1928-31 |
La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme |
La révolution permanente
Appendice IV
LA REVOLUTION ESPAGNOLE ET LES DANGERS QUI LA MENACENT
La révolution espagnole croît. Dans le processus de la lutte, ses forces internes s'accroissent aussi. Mais, en même temps, s'accroissent les dangers. Nous ne parlons pas de ces dangers dont les foyers sont constitués par les classes dominantes et leur domesticité politique: républicains et socialistes. Ce sont là des ennemis déclarés et la conduite à suivre à leur égard s'impose en toute évidence. Mais il existe des dangers intérieurs.
Les ouvriers espagnols regardent avec confiance l'Union soviétique, progéniture de la révolution d'Octobre. Cet état d'esprit constitue un capital précieux pour le communisme. La défense de l'Union soviétique est le devoir de tout ouvrier révolutionnaire. Mais il ne faut pas permettre que l'on abuse de la fidélité des ouvriers à la révolution d'Octobre pour leur imposer une politique qui va à l'encontre de toutes les leçons et enseignements légués par Octobre.
Il faut parler clairement. Il faut parler de façon à se faire entendre de l'avant-garde du prolétariat espagnol et international: un danger immédiat menace la révolution prolétarienne en Espagne et il vient de la direction actuelle de l'internationale communiste. Toute révolution peut être anéantie, même la plus prometteuse: cela a été démontré par l'expérience de la révolution allemande de 1923 et, d'une façon encore plus éclatante, par l'expérience de la révolution chinoise de 1925-1927. Dans les deux cas, la débâcle eut pour cause immédiate une fausse direction. Aujourd'hui, c'est le tour de l'Espagne. Les dirigeants de l'internationale communiste n'ont rien appris de leurs propres erreurs. Pis encore, pour dissimuler les erreurs précédentes, ils sont obligés de les justifier et de les amplifier. Dans la mesure où cela dépend d'eux, ils préparent à la Révolution espagnole le sort de la Révolution chinoise.
Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la "troisième période", qui a affaibli et démoralisé l'Internationale communiste. Enfin, la direction a battu en retraite. Mais quand? Précisément au moment où la crise mondiale a marqué un changement radical de la situation et a fait apparaître les premières possibilités d'une offensive révolutionnaire. Pendant ce temps, l'Internationale communiste ne s'apercevait même pas de ce qui se passait en Espagne. Manouilsky déclarait -et Manouilsky remplit aujourd'hui les fonctions de chef de l'Internationale communiste- que les événements d'Espagne ne méritaient aucune attention.
Dans l'étude sur la révolution espagnole que nous avons écrite avant les événements d'avril, nous disions que la bourgeoisie, en se parant des diverses nuances du républicanisme, appliquerait tous ses efforts, et jusqu'au dernier moment, à sauvegarder son alliance avec la monarchie. "A vrai dire -écrivions-nous- on ne saurait exclure l'idée d'un concours de circonstances qui contraindrait les classes possédantes à sacrifier la monarchie pour se sauver elles-mêmes (exemple: l'Allemagne!)" Ces lignes ont donné l'occasion aux staliniens -après les événements, bien entendu- de parler d'un faux pronostic. Des gens qui n'ont eux-mêmes jamais rien prévu réclament des autres non pas des pronostics marxistes, mais des prédictions théosophiques concernant le jour où se produiront les événements et la tournure qu'ils prendront: ainsi des malades ignorants et superstitieux exigent-ils des miracles de la médecine. Un pronostic marxiste a pour objet d'aider l'opinion à s'orienter d'après la direction générale des faits et à voir clair dans leurs développements "inattendus". Que la bourgeoisie espagnole se soit décidée à se séparer de la monarchie, cela s'explique par deux raisons également importantes. Le débordement impétueux de la colère des masses contraignit la bourgeoisie à essayer de faire d'Alfonso, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire. Mais cette manœuvre, qui comportait des risques sérieux, n'a réussi à la bourgeoisie espagnole que grâce à la confiance des masses dans les républicains et les socialistes et parce que, dans le changement de régime, on n'avait pas à compter avec le danger communiste. La variante historique qui s'est réalisée en Espagne est, par conséquent, le résultat de la force de la poussée populaire, d'une part, et de la faiblesse de l'Internationale communiste, d'autre part. C'est par la constatation de ces faits qu'il faut commencer. La règle générale de la tactique est de ne pas surestimer ses propres forces si l'on veut devenir plus fort. Mais c'est une règle qui ne compte pas pour la bureaucratie des épigones. Si, à la veille des événements, Manouilsky a prédit que rien de sérieux ne se produirait, au lendemain du coup d'Etat, l'irremplaçable Péri, le fournisseur de fausses informations sur les pays latins, commença à envoyer sans interruption des télégrammes disant que le prolétariat espagnol soutenait presque exclusivement le parti communiste et que les paysans espagnols créaient des soviets.
La Pravda publiait ces fantaisies en y ajoutant d'autres stupidités, prétendant que les "trotskystes" se traînaient à la remorque du gouvernement de Zamora, tandis que Zamora mettait et met en prison les communistes de gauche... Enfin, le 14 mai, la Pravda publiait un éditorial-programme, "L'Espagne en feu", où l'on retrouve, condensées, dans des propos qui s'appliquent à la révolution espagnole, toutes les bévues des épigones.
La Pravda cherche à prendre son départ avec cette vérité incontestable que la propagande seule ne suffit pas. "Le parti communiste doit dire aux masses ce qu'elles doivent faire aujourd'hui." Que propose donc à ce sujet la Pravda? Grouper les ouvriers "pour le désarmement de la réaction, pour l'armement du prolétariat, pour l'élection des comités d'usines, pour imposer par l'action directe la journée de sept heures, etc." "Etc." -le mot y est. Les mots d'ordre énumérés sont indiscutables, quoique ne se rattachant pas intimement les uns aux autres et dépourvus de la logique conséquente que réclame le développement des masses. Mais, ce qui est surprenant, c'est que l'éditorial de la Pravda ne mentionne même pas les élections aux Cortès, comme si ce qui est un événement politique dans la vie de la nation espagnole n'existait pas ou comme si les ouvriers n'avaient pas à s'en occuper. Que signifie ce mutisme?
D'après les apparences, la révolution républicaine s'est produite, comme on sait, au moyen des élections municipales. Bien entendu, cette révolution procédait de causes beaucoup plus profondes et nous en avons parlé bien avant la chute du ministère Berenguer. Mais la liquidation de la monarchie par des procédés "parlementaires" s'est faite totalement au profit des républicains bourgeois et de la démocratie petite-bourgeoise. Nombreux sont en Espagne les ouvriers qui se figurent, aujourd'hui, que les questions essentielles de la vie sociale peuvent être résolues par des bulletins de vote. Cette illusion ne peut être dissipée que par l'expérience. Il faut pourtant savoir faciliter cette expérience. Comment? En tournant le d'os aux Cortès ou, au contraire, en participant aux élections? Il faut répondre à cela.
A part l'éditorial que nous citons plus haut, le même journal publie un article "théorique" (n° des 7 et 10 mai) qui prétend donner une analyse marxiste des forces intérieures de la révolution espagnole et une définition bolchevique de sa stratégie. Cet article non plus ne mentionne pas une seule fois les Cortès: faut-il boycotter les élections ou participer? D'une façon générale la Pravda se tait sur les mots d'ordre et les tâches de la démocratie politique, quoiqu'elle désigne la révolution comme démocratique. Que signifie cette réticence? On peut participer aux élections, on peut les boycotter. Mais, peut-on les passer sous silence?
Envers les Cortès de Berenguer, la tactique du boycottage était entièrement juste. Il était clair d'avance qu'Alphonse réussirait pour une certaine période à revenir dans la voie de la dictature militaire, ou bien que le mouvement déborderait Berenguer et ses Cortès. Dans ces conditions, les communistes devaient prendre l'initiative de la lutte pour le boycottage des Cortès. C'est précisément ce que nous avons essayé de faire comprendre avec les faibles moyens que nous avions à notre disposition. Si les communistes espagnols s'étaient prononcés à temps et d'une manière décisive pour le boycottage en diffusant dans le pays des tracts, même très courts, à ce sujet, leur autorité au moment du renversement du gouvernement Berenguer se serait considérablement accrue. Les ouvriers avancés se seraient dit: "Ces gens sont capables de prévoir." Malheureusement, les communistes espagnols, désorientés par la direction de l'Internationale communiste, n'ont pas compris la situation et se sont disposés à participer aux élections, sans conviction toutefois. Les événements les ont débordés et la première victoire de la révolution n'a presque pas augmenté l'influence communiste.
Actuellement, c'est le gouvernement Zamora qui se charge de la convocation des Cortès constituantes. Y a-t-il lieu de croire que la convocation de ces Cortès sera entravée par une deuxième révolution? Aucunement. De puissants mouvements de masse sont parfaitement possibles; mais, sans programme, sans parti, sans direction, ces mouvements ne peuvent aboutir à une deuxième révolution. Le mot d'ordre de boycottage serait actuellement la formule d'un parti pris d'isolement. Il faut prendre la part la plus active aux élections.
Le crétinisme parlementaire est une maladie détestable, mais le crétinisme antiparlementaire ne vaut pas beaucoup mieux. C'est ce que nous démontre clairement le sort des anarcho-syndicalistes espagnols. La révolution pose carrément toutes les questions politiques et, au stade actuel, elle leur donne la forme parlementaire. L'attention de la classe ouvrière doit nécessairement se porter sur les Cortès et les anarcho-syndicalistes voteront en catimini pour les socialistes et même pour les républicains. En Espagne, moins que partout ailleurs, on ne peut lutter contre les illusions parlementaires sans lutter contre la métaphysique antiparlementaire des anarchistes.
Dans une série d'articles et de lettres, nous avons démontré l'importance considérable des mots d'ordre démocratiques pour le développement ultérieur de la révolution espagnole. L'aide aux chômeurs, la journée de sept heures, la révolution agraire, l'autonomie nationale, toutes ces questions vitales et profondes se rattachent d'une manière ou d'une autre, dans l'esprit de l'écrasante majorité des ouvriers espagnols, y compris les anarcho-syndicalistes aux Cortès de demain. Pendant la période de Berenguer, il fallait boycotter les Cortès gracieusement octroyées par Alphonse pour obtenir des Cortès révolutionnaires constituantes. La propagande devait d'abord poser la question du droit électoral. Oui, en effet: cette prosaïque question du droit électoral! La démocratie soviétique, cela va de soi, est incomparablement supérieure à la démocratie bourgeoise. Mais les soviets ne tombent pas du ciel. Il faut monter pour y atteindre.
Il se trouve en ce monde de soi-disant marxistes qui professent un superbe mépris, par exemple, pour le suffrage universel, égalitaire, direct et à bulletin secret accordé à tous les hommes et toutes les femmes depuis l'âge de dix-huit ans. Or, si les communistes espagnols avaient exprimé en temps opportun ce mot d'ordre, le défendant par des discours, des articles, des tracts et des papillons, ils auraient acquis une immense popularité. C'est précisément parce qu'en Espagne les masses populaires sont enclines à surestimer les facultés créatrices des Cortès que chaque ouvrier éduqué, chaque paysanne révolutionnaire veut participer aux élections. Nous ne nous solidarisons pas un instant avec les illusions des masses; mais ce qui se cache de progressif sous ces illusions, nous devons l'utiliser jusqu'au bout; autrement nous ne serions pas des révolutionnaires, mais de méprisables pédants. Or, si l'on abaisse l'âge de la majorité électorale, des milliers et des milliers d'ouvriers, d'ouvrières, de paysans et de paysannes sont directement intéressés. Et lesquels? Des éléments jeunes et actifs, ceux qui sont appelés à faire la deuxième révolution. Opposer ces jeunes générations aux socialistes, qui cherchent leur appui parmi les ouvriers âgés, est du devoir tout à fait élémentaire et incontestable de l'avant-garde communiste.
Continuons. Le gouvernement Zamora veut faire adopter aux Cortès une Constitution instituant deux Chambres. Les masses révolutionnaires qui viennent de renverser la monarchie et qui sont pénétrées d'une aspiration passionnée, quoique très confuse encore, à l'égalité et à la justice, répondront avec ardeur à l'agitation menée par les communistes contre une bourgeoisie dont le dessein est d'imposer au peuple le fardeau d'une "Chambre des pairs". Cette question de détail peut prendre, dans l'agitation, une énorme importance, elle peut jeter les socialistes dans le plus grand embarras, ouvrir une brèche entre les socialistes et les républicains, c'est-à-dire diviser, tout au moins pour un temps, les ennemis du prolétariat et, ce qui est mille fois plus important, créer la rupture entre les masses ouvrières et les socialistes.
La revendication de la journée de sept heures formulée par la Pravda est tout à fait juste, extrêmement importante et urgente. Mais peut-on poser cette revendication abstraitement, sans tenir compte de la situation politique et des tâches révolutionnaires de la démocratie? La Pravda parle uniquement de la journée de sept heures, des comités d'usine et de l'armement des ouvriers; elle ignore délibérément la "politique" et, dans tous ses articles, ne trouve pas un mot à dire sur les élections aux Cortès: ainsi la Pravda va-t-elle tout à fait dans le sens de l'anarcho-syndicalisme, elle l'alimente, elle le couvre. Cependant, le jeune ouvrier, à qui les républicains et les socialistes dénient le droit de vote, bien que la législation bourgeoise le juge assez mûr pour l'exploitation capitaliste, ou bien celui à qui l'on prétend imposer une Chambre haute, se décideront demain à batailler contre de telles coquineries en tournant le dos aux anarchistes et en empoignant les fusils.
Quand on lance le mot d'ordre de l'armement des ouvriers en dépit des réalités de la vie politique qui atteignent au plus profond des masses, on s'isole soi-même des masses et, en même temps, on les détourne de l'emploi des armes.
Le mot d'ordre du droit des nationalités à disposer d'elles-mêmes est maintenant devenu, en Espagne, d'une importance exceptionnelle. Cependant, ce mot d'ordre est aussi du domaine de la pensée démocratique. Il ne s'agit pas pour nous, bien entendu, d'engager les Catalans et les Basques à se séparer de l'Espagne; mais notre devoir est de militer pour que le droit de séparation leur soit reconnu, s'ils désirent en faire usage. Mais, comment savoir s'ils ont ce désir? C'est très simple. Il faut un plébiscite dans les provinces intéressées, sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et à bulletin secret. Il n'existe pas actuellement d'autre procédé. Par la suite, les questions de nationalités, comme toutes autres questions, seront réglées par des soviets, qui seront les organes de la dictature du prolétariat. Or, nous ne pouvons demander aux ouvriers qu'ils instituent des soviets à n'importe quel moment. Nous ne pouvons que les diriger vers cette solution. Encore moins pouvons-nous imposer à un peuple entier les soviets que le prolétariat ne constituera que plus tard. Pourtant, il est indispensable de donner une réponse à la question actuelle. En mai dernier, les municipalités de Catalogne ont été invitées à élire des représentants pour l'élaboration d'une Constitution provisoire, particulière à cette province, c'est-à-dire pour déterminer les rapports de la Catalogne avec le reste de l'Espagne. Les ouvriers catalans ont-ils pu voir avec indifférence comment la démocratie petite-bourgeoise, soumise comme toujours au gros capital tentait, au moyen d'élections antidémocratiques, de décider du sort du peuple catalan? Le mot d'ordre du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, dépourvu de son complément, séparé d'autres mots d'ordre qui lui donnent un sens concret -ceux de la démocratie politique- est une formule vide de sens ou pis encore: c'est de la poudre aux yeux.
Pendant un certain temps, toutes les questions de la révolution espagnole passeront, d'une façon ou d'une autre, à travers le prisme parlementaire. Les paysans attendront avec anxiété la réponse des Cortès à la question agraire. N'est-elle pas claire, l'importance qu'aurait dans les conditions actuelles un programme agraire communiste développé à la tribune des Cortès? Pour cela, il faut avoir un programme agraire et il faut conquérir un accès à la tribune parlementaire. Ce ne sont pas les Cortès qui résoudront la question de la terre; nous le savons. Il y faut l'initiative hardie des masses paysannes. Mais, pour prendre cette initiative, les masses ont besoin d'un programme et d'une direction. Les communistes ont besoin de la tribune des Cortès pour se mettre en liaison avec les masses. De là viendra une action qui dépassera de loin celle des Cortès. En ce point précis se révèle l'action de la dialectique révolutionnaire à l'égard du parlementarisme.
Comment expliquer alors que la direction de l'Internationale communiste se taise sur cette question? Uniquement par le fait qu'elle reste prisonnière de son propre passé. Les staliniens ont trop bruyamment rejeté le mot d'ordre d'une Assemblée constituante pour la Chine. Le VI° congrès a stigmatisé officiellement comme "opportunistes" les mots d'ordre d'une démocratie politique pour les pays coloniaux. L'exemple de l'Espagne, pays incomparablement plus avancé que la Chine ou l'Inde, démontre toute l'inconsistance des décisions du VI° congrès. Mais les staliniens ont pieds et poings liés. N'osant pas appeler à boycotter le parlementarisme, ils se taisent tout simplement. Périsse la révolution, mais vive la réputation d'infaillibilité des leaders.
Après l'article de théorie cité ci-dessus, qui semble avoir été spécialement écrit pour un bourrage de crânes, après diverses tentatives pour définir le caractère de classe de la révolution espagnole, il est dit textuellement ceci: "Tout cela étant admis [!], il serait pourtant [!] faux de caractériser la révolution espagnole, dès l'étape actuelle, comme une révolution socialiste" (Pravda, 10 mai). Il suffit d'avoir lu cette phrase pour apprécier toute l'analyse. -Voyons, se demandera le lecteur, existe-t-il donc des gens capables d'imaginer, sans courir le risque de se faire interner, qu'à l'"étape" actuelle la révolution espagnole puisse être considérée comme socialiste? Où donc la Pravda a-t-elle découvert qu'il lui fallait absolument établir cette "délimitation", et encore en des termes si modérés, si conventionnels: "Tout cela étant admis, il serait pourtant faux..." C'est que les épigones ont déniché, pour leur malheur, une phrase de Lénine sur l'"hypertrophie" de la révolution démocratique bourgeoise qui se transforme en une révolution socialiste. N'ayant pas compris Lénine et ayant oublié ou adultéré les leçons de la Révolution russe, ils ont pris cette conception d'"hypertrophie" comme base des plus grossières erreurs opportunistes. Il ne s'agit nullement -disons-le tout de suite- de subtilités académiques; mais il y a là une question de vie ou de mort pour la révolution prolétarienne. Voici peu de temps encore, les épigones espéraient voir la dictature du Kuomintang trouver son "hypertrophie" en une dictature ouvrière et paysanne, laquelle se transformerait en une dictature socialiste du prolétariat. Et ils s'imaginaient -Staline développait ce thème avec une profondeur particulière- que de la révolution se détacheraient petit à petit les "éléments de droite", tandis que l'aile gauche serait renforcée; c'est en cela que devait consister le processus organique de l'"hypertrophie". Malheureusement, la splendide théorie de Staline-Martynov est totalement contraire à la théorie de classe de Marx. Le caractère du régime social et, par conséquent, le caractère de chaque révolution est déterminé par le caractère de la classe qui détient le pouvoir. Le pouvoir ne peut passer des mains d'une classe aux mains d'une autre classe que par un coup d'Etat révolutionnaire et non point par une "hypertrophie" organique. Cette vérité fondamentale a été bruyamment niée par les épigones, d'abord en ce qui concernait la Chine et à présent en ce qui concerne l'Espagne. Et nous voyons dans la Pravda les princes de la science coiffer leurs bonnets et prendre la température de Zamora, se demandant si l'on peut admettre que le processus de l'"hypertrophie" a déjà amené la révolution espagnole à la phase socialiste. Et ces sages -rendons justice à leur sagesse- concluent: Non, on ne peut l'admettre encore.
Après nous avoir donné une expertise sociologique aussi précieuse, la Pravda se lance dans le domaine des pronostics et des directives. "En Espagne, dit-elle, la révolution socialiste ne peut pas être la tâche immédiate. La tâche immédiate [!] consiste dans la révolution ouvrière et paysanne contre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie" (Pravda 10 mai) Que la révolution socialiste ne soit pas en Espagne "la tâche immédiate", c'est incontestable. Il serait pourtant meilleur et plus exact de dire que l'insurrection armée dans le but de la prise du pouvoir par le prolétariat n'est pas en Espagne "une tâche immédiate". Pourquoi? Parce que l'avant-garde morcelée du prolétariat n'entraîne pas encore derrière elle toute la classe et que la classe n'entraîne pas encore derrière elle les campagnards opprimés. Dans ces conditions, la lutte pour le pouvoir serait une entreprise d'aventuriers. Mais que signifie alors cette phrase complémentaire: "La tâche immédiate consiste en une révolution ouvrière et paysanne contre les propriétaires fonciers et contre la bourgeoisie"? Y aura-t-il donc entre le régime bourgeois-républicain actuel et la dictature du prolétariat une révolution spéciale "ouvrière et paysanne"? Et il faudrait croire que cette révolution spéciale, intermédiaire, "ouvrière et paysanne", contrairement à ce que peut être la révolution socialiste, est, en Espagne, "une tâche immédiate"? On mettrait donc à l'ordre du jour une nouvelle révolution? Par l'insurrection armée ou par un autre moyen? En quoi précisément la révolution ouvrière et paysanne "contre les propriétaires fonciers et contre la bourgeoisie" se distinguera-t-elle d'une révolution prolétarienne? Quelle combinaison de classes se trouvera à la base? Quel parti dirigera la première révolution, la distinguant ainsi de la deuxième? Quelles peuvent être les différences de programmes et de méthodes entre ces deux révolutions? Nous chercherions en vain des réponses à ces questions. On a effacé ou embrouillé les idées, les dissimulant sous ce vocable d'"hypertrophie "; quelles que soient leurs réticences et leurs contradictions, ces gens rêvent toujours d'une évolution de la révolution bourgeoise vers la révolution socialiste, par une suite de modifications organiques sous différents pseudonymes: Kuomintang, "dictature démocratique", "révolution ouvrière et paysanne", "révolution populaire"; et, dans ce processus, le motif essentiel, celui d'une classe arrachant le pouvoir à une autre classe, est imperceptiblement dilué.
Bien entendu, la révolution prolétarienne est en même temps une révolution paysanne; mais une révolution paysanne en dehors de la révolution prolétarienne est impossible actuellement. Nous avons pleinement le droit de dire aux paysans que notre but est de créer une république ouvrière et paysanne, de même que nous avons appelé le gouvernement de la dictature prolétarienne après la révolution d'Octobre "gouvernement ouvrier et paysan". Mais, loin d'opposer la révolution ouvrière et paysanne à la révolution prolétarienne, nous les assimilons. C'est la seule façon de poser comme il convient la question.
Ici, nous retombons en plein dans le problème dit de la "révolution permanente". Combattant cette théorie, les épigones en sont arrivés à rompre complètement avec le point de vue de classe. Il est vrai qu'après l'expérience du "bloc des quatre classes" en Chine ils sont devenus plus prudents. Mais là leur confusionnisme n'a pu que s'accroître et ils font tout pour le communiquer à autrui.
Par bonheur, à la suite des événements, cette question est sortie du domaine des profondes méditations des professeurs en révolution qui travaillent sur les anciens textes.
Il ne s'agit plus de souvenirs historiques, ni d'un choix de textes à citer; il s'agit d'une nouvelle expérience historique grandiose qui se développe sous les yeux de tous. Ici, deux points de vue sont confrontés sur le champ de la lutte révolutionnaire.
Les événements auront le dernier mot. On ne peut échapper à leur contrôle. Le communiste espagnol qui ne se rendra pas compte en temps opportun de l'importance des questions rattachées à la lutte contre le "trotskysme" sera théoriquement désarmé devant les questions fondamentales de la révolution espagnole.
Oui, Lénine a donné en 1905 la formule hypothétique d'une "dictature démocratique bourgeoise du prolétariat et de la paysannerie". S'il existait un pays où l'on pouvait s'attendre à une révolution démocratique agraire spontanée précédant la conquête du pouvoir par le prolétariat, c'était bien la Russie, où le problème agraire dominait toute la vie nationale, où les soulèvements de paysans duraient depuis des dizaines d'années, où existait un parti agraire révolutionnaire indépendant possédant une longue tradition et une influence étendue dans les masses. Et pourtant, même en Russie, il n'y a pas eu place pour une révolution intermédiaire entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne. En avril 1917, Lénine répétait et il le répéta constamment à l'adresse de Staline, de Kamenev et d'autres qui s'accrochaient toujours à l'ancienne formule bolchevique de 1905: "Il n'existe pas et il n'y aura pas d'autre "dictature démocratique" que celle de Milioukov-Tseretelli-Tchernov: la dictature démocratique est, par son essence même, une dictature de la bourgeoisie sur le prolétariat; ce n'est que la dictature du prolétariat qui peut prendre la place de la "dictature démocratique". Quiconque invente des formules intermédiaires mitigées est un pauvre visionnaire ou un charlatan." Telle est la conclusion qu'a tirée Lénine de l'expérience vivante des révolutions de Février et d'Octobre. Nous nous maintenons intégralement sur la base de cette expérience et de ces conclusions.
Que signifie donc chez Lénine l'"hypertrophie" de la révolution démocratique devant une révolution socialiste? Nullement ce que croient discerner les épigones et les phraseurs de l'espèce des professeurs rouges. Il faut comprendre que la dictature du prolétariat ne coïncide pas du tout d'une façon mécanique avec la notion d'une révolution socialiste. La conquête du pouvoir par la classe ouvrière a lieu dans un milieu national déterminé, dans une période déterminée et pour la solution de tâches déterminées. Pour les nations arriérées, de telles tâches immédiates ont un caractère démocratique: émancipation de toutes les nationalités échappant à l'esclavage impérialiste et révolution agraire, comme en Chine; révolution agraire et émancipation des nationalités opprimées comme en Russie. Nous voyons actuellement en Espagne la même chose, quoique dans une autre disposition. Lénine disait même que le prolétariat russe était arrivé au pouvoir, en octobre 1917, avant tout comme agent de la révolution démocratique bourgeoise. Le prolétariat vainqueur a commencé par résoudre des problèmes de démocratie et ce n'est que peu à peu, par la logique de son pouvoir, qu'il est parvenu à envisager les problèmes du socialisme; il n'a commencé sérieusement à résoudre la question de la collectivisation de l'économie agraire qu'à la douzième année de son pouvoir. C'est ce que Lénine appelait la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste. Ce n'est pas le pouvoir bourgeois qui se transforme par hypertrophie en pouvoir ouvrier et paysan et, ensuite, prolétarien; non, le pouvoir d'une classe ne se "transforme" pas en pouvoir d'une autre classe, mais on l'arrache l'arme à la main. Cependant, après que la classe ouvrière a conquis le pouvoir, les tâches démocratiques du régime prolétarien s'agrandissent inévitablement en tâches socialistes. Le passage organique et évolutif de la démocratie au socialisme n'est possible que sous la dictature du prolétariat. Voilà l'idée centrale de Lénine. Les épigones ont dénaturé tout cela, tout embrouillé, tout falsifié et ils empoisonnent aujourd'hui de leurs idées fausses la conscience du prolétariat international.
Il s'agit, répétons-le, non de subtilités académiques, mais des questions vitales de la stratégie révolutionnaire du prolétariat. Il est faux de dire qu'en Espagne se pose actuellement "la question d'une révolution ouvrière et paysanne". Il est faux de dire qu'en Espagne le moment est venu d'entreprendre une nouvelle révolution, c'est-à-dire une lutte immédiate pour la conquête du pouvoir. Non, la question qui se pose, c'est celle de la conquête des masses, dans le dessein de les affranchir de leurs illusions républicaines, de la confiance qu'elles accordent aux socialistes, afin de les grouper pour un mouvement révolutionnaire. La deuxième révolution viendra, mais ce sera la révolution du prolétariat qui entraîne à sa suite les paysans pauvres. Entre le régime bourgeois et la dictature du prolétariat il n'y aura de place pour aucune sorte de "révolution ouvrière et paysanne" comprise dans un sens spécial. Compter sur une telle révolution et y adapter sa politique, c'est ramener le prolétariat à un régime de Kuomintang, c'est-à-dire ruiner la révolution.
Les formules confusionnistes de la Pravda ouvrent deux voies que l'on a suivies, répétons-le, jusqu'au bout en Chine: la voie opportuniste et la voie de l'aventure.
Si aujourd'hui la Pravda ne se décide pas encore à "caractériser" la révolution espagnole comme une révolution ouvrière et paysanne, qui sait si ce ne sera pas fait demain quand Zamora-Tchang Kaï-chek sera remplacé par le "fidèle Wang Tin-wei", disons par cet homme de gauche, Lerroux. Les sages professeurs, les Martynov, les Kuusinen et Cie, ne décideront-ils pas que c'est bien là une république ouvrière et paysanne que "nous devons soutenir à condition que..." (formule de Staline en mars 1917) ou "soutenir entièrement" (formule du même Staline pour le Kuomintang en 1925-1927).
Mais il existe encore une possibilité pour les aventuriers qui répond peut-être mieux à l'état d'esprit centriste d'aujourd'hui. L'éditorial de la Pravda dit que les masses espagnoles "commencent à diriger également leurs coups contre le gouvernement". Le parti communiste espagnol peut-il cependant lancer comme urgent le mot d'ordre du renversement du gouvernement actuel? La Pravda, dans sa savante étude, déclare -nous l'avons entendu- qu'il s'agit avant tout de faire une révolution ouvrière et paysanne. Si l'on voit en cette "phase", non point une hypertrophie, mais un renversement du pouvoir, une nouvelle perspective se découvre, celle d'une aventure. Le faible parti communiste peut se dire à Madrid, comme il s'est dit (ou comme on lui a commandé de se dire) en décembre 1927, à Canton "Pour une dictature prolétarienne nous ne sommes, bien entendu, pas encore murs; mais puisqu'il s'agit d'un degré intermédiaire, d'une dictature ouvrière et paysanne, essayons, même avec nos faibles forces, de provoquer un soulèvement: peut-être en sortira-t-il quelque chose!" En effet, il n'est pas difficile de le prévoir, quand on constatera qu'on a laissé criminellement échapper la première année de la révolution espagnole, les responsables de cette perte de temps fustigeront tant et plus leur personnel "exécutif" et pourront les lancer dans une tragique aventure, du genre de celle de Canton.
Dans quelle mesure ce danger est-il réel? Au plus haut point. Il tient aux conditions intrinsèques de la révolution même, qui donnent un caractère particulièrement sinistre aux réticences et au confusionnisme des chefs. La situation espagnole actuelle comporte la possibilité d'une nouvelle explosion des masses, qui correspond plus ou moins aux combats qui se sont livrés en 1917 à Petrograd et sont entrés dans l'histoire sous la dénomination de "journées de juillet"; si ces batailles n'ont pas abouti à la défaite de la révolution, c'est uniquement parce que la politique des bolcheviks était justement tracée. Il est indispensable d'insister sur cette question qui est capitale pour l'Espagne.
Nous retrouvons le prototype des "journées de juillet" dans toutes les anciennes révolutions, à commencer par la grande Révolution française, qui eurent des issues fort diverses, mais, en règle générale, malheureuses, et souvent catastrophiques. C'est une phase à prévoir dans le mécanisme d'une révolution bourgeoise, dans la mesure où la classe qui se sacrifie le plus pour faire réussir cette révolution, et qui en espère le plus, en reçoit le moins. La légitimité de ce processus est tout à fait claire. La classe possédante, ayant accédé au pouvoir par la révolution, tend à croire que celle-ci a ainsi accompli toute sa mission et ne se soucie plus que de prouver ses bonnes dispositions aux réactionnaires. La bourgeoisie "révolutionnaire" provoque l'indignation des masses populaires en prenant des mesures qui ont pour objet d'obtenir l'assentiment des classes dépossédées du pouvoir. Les masses perdent leurs illusions bien avant que leur avant-garde ait perdu l'ardeur de la bataille révolutionnaire. Ceux qui sont en tête du mouvement s'imaginent pouvoir, en portant un nouveau coup, parachever ou réparer ce qu'ils n'ont pas fait auparavant avec assez de résolution. De là un élan vers une nouvelle révolution, non préparée, dépourvue de programme, qui ne se connaît point de réserves, qui ne réfléchit pas aux conséquences possibles. D'autre part, la bourgeoisie parvenue au pouvoir semble attendre une montée brutale d'en bas pour tâcher d'en finir avec le peuple. Telle est la base sociale et psychologique d'une demi-révolution complémentaire qui, plus d'une fois dans l'histoire, a été le point de départ d'une contre-révolution victorieuse.
En 1848, les "journées de juillet" tombèrent en France au moins de juin et prirent un caractère incomparablement plus grandiose et plus tragique qu'à Petrograd en 1917. Ce que l'on appela les "journées de juin" du prolétariat parisien sortit avec une force irrésistible de la révolution de Février. Les ouvriers de Paris, qui s'étaient saisis du fusil en février, ne pouvaient s'empêcher de réagir devant le contraste établi entre un programme mirifique et la pitoyable réalité, contraste intolérable qui, tous les jours, les atteignait au cœur comme au ventre. Le prolétariat n'avait ni plan établi, ni programme, ni direction: aussi les journées de juin 1848 ressemblent-elles à un mouvement réflexe, puissant, inévitable. Les ouvriers insurgés furent impitoyablement écrasés. Les démocrates frayaient la voie au bonapartisme.
L'explosion gigantesque de la Commune était au coup d'Etat de septembre 1870 ce que furent les journées de juin à la révolution de février 1848. L'insurrection du prolétariat parisien en mars 1871 était moins que toute autre chose une affaire de calcul stratégique. Elle est née d'une combinaison de circonstances, complétée par une de ces provocations dans lesquelles la bourgeoisie française se montre si ingénieuse, quand la peur stimule sa malveillance. Dans la Commune de Paris, le réflexe de protestation du prolétariat contre le mensonge de la révolution bourgeoise s'est élevé pour la première fois au niveau d'une révolution prolétarienne, mais pour être abattu aussitôt après.
Actuellement, la révolution non sanglante, paisible, glorieuse (cette série d'épithètes est toujours la même) qui se produit prépare en Espagne sous nos yeux ses "journées de juin" si l'on s'en tient au calendrier de la France, ou ses "journées de juillet" si l'on se reporte aux éphémérides de la Russie. Le gouvernement de Madrid, nageant dans une phraséologie qui semble souvent traduite du russe, promet de larges mesures contre le chômage et la gêne des agriculteurs, mais n'ose toucher à aucune des vieilles plaies sociales. Les socialistes du gouvernement de coalition aident les républicains à saboter les tâches de la révolution. Le chef de la Catalogne, la partie la plus industrialisée et la plus révolutionnaire de l'Espagne, annonce dans ses sermons le royaume millénaire d'une société où il n'y aura plus ni nations ni classe opprimées, mais il ne lèverait pas le petit doigt pour aider le peuple à se débarrasser effectivement des chaînes anciennes les plus odieuses. Macia se cache derrière le gouvernement de Madrid qui, à son tour, se cache derrière l'Assemblée constituante. Comme si la vie s'était arrêtée en attendant cette Assemblée! Et comme s'il n'était pas clair d'avance que les prochaines Cortès ne seront que la reproduction en plus grand du bloc républicain-socialiste, qui ne se soucie que de maintenir toutes choses telles qu'elles étaient auparavant! Est-il difficile de prévoir la montée fiévreuse de l'indignation des ouvriers et des paysans? Un désaccord entre la marche des masses dans la révolution et la politique des nouvelles classes dirigeantes, -telle sera la source du conflit insoluble qui, dans son développement ultérieur, ruinera la première révolution, celle d'avril, ou en amènera une autre.
Si le parti bolchevique s'était obstiné à considérer comme "inopportun" le mouvement qui se produisit à Petrograd en juillet, s'il avait tourné le dos aux masses, cette demi-insurrection serait inévitablement tombée sous la direction fragmentée et non concertée des anarchistes, des aventuriers, de ceux qui n'expriment que par hasard la révolte des masses; et, baignant dans son sang, elle se serait épuisée en convulsions stériles. Si, en revanche, le parti, s'étant mis à la tête du mouvement, avait renoncé à juger de la situation dans son ensemble et s'était laissé entraîner dans la voie des batailles décisives, l'insurrection sans aucun doute aurait pris une audacieuse ampleur; soldats et paysans, sous la direction des bolcheviks en juillet se seraient emparés pour quelque temps du pouvoir à Petrograd, mais ils n'auraient réussi ainsi qu'a préparer l'écrasement de la révolution C'est seulement par une juste direction que le parti bolchevique a su écarter les dangers fatals qui se présentaient sous ces deux aspects: les journées de juin 1848 ou bien celles que vécut la Commune de Paris en 1871. Le coup porté aux masses et au parti en juillet 1917 fut très sensible; mais il ne fut pas décisif. On compta les victimes par dizaines, mais non point par dizaines de milliers. La classe ouvrière sortit de l'épreuve sans avoir été décapitée, sans avoir trop versé de son sang. Elle conservait intacts ses cadres de militants. Ceux-ci avaient beaucoup appris et devaient, en octobre, conduire le prolétariat à la victoire.
C'est précisément du point de vue des "journées de juillet" qu'apparaît l'extrême péril de cette conception fictive d'une révolution "transitoire", mitigée, qui, prétend-on, s'imposerait pour l'instant en Espagne.
L'opposition de gauche a le devoir de déceler, de dénoncer impitoyablement et de déconsidérer à tout jamais dans la conscience de l'avant-garde prolétarienne la formule d'une certaine "révolution ouvrière et paysanne" qui se distinguerait de la révolution bourgeoise comme de la prolétarienne. Communistes d'Espagne, n'y croyez pas! Il n'y a là qu'illusion et tromperie. C'est un subterfuge diabolique au moyen duquel on vous mettrait demain la corde au cou. N'y croyez point, Espagnols de l'élite ouvrière! Méditez les leçons de la Révolution russe et celles que vous ont données, par leurs défaites, les épigones. La perspective qui s'ouvre à vous est celle d'une lutte pour la dictature du prolétariat. Pour venir à bout de cette tâche, vous devez grouper étroitement autour de vous la classe ouvrière et soulever, à l'aide de cette classe, des millions de paysans pauvres. C'est une besogne de géants. Vous tous, les communistes d'Espagne, portez l'incalculable responsabilité de la révolution. Vous n'avez pas à fermer les yeux sur votre faiblesse ni à vous bercer d'illusions. La révolution ne fait nul cas des phrases. Elle vérifie tout et elle vérifie par le sang. Pour renverser la domination de la bourgeoisie, il ne peut y avoir que la dictature du prolétariat. Il n'est pas, il ne sera pas, il ne peut être de révolution "transitoire", plus "simple", plus "économique", plus "compatible" avec vos forces. L'histoire n'imaginera pas pour vous une dictature intermédiaire, une dictature de deuxième zone, une dictature au rabais. Quand on vous parle de cette dictature-là, on vous trompe. Préparez-vous à la dictature du prolétariat, préparez-vous à cela sérieusement, obstinément, infatigablement!
Cependant, la tâche immédiate des communistes espagnols n'est pas de s'emparer du pouvoir; elle est de conquérir les masses. Cette lutte, pour la période qui vient, va se dérouler sur les bases de la république bourgeoise, et, dans une très large mesure, avec les mots d'ordre de la démocratie. La création de juntes ouvrières (soviets) s'impose avant tout, sans aucun doute; mais il serait absurde d'opposer les juntes aux mots d'ordre de la démocratie. La lutte engagée contre les privilèges de l'Eglise, contre la puissance abusive des ordres religieux et des couvents lutte purement démocratique- a provoqué en mai, dans les masses, une effervescence dont on aurait pu profiter pour élire des députés ouvriers; malheureusement, on a laissé échapper cette occasion.
Les juntes, dans la phase actuelle, se présentent comme la forme organisée d'un front unique prolétarien, tant pour les grèves que pour l'expulsion des jésuites et pour la participation aux élections des Cortès, pour établir la liaison avec les soldat comme pour soutenir le mouvement paysan.
C'est seulement dans des juntes englobant les principales formations du prolétariat que les communistes peuvent assurer leur hégémonie sur cette classe et, par conséquent, dominer la révolution. C'est seulement dans la mesure où grandira l'influence des communistes sur la classe ouvrière que les juntes deviendront des organes de lutte pour la conquête du pouvoir. A l'une des étapes ultérieures -nous ne savons encore laquelle-, les juntes, devenues les organes du pouvoir du prolétariat, se trouveront en conflit déclaré avec les institutions démocratiques de la bourgeoisie. Alors seulement sonnera la dernière heure de la démocratie bourgeoise.
Toutes les fois que les masses sont entraînées dans une lutte, elles ressentent invariablement -elles ne peuvent se dispenser de ressentir- le pressant besoin d'une organisation autorisée, qui s'élève au-dessus des partis, des fractions, des sectes, et qui soit capable d'unir tous les ouvriers dans une seule et même action. C'est sous cette forme que doivent se manifester les juntes élues par les ouvriers. Il faut que l'on sache suggérer ce mot d'ordre à la masse au moment opportun; or, les moments favorables, à notre époque, s'offrent à chaque pas. Mais si l'on oppose le mot d'ordre des soviets, compris en tant qu'organes de la dictature du prolétariat, aux réalités de la lutte actuelle, on place ce mot d'ordre comme une chose sacrée, au-dessus de l'histoire, on le suspend comme une icône au-dessus de la révolution: des dévots pourront se prosterner devant la sainte image; les masses révolutionnaires ne la suivront jamais.
Mais reste-t-il assez de temps pour appliquer la bonne tactique? Ne serait-il pas trop tard? N'aurait-on pas laissé passer tous les délais?
Il est extrêmement important de définir exactement le rythme suivant lequel se développe la révolution, sinon pour fixer les grandes lignes stratégiques, du moins pour déterminer la tactique. Car si la tactique est mauvaise, la meilleure des stratégie peut mener à la catastrophe. Bien entendu il est impossible de prévoir le rythme en question pour une longue période. C'est au cours de la lutte qu'il convient de procéder aux vérifications et d'après les symptômes les plus divers. D'ailleurs au cours des événements le rythme peut se modifier brusquement. Encore faut il avoir sous les yeux une certaine perspective pour faire les retouches indispensables, au fur et à mesure que l'expérience se poursuit.
La grande Révolution française a eu besoin de plus de trois ans pour parvenir à son point culminant: la dictature des jacobins. La Révolution russe est arrivée en huit mois à la dictature des bolcheviks. Nous constatons là une énorme différence de rythme. Si, en France, les événements s'étaient développés d'une façon plus rapide, les jacobins n'auraient pas eu le temps de former leur parti, puisqu'ils n'existaient pas à la veille de la révolution. D'autre part, si les jacobins avaient constitué une force à la veille de la révolution, les événements se seraient vraisemblablement déroulés plus vite. Voilà un des facteurs qui règlent le rythme. Mais il en est d'autres qui sont probablement plus décisifs.
La révolution russe de 1917 a été précédée par celle de 1905, que Lénine appelait une répétition générale. Tous les éléments de la deuxième révolution et de la troisième étaient de longtemps préparés, de sorte que ceux qui prirent part à la lutte n'eurent plus qu'à avancer comme sur une piste toute tracée dans les neiges. Ainsi fut extrêmement accélérée la montée de la révolution vers son point culminant.
Quoi qu'il en soit, on doit penser qu'en 1917, ce qui décida du rythme de la révolution fut la guerre. La question agraire aurait pu être différée de quelques mois, voire d'un an ou deux. Mais la question de la mort dans les tranchées ne permettait plus d'atermoiements. Les soldats disaient "Que ferai-je de la terre si je n'existe plus?" La poussée de douze millions de soldats accéléra formidablement la révolution. Sans la guerre, malgré la répétition générale de 1905, malgré l'existence du parti bolchevique, la période d'ouverture de la révolution, avant l'intervention des nôtres, aurait pu durer plus de huit mois, peut-être un an, peut-être deux et plus.
Ces considérations générales ont une importance indubitable si l'on veut prévoir le rythme du développement des événements en Espagne. La nouvelle génération n'a pas connu ici de révolution, n'a pas procédé à une "répétition générale". Le parti communiste était extrêmement faible quand il s'est mêlé aux événements. L'Espagne n'est pas en guerre avec l'extérieur; ses paysans ne sont pas entassés par millions dans des casernes et des tranchées, ils n'ont pas à redouter d'être immédiatement exterminés. Cet ensemble de circonstances nous oblige à prévoir une marche plus lente des événements et nous permet, par conséquent, d'espérer que le parti aura plus de temps pour se préparer à la conquête du pouvoir.
Mais certains facteurs agissent dans un sens contraire et peuvent provoquer des tentatives prématurées de bataille décisive, lesquelles équivaudraient à une défaite de la révolution: le parti communiste étant faible, la poussée de l'élément populaire n'en est que plus forte; les traditions anarcho-syndicalistes agissent dans le même sens; enfin, la déplorable orientation de l'Internationale communiste ouvre la porte à toutes les manifestations de l'esprit d'aventure.
La conclusion à tirer de ces analogies historiques est claire: si la situation en Espagne (où il n'existe point de traditions révolutionnaires récentes ni de parti communiste solide et qui n'est point en guerre avec l'extérieur) exige, selon toute vraisemblance, que la dictature du prolétariat ne vienne normalement au jour que beaucoup plus tard qu'en Russie, il est des circonstances qui aggravent singulièrement pour la révolution le risque d'avortement.
La faiblesse du communisme espagnol, qui est le résultat d'une politique officielle erronée, le rend extrêmement capable d'adopter les plus dangereuses conclusions d'après de trompeuses directives. Celui qui est faible n'aime guère à faire constater de visu sa faiblesse, craint toujours d'être en retard, s'excite et cherche à prendre les devants. En particulier, les communistes espagnols peuvent avoir à craindre les Cortès.
En Russie, l'Assemblée constituante, dont la bourgeoisie avait différé la convocation, se réunit après le dénouement définitif de la crise et fut dissoute sans aucune peine. Les Cortès constituantes s'assemblent en une période moins avancée de la révolution. Les communistes, en supposant qu'ils trouvent accès aux Cortès, n'y seront qu'une minorité insignifiante. De cette constatation il n'y a pas loin jusqu'à cette idée: il faut tenter de renverser le plus tôt possible les Cortès, en utilisant n'importe quelle offensive des masses populaires. Ce serait se lancer dans l'aventure; on ne résoudrait pas ainsi le problème du pouvoir; au contraire on refoulerait bien loin en arrière la révolution et il est probable qu'elle en aurait l'épine dorsale cassée Le prolétariat ne pourra arracher le pouvoir à la bourgeoisie que si la majorité des ouvriers se voue passionnément à cette tâche et si les exploités, dans tout le peuple, font en majorité confiance au prolétariat.
En ce qui concerne précisément les institutions parlementaires de la révolution, les camarades espagnols doivent moins tenir compte de l'expérience russe que de la grande Révolution française. La dictature des jacobins a été précédée par trois chambres parlementaires. Ce furent trois degrés par lesquels les masses montèrent jusqu'à la dictature des jacobins. Il est stupide d'imaginer -comme le font les républicains et les socialistes de Madrid- que les Cortès mettront un point final à la révolution. Non, effectivement. Elles ne peuvent que donner une nouvelle impulsion au mouvement révolutionnaire, lui assurant en même temps une évolution mieux réglée.
Cette perspective est d'une extrême importance pour quiconque veut s'orienter dans la marche des événements, et remédier aux accès de nervosité comme à l'esprit d'aventure.
Bien entendu, il ne s'agit pas, pour les communistes, de mettre un frein à la révolution. Moins encore est-il question pour eux de se tenir à l'écart des mouvements et manifestations de masses dans les villes et dans les campagnes. Pareille politique serait la ruine du parti, dont la tâche est encore seulement de conquérir la confiance des masses révolutionnaires. C'est uniquement en se plaçant à la tête des ouvriers et des soldats en bataille que les bolcheviks ont réussi, en juillet, à épargner aux masses une catastrophe.
Si les circonstances objectives et la perfidie de la bourgeoisie avaient imposé au prolétariat une bataille décisive dans des conditions défavorables, les communistes auraient, certes, trouvé leur place dans les premiers rangs des combattants. Un parti révolutionnaire préférera toujours s'exposer à une défaite avec sa classe plutôt que de rester à l'écart, s'occupant de donner des leçons de morale et laissant les ouvriers sans direction en face des baïonnettes de la bourgeoisie. Un parti écrasé dans la bataille trouvera son refuge au fond des cœurs, dans les masses, et, tôt ou tard, prendra sa revanche. Mais un parti qui s'écarterait de sa classe à l'heure du danger ne ressusciterait jamais. Les communistes espagnols ne se trouvent cependant pas devant ce dilemme tragique. Au contraire, il y a toutes raisons de penser que la honteuse politique du socialisme au pouvoir et le pitoyable affolement de l'anarcho-syndicalisme pousseront de plus en plus les ouvriers vers le communisme; on peut estimer que le parti -si sa politique est juste- aura assez de temps pour se préparer et pour conduire le prolétariat à la victoire.
Un des crimes les plus pernicieux de la bureaucratie stalinienne a été de provoquer systématiquement la scission dans les effectifs peu nombreux des communistes espagnols, scission que n'imposaient point les événements de la révolution d'Espagne, mais qu'indiquaient d'avance les directives de ladite bureaucratie, préoccupée seulement de sauvegarder ses propres positions. Toute révolution pousse le prolétariat vers l'extrême-gauche. En 1917, toutes les tendances, tous les groupes proches des bolcheviks, même ceux qui les avaient précédemment combattus, fusionnèrent avec ces derniers. Le parti s'accrut rapidement. En même temps, il avait une vie interne extrêmement agitée; d'avril à octobre et, plus tard, pendant les années de la guerre civile, la lutte des tendances et des groupements dans le parti bolchevique atteignit, à certains moments, la plus grande acuité. Mais nous n'apercevons point là de scissions. Nous ne voyons même pas d'exclusions individuelles. La puissante pression des masses donne de la cohésion au parti. La lutte qui se livre à l'intérieur du parti est pour lui éducatrice, elle lui découvre les voies qu'il doit suivre. En de tels conflits, tous les membres du parti acquièrent de l'assurance, se convainquent toujours plus de la justesse de la politique appliquée par les leurs et de la sûreté de la direction révolutionnaire. C'est uniquement cette conviction des militants bolcheviques de la base, acquise par l'expérience et la lutte idéologique, qui permet aux dirigeants de jeter dans la bataille l'ensemble du parti au moment opportun. Et c'est seulement quand le parti est absolument sûr de sa politique qu'il peut inspirer confiance aux masses. Des groupements artificiellement formés, d'après des exigences de l'extérieur; l'impossibilité de mener ouvertement et honnêtement une discussion idéologique; les amis traités en ennemis; la création de légendes qui favorisent la scission dans les rangs communistes: tels sont les faits qui paralysent actuellement le parti communiste espagnol. Ce parti doit s'arracher à l'emprise bureaucratique qui le condamne à l'impuissance.
Il convient de rassembler les rangs communistes sur la base d'une discussion ouverte et honnête. Il faut préparer un congrès unificateur du parti communiste espagnol.
La situation se complique du fait que la bureaucratie officielle de Staline, peu nombreuse et faible, et, en outre, les groupements organisés d'opposition, exclus pour la forme de l'Internationale communiste -fédération catalane et groupe autonome de Madrid- sont dépourvus d'un clair programme d'action. Pis encore, ils ont été gagnés par les préjugés qu'ont si largement répandus en ces dernières années, en huit ans, les épigones du bolchevisme. Sur la question d'une révolution "ouvrière et paysanne", d'une "dictature démocratique" et même d'un "parti ouvrier et paysan", les Catalans de l'opposition ne répondent point avec la netteté souhaitable. Le danger n'en est que plus grand. Si l'on veut refaire l'unité des rangs communistes, il faut combattre la corruption idéologique et les falsifications du stalinisme.
Là est la tache de l'opposition de gauche. Mais encore ici faut-il dire la vérité: l'opposition ne s'est presque pas encore occupée de résoudre ce problème. Il faut constater que les camarades espagnols qui adhèrent à l'opposition de gauche n'ont même pas encore créé leur organe de presse; cette omission est impardonnable et la révolution ne laissera certainement pas cette faute impunie. Nous savons en quelles conditions difficiles se sont trouvés ceux qui partagent nos idées: ils ont connu d'incessantes poursuites policières du temps de Primo de Rivera puis sous Berenguer et sous Zamora. Le camarade Lacroix, par exemple, ne sort de la prison que pour y rentrer. L'appareil de l'Internationale communiste, impuissant quand il s'agit de diriger la révolution, s'entend fort bien à persécuter et à calomnier. Tout cela gêne extrêmement notre travail. Cependant, nous devons nous acquitter de notre tâche. Il faut rassembler les forces de l'opposition de gauche dans tout le pays, créer une revue et un bulletin, grouper la jeunesse ouvrière, fonder des cercles et militer pour l'unification des communistes sur la base d'une politique marxiste.
Kadikoy, 28 mai 1931.