Il s'estimait mieux informé que tous les autres membres du Comité central sur les questions qui touchaient la Géorgie. Si, à Moscou, il prenait son autorité dans le fait qu'il était un Géorgien familier avec les conditions locales, en Géorgie, où il apparaissait comme le représentant de Moscou libre de préjugés nationaux et de sympathies locales, il essayait de se comporter comme s'il n'était pas un Géorgien, mais un bolchévik délégué par Moscou, le commissaire aux nationalités, et comme si, pour lui, les Géorgiens étaient tout juste une des minorités nationales. Il assumait une attitude d'ignorant en ce qui concernait les particularités nationales de la Géorgie, sorte de compensation pour les sentiments fortement nationaux de sa propre jeunesse. [Il se comportait comme un Grand-Russien, piétinant les droits de son propre peuple comme nation.] C'était là ce que Lénine entendait par « étrangers russifiants » - ce qui se rapportait aussi bien à Staline qu'à Dzerjinsky, un Polonais devenu « russificateur ». D'après Irémachvili qui évidemment exagère : « Les bolchéviks géorgiens qui, au début, étaient impliqués dans l'invasion russe staliniste, considéraient comme leur but l'indépendance d'une République soviétique de Géorgie, qui n'aurait rien de commun avec la Russie, excepté les conceptions bolchévistes et l'amitié politique. Il restait des Géorgiens pour qui l'indépendance de leur pays était plus importante que toute autre chose... Mais alors vint la déclaration de guerre de Staline, qui trouva un appui loyal parmi les gardes rouges russes et la tchéka qu'il envoya en Géorgie. »
Irémachvili nous dit ensuite que Staline se heurta à l'hostilité générale à Tiflis. Au cours d'un meeting au théâtre convoqué par les socialistes de Tiflis, Staline fut l'objet d'une démonstration hostile. Il paraît vraisemblable que le vieux menchévik Irémachvili domina le meeting et accusa Staline ouvertement. On nous dit aussi que d'autres orateurs attaquèrent Staline de la même façon. Malheureusement aucun compte rendu sténographique de ces discours n'a été conservé et on nest pas forcé de prendre trop littéralement cette partie des souvenirs d'Irémachvili : « Pendant des heures Staline fut obligé d'écouter ses adversaires en silence et d'encaisser leurs accusations. Jamais auparavant et jamais par la suite Staline ne devait être contraint d'endurer une telle indignation ouverte, courageuse. »
Les développements ultérieurs peuvent être relatés brièvement. Staline trahit encore une fois la confiance de Lénine. Afin de se créer pour lui-même un solide appui politique en Géorgie, il y provoqua, derrière le dos de Lénine et du Comité central, avec l'aide d'Ordjonikidzé et non sans l'appui de Dzerjinsky, une « révolution » véritable contre les meilleurs membres du Parti, en se couvrant abusivement de l'autorité du Comité central. Prenant avantage du fait que les réunions avec les camarades géorgiens n'étaient pas accessibles à Lénine, Staline s'efforça de le circonvenir au moyen d'informations fausses. Lénine se douta de quelque chose et demanda à son secrétaire personnel de rassembler une documentation complète sur la question géorgienne; c'est après l'avoir étudiée qu'il décida d'engager ouvertement la lutte. Il est difficile de dire ce qui le choqua le plus : la déloyauté personnelle de Staline ou son incapacité chronique de saisir l'essence de la politique bolchéviste sur la question nationale vraisemblablement un mélange des deux.
Allant à tâtons vers la vérité, Lénine, alité, entreprit de dicter sous forme de lettre un programme qui fixerait sa position fondamentale sur la question nationale, afin qu'il ne puisse y avoir de malentendu parmi ses camarades quant à sa propre position sur les questions en cours de discussion. Le 30 décembre, il dictait la note suivante : « Je pense que l'impulsivité administrative et brutale de Staline a joué un rôle funeste, et aussi son mépris du nationalisme social. Généralement, le mépris joue, en politique, le plus détestable des rôles. » Et le jour suivant, il ajoutait ces mots à la lettre programme : « Il est naturellement nécessaire de tenir Staline et Dzerjinsky pour responsables de toute cette campagne nationaliste grand-russienne. »
Lénine était sur la bonne voie. S'il réalisait pleinement le sérieux de la situation, la caractérisation atténuée qu'il en donnait était singulière, car ce qui se passait derrière son dos, comme Trotsky l'indiqua huit années plus tard, c'était que la fraction de Staline écrasa la fraction de Lénine au Caucase. C'était la première victoire des réactionnaires dans le Parti. Elle ouvrit le second chapitre de la Révolution - la contre révolution stalinienne.
Lénine fut finalement contraint d'écrire aux oppositionnels géorgiens, le 6 mars 1923 :
Aux camarades Mdivani, Makharadzé et autres, (copie aux camarades Trotsky et Kaménev ). Chers camarades. Je suis avec vous dans cette affaire de tout mon cur. Je suis scandalisé par l'arrogance d'Ordjonikidzé et la connivence de Staline et Dzerjinsky. Je prépare des notes et un discours en votre faveur.
Lénine.
Le jour précédent, il avait dicté pour moi la note suivante :
Cher camarade Trotsky,
Je vous demande instamment de vous charger de la défense de l'affaire géorgienne au Comité central du Parti. Elle est maintenant « poursuivie » par Staline et Dzerjinsky, de sorte que je ne peux pas compter sur leur impartialité. En vérité, c'est tout le contraire ! Si vous acceptez de vous charger de cette défense, je serai tranquille. Si pour quelque raison, vous n'acceptiez pas, veuillez me retourner le dossier. Je considérerai cela comme la marque de votre désaccord. Avec mes meilleurs saluts de camarade.
Lénine.
Lénine envoya ensuite deux de ses secrétaires personnelles, Glasser et Fotiéva, porter à Trotsky une note dans laquelle il lui demandait, entre autres de suivre la question géorgienne au douzième congrès du Parti qui allait se réunir. Glasser ajouta : « Quand Vladimir Ilitch a lu notre correspondance avec vous, son front s'est éclairé. Eh bien ! maintenant c'est une autre affaire ! Et il m'a chargé de vous remettre tous les manuscrits qui devaient entrer dans la fabrication de sa « bombe » pour le douzième congrès. » Kaménev m'avait informé que Lénine venait justement d'écrire une lettre par laquelle il rompait toutes relations de camarade avec Staline, de sorte que je suggérai que, puisque Kaménev devait partir ce jour même pour la Géorgie pour assister à une conférence du Parti, il pourrait être bon de lui montrer la lettre sur la question nationale afin qu'il soit en mesure de faire tout le nécessaire. Fotiéva répondit : « Je ne sais pas. Vladimir Ilitch ne m'a pas chargée de communiquer la lettre au camarade Kaménev, mais je puis le lui demander. » Quelques minutes plus tard, elle revenait et dit : « Absolument pas. Lénine dit que Kaménev montrerait la lettre à Staline, qui chercherait alors à conclure un compromis pourri afin de nous duper plus tard. - Ainsi donc, les choses sont allées si loin que Lénine n'estime plus possible de conclure compromis avec Staline même sur une ligne juste ? Oui, Ilitch n'a pas confiance en Staline; il veut se prononcer ouvertement contre lui devant tout le Parti. Il prépare une bombe. »
Les
intentions de Lénine devenaient parfaitement claires. Prenant
la politique de Staline comme exemple, il voulait dénoncer
devant le Parti (et le faire sans ménagement) le danger de la
transformation bureaucratique de la dictature. Fotiéva revint
peu après avec un autre message de Vladimir Ilitch qui,
dit-elle, avait décidé d'agir
immédiatement et avait écrit la note - citée
ci-dessus - à Mdivani et Makharadzé.
«
Comment expliquez-vous ce changement ? demandai-je à
Fotiéva.
- Son état s'aggrave d'heure en heure, répondit-elle
et il est impatient de faire encore tout ce qu'il peut. »
[Deux jours plus tard, Lénine avait sa troisième attaque.]
Parlant au congrès du Parti, le 23 avril, Staline déclara dans sa conclusion sur la question nationale : « On a beaucoup parlé ici de notes et d'articles de Vladimir Ilitch. Je ne voudrais pas citer mon maître, le camarade Lénine, puisqu'il n'est pas ici, car je craindrais de risquer de me référer à lui incorrectement inexactement... »
C'est certainement là un modèle du jésuitisme le plus extraordinaire. Staline savait fort bien à quel point Lénine était indigné contre sa politique nationale et comment, seule, une grave maladie empêcha son « maître » de se débarrasser de ce « disciple » précisément à propos de cette question nationale.