1918 |
Chapitres 25, 26 et 27 de l'ouvrage «L'avènement du bolchevisme», |
Œuvres – février 1918
L'avènement du bolchevisme
La contre-révolution avait comme points d'appui les écoles d'élèves-officiers et le " château des ingénieurs ", édifices où était concentrée une assez grande quantité d'armes et de munitions, et d'où partaient les attaques contre le gouvernement révolutionnaire.
Des troupes de gardes rouges et de matelots investirent les écoles d'élèves-officiers, y envoyèrent des parlementaires et demandèrent la remise des armes. Des coups de feu furent la réponse. Les assiégeants restaient là, ne sachant que faire ; autour d'eux, la foule se rassemblait et, çà et là, des passants étaient atteints par quelque balle égarée partie des fenêtres. La lutte prenait un caractère d'incertitude et d'hésitation, qui menaçait d'ébranler le moral des troupes révolutionnaires.
Il fallait prendre les mesures les plus radicales. La mission de désarmer les élèves-officiers fut, confiée au commandant de la forteresse Pierre et Paul, le lieutenant B. Il cerna les écoles, fit, venir des autos blindées et de l'artillerie et adressa aux élèves-officiers l'ultimatum suivant : se rendre dans un délai de dix minutes. La réponse, ce fut de nouveaux coups de feu partis des fenêtres.
Les dix minutes écoulées, le lieutenant fit ouvrir le feu de l'artillerie. Les premiers coups de feu pratiquèrent une brèche dans les murs de l'école. Les élèves-officiers se rendirent, bien qu'un grand nombre d'entre eux cherchassent à se sauver par la fuite et qu'en fuyant ils tirassent encore. C'est ainsi que naquit la fureur dont toute guerre civile s'accompagne. A coup sûr, les matelots commirent des cruautés sur la personne de quelques élèves-officiers. La presse bourgeoise accusa ensuite les matelots et le gouvernement des Soviets d'inhumanité et de bestialité.
Mais elle se gardait bien de dire que le coup d'Etat des 25 et 26 octobre s'était accompli presque sans un coup de feu ni une victime, et que, seul, le complot contre-révolutionnaire organisé par la bourgeoisie et qui en précipitant la jeune génération dans le feu de la guerre civile contre les ouvriers, les soldats et les matelots, devait aboutir à des cruautés et des pertes inévitables.
Le 29 octobre provoqua dans l'esprit de la population de Pétrograd un revirement brusque. Les événements avaient pris une tournure tragique. Et en même temps, nos ennemis avaient compris que la chose était beaucoup plus sérieuse qu'ils ne croyaient et que le Soviet ne songeait pas du tout à abandonner le pouvoir conquis par lui, sur la simple injonction des journaux capitalistes et des élèves-officiers.
L'épuration de Pétrograd des foyers d'agitation contre-révolutionnaire se fit avec une grande intensité. Les élèves-officiers furent presque tous désarmés, et ceux qui avaient participé au complot furent arrêtés et conduits à la forteresse Pierre et Paul ou transportés à Cronstadt. Les journaux qui appelaient ouvertement à la révolte contre le gouvernement des Soviets furent interdits. Des mandats d'arrêt furent lancés contre quelques chefs des partis de l'ancien soviet, dont les noms figuraient, dans les instructions contre-révolutionnaires interceptées par nous. La résistance militaire de la capitale était définitivement brisée.
Puis, ce fut une lutte pénible et épuisante contre les grèves de fonctionnaires, de techniciens divers, d'employés, etc. Ces gens-là, qui, d'après la rétribution de leur travail, rentrent pour la plupart dans la catégorie des exploités, se rattachent, par leurs conditions de vie et par leur psychologie, à la société bourgeoise. Ils avaient été des serviteurs convaincus et fidèles de l'Etat, à l'époque où cet Etat était soumis au tzarisme. Et ils continuèrent de servir cet Etat lorsque le pouvoir fut passé entre les mains de la bourgeoisie impérialiste.
Dans la période suivante de la Révolution, avec leurs connaissances et leurs capacités techniques, ils se rangèrent systématiquement du côté du gouvernement de coalition. Mais, lorsque les ouvriers, soldats et paysans eurent, en se soulevant, chassé du gouvernail de l'Etat les classes sociales qui les exploitaient, et lorsqu'ils tentèrent de prendre en main la direction des affaires publiques, les fonctionnaires et les employés montrèrent les dents et refusèrent tout service au nouveau gouvernement.
Plus on allait, et plus s'étendait ce sabotage des affaires publiques, dont les principaux organisateurs étaient les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, et qui était entretenu par les ressources financières des banques et des ambassadeurs de l'Entente.
Plus le gouvernement des Soviets se consolidait à Pétrograd, et plus les éléments bourgeois reportaient leur espoir sur un appui militaire venu de l'extérieur. L'agence télégraphique de Pétrograd, le télégraphe des chemins de fer et la station radiotélégraphique de Tzarskoje-Selo apportaient de tous côtés des nouvelles disant que des forces militaires considérables marchaient sur Pétrograd pour y écraser les rebelles et y rétablir l'ordre.
Kérensky avait trouvé au front un refuge et les journaux bourgeois écrivaient qu'il conduisait contre les Bolschewiki d'innombrables troupes tirées du front. Nous étions coupés d'avec l'ensemble du pays ; le télégraphe nous refusait ses services. Mais les soldats qui, par douzaines et par centaines, venaient nous trouver au nom de leurs régiments, de leurs divisions et de leurs corps d'armée, nous répétaient sans cesse : " N'ayez pas peur du front ; il est tout à fait pour vous ; donnez-nous un ordre et nous vous envoyons, s'il le faut aujourd'hui même, une division ou un corps d'armée, pour nous défendre. "
C'était dans l'armée comme partout ailleurs : les couches inférieures étaient pour nous, et lus hautes sphères coutre nous. Mais ces dernières avaient dans leurs mains tout l'appareil de la technique militaire.
Les diverses parties de l'armée, qui comptait des millions et des millions d'hommes, étaient isolées entre elles. Nous, je le répète, nous étions coupés d'avec l'armée et d'avec tout le pays. Malgré cela, le message du Gouvernement des Soviets de Pétrograd, ainsi que ses décrets, se répandaient sans cesse dans tout le pays, et ils invitaient les soviets locaux à se soulever contre l'ancien gouvernement.
Les nouvelles disant que Kérensky à la tête de forces militaires marchait contre Pétrograd s'accentuèrent bientôt, et, prirent un caractère plus précis. Nous apprîmes de Tzarskoje-Selo que des détachements de Cosaques venant, de Loup étaient arrivés dans cette localité. A Pétrograd fut répandue une proclamation signée de Kérensky et du général Krasnow et invitant la garnison à se rallier aux troupes du gouvernement, qui allaient entrer dans Pétrograd incessamment. Le soulèvement, des élèves-officiers au 29 octobre se trouvait en corrélation indéniable avec l'entreprise de Kérensky, mais il avait été découvert trop tôt grâce à notre action énergique.
L'ordre fut donné à la garnison de Tzarskoje-Selo d'inviter les contingents de Cosaques qui arrivaient à reconnaître le gouvernement des Soviets et, – en cas de refus de leur part – à les désarmer. Mais la garnison de Tzarskoje-Selo était complètement incapable de lutter. Elle n'avait ni artillerie, ni chefs : les officiers étaient hostiles au gouvernement des Soviets. Les Cosaques s'emparèrent de la station radio-télégraphique de Tzarskoje-Selo, la plus importante du pays, et allèrent de l'avant. Les garnisons de Péterhof, de Tzarskoje-Selo et de Gatschina ne montrèrent ni initiative ni résolution.
Après la victoire de Pétrograd, remportée presque sans effusion de sang, les soldats se berçaient de l'illusion qu'il en serait toujours ainsi : on n'avait qu'à envoyer vers les Cosaques un agitateur, qui leur expliquerait le sens de la " Révolution des Travailleurs ", et ils déposeraient les armes 1 L'insurrection contre-révolutionnaire de Pétrograd avait été réduite à néant, par des discours et par des fraternisations. C'est, par l'agitation et l'occupation systématique des institutions gouvernementales que – sans aucun combat – le gouvernement de Kérensky avait été renversé. Les chefs des soviets de Tzarskoje-Selo, de Krasnoje-Selo et de Gatschina appliquaient main-tenant encore les mêmes méthodes avec les Cosaques du général Krasnow. Mais ici ce fut un échec.
Bien que manquant de résolution et d'enthousiasme, les Cosaques avançaient toujours. Quelques colonnes s'approchèrent de Gatschina et de Krasnoje Selo, engagèrent la lutte avec les quelques troupes de ces garnisons, et, dans certains cas les désarmèrent. Nous n'avions d'abord aucune idée de l'importance des effectifs de Kérensky. Les uns disaient que le général Krasnow avait avec lui 10.000 hommes ; les autres prétendaient qu'il n'en avait que 1.000 ; enfin, les journaux qui nous étaient hostiles annonçaient en lettres grosses comme le doigt que devant Tzarskoje-Selo, il y avait deux corps d'armée.
Dans la garnison de Pétrograd régnait également une atmosphère d'incertitude : on venait à peine de remporter une victoire facile, et il fallait déjà marcher contre un nouvel ennemi dont on ignorait la force, pour hasarder un combat dont on ignorait l'issue. Dans les conférences de la garnison, on parlait surtout de la nécessité d'envoyer toujours et sans cesse de nouveaux agitateurs vers les Cosaques, et de lancer des proclamations : il semblait aux soldats radicalement impossible que les Cosaques se refusent à adopter le point de vue que la garnison de Pétrograd, elle, avait adopté au moment de la lutte. Cependant l'avant-garde des Cosaques était déjà parvenue aux abords de Pétrograd, et nous nous attendions à voir la lutte principale se dérouler dans les rues de la ville.
Les gardes rouges manifestèrent la plus grande énergie. Ils ne demandaient que des armes, du matériel et des chefs. L'appareil militaire dont nous disposions était dans un état extrêmement mauvais, et cela par suite de négligence en même temps que par suite de mauvaises intentions. Les officiers se retiraient, et beaucoup prenaient la fuite ; les fusils étaient dans un endroit, les cartouches dans un autre. Pour l'artillerie, c'était pis encore. Canons, affûts, munitions, tout cela était dispersé, et il fallait d'abord, en tâtonnant, rassembler le tout. Les régiments n'avaient ni outillage de sapeurs, ni téléphone de campagne. L'état-major révolutionnaire qui cherchait à tout réorganiser par voie d'instructions hiérarchiquement communiquées, se heurta à des obstacles insurmontables, se présentant surtout, sous forme de sabotage de la part du personnel technique militaire.
Nous décidâmes alors de nous adresser directement -aux classes ouvrières. Nous leur expliquâmes que les conquêtes de la Révolution étaient dans un grand péril, et que d'eux seuls, (le leur énergie, de leur initiative et de leur esprit de sacrifice, dépendaient maintenant le salut et la consolidation du régime caractérisé par le gouvernement des ouvriers et des paysans.
Cet appel fut presque aussitôt couronné par un succès pratique considérable. Des milliers d'ouvriers marchèrent au-devant de l'armée de Kérensky, et commencèrent à édifier des tranchées. Les ouvriers des fabriques de canons remirent eux-mêmes en état des pièces d'artillerie, allèrent chercher eux-mêmes dans les dépôts les munitions, réquisitionnèrent les chevaux, attelèrent les canons, les mirent en position, organisèrent l'intendance, se procurèrent de l'essence, des moteurs et des automobiles, réquisitionnèrent des vivres et fourrages, mirent sur pied le train sanitaire – bref, ils créèrent tout cet appareil de combat que nous nous étions si stérilement efforcés de créer par les seules " instructions " de l'état-major révolutionnaire.
Dès que, sur les positions (le combat, apparurent des douzaines de canons, le moral de nos soldats devint aussitôt tout différent ; sous lu protection de l'artillerie, ils étaient prêts à affronter l'attaque des Cosaques. Aux premières lignes étaient les matelots et les gardes rouges. Un grand nombre d'officiers, qui ne partageaient pas nos idées politiques, mais qui étaient loyalement attachés à leurs régiments, accompagnèrent leurs soldats sur le champ de bataille et dirigèrent les actions contre les Cosaques de Krasnow.
Cependant, le télégraphe annonçait dans tout le pays et à l'étranger que l' " aventure " bolschewiste était liquidée, que Kérensky était entré dans Pétrograd et que, d'une main de fer, il y avait rétabli l'ordre. En même temps, à Pétrograd même, la presse bourgeoise – encouragée par l'approche des troupes de Kérensky – parlait de " complète démoralisation régnant au sein de la garnison de Pétrograd, et de l'avance incessante des Cosaques, pourvus d'une puissante artillerie ", et elle prédisait à l'Institut Smolni une fin prochaine. Mais, ce qui nous embarrassait le plus, c'était, je le répète, le défaut d'organisation technique exercée, ainsi que le manque de personnalités capables de diriger les opérations militaires. Même ces officiers qui accompagnaient consciencieusement leurs soldats sur les positions, refusaient tous le poste de commandant en chef.
Après de longues recherches, nous nous décidâmes pour la combinaison suivante. La conférence de la garnison choisit une commission de cinq membres, et c'est à cette commission que fut confié le contrôle suprême de toutes les opérations contre les troupes contre-révolutionnaires qui marchaient sur Pétrograd. Cette commission s'adjoignit ensuite le colonel d'état-major Murawjow qui, sous le régime Kérensky, faisait partie de l'opposition et qui, maintenant, de sa propre initiative, offrit ses services au gouvernement des Soviets.
Par une nuit glacée, celle du 30 octobre, nous nous rendîmes en automobile avec Murawjow sur les positions. Tout le long de la route passaient des convois de ravitaillement, de fourrage, de matériel de guerre et d'artillerie. Tout cela était conduit par les ouvriers de diverses usines. Plusieurs fois des postes de gardes rouges arrêtèrent notre automobile et vérifièrent le laissez-passer. Depuis les premiers jours de la Révolution d'Octobre, toutes les automobiles de Pétrograd avaient été réquisitionnées, et aucune voiture ne devait circuler dans les rues ou dans les environs de la ville sans une autorisation de l'Institut Smolni. La vigilance des gardes rouges était au-dessus de tout éloge. Ils est aient pendant des heures, debout, autour de petits feux de bois, le fusil à la main, et le spectacle de ces jeunes ouvriers en armes auprès de leurs petits feux de bois, au milieu de la neige, était la meilleure image symbolique de la Révolution prolétarienne.
Sur les positions de combat il y avait beaucoup de canons, et les munitions ne manquaient pas non plus. Le choc décisif eut lieu le jour même entre Krasnoje-Selo et Tzarskoje-Selo. Après un violent combat d'artillerie, les Cosaques qui, tant qu'ils n'avaient pas rencontré d'obstacles, avaient poussé de l'avant, s'enfuirent précipitamment.
Ils avaient été constamment trompés par les récits qu'on leur faisait des cruautés et brutalités des Bolschewiki qui, à ce qu'on leur disait, vouaient livrer la Russie au Kaiser allemand. On leur avait fait croire que presque toute la garnison de Pétrograd les attendait impatiemment comme ses libérateurs. La première résistance sérieuse qu'ils trouvèrent devant, eux mit leurs rangs dans un effroyable désordre et condamna à l'effondrement toute l'entreprise de Kérensky.
La retraite des Cosaques du général Krasnow nous permit de nous emparer de la radio-station de Tzarskoje-Selo. Nous lançâmes aussitôt un radiotélégramme annonçant, notre victoire sur les troupes de Kérensky [1].
Nos amis de l'étranger nous apprirent plus tard que, conformément à des ordres supérieurs, la station allemande de télégraphie sans fil n'avait pas pris ce télégramme.
C'est ainsi que se manifesta la première réaction du gouvernement allemand à l'égard des événements d'octobre, et cela dans la crainte que ces événements pussent provoquer dans l'Allemagne même une fermentation.
En Autriche-Hongrie on prit une partie de notre télégramme et, à notre connaissance, ce fut par là que toute l'Europe apprit que la malheureuse tentative faite par Kérensky pour ressaisir le pouvoir avait fini misérablement.
Un mouvement d'ébullition se manifesta parmi les Cosaques de Krasnow. Ils commencèrent à envoyer des patrouilles à Pétrograd et, même des délégations officielles à l'Institut Smolni. Là, ils purent se convaincre que dans la capitale régnait un ordre parfait, et que cet ordre était soutenu par la garnison qui, comme un seul homme, avait pris fait et cause pour le gouvernement des Soviets. La démoralisation des Cosaques s'accrut d'autant plus qu'ils se rendirent compte de toute la folie de leur entreprise, qui consistait à vouloir s'emparer de Pétrograd avec un peu plus d'un millier de cavaliers ; les renforts qui devaient leur venir du front manquèrent complètement...
Les troupes de Krasnow se retirèrent vers Gatschina lorsque, le lendemain, nous arrivâmes dans cette localité, l'état-major de Krasnow était, à vrai dire, déjà prisonnier de ses propres troupes. Notre garnison de Gatschina occupait toutes les positions importantes. Les Cosaques, eux, bien que n'étant pas désarmés, étaient, par suite de leur moral, incapables de toute résistance nouvelle. Ils ne demandaient plus qu'une chose : qu'on les renvoie le plus tôt possible chez eux, dans le Don, ou, tout au moins, qu'on les laisse retourner au front.
Le Palais de Gatschina offrait un curieux spectacle. A toutes les issues étaient des postes de garde renforcés. A la grande porte d'entrée, de l'artillerie et des autos blindées. Dans les salles du Palais s'étaient établis des matelots, des soldats et des gardes rouges. Suries tables faites d'une matière précieuse il y avait des équipements militaires, des pipes, des boites de sardines vides. Dans l'un des appartements gisaient, épars, des matelas, des casquettes et des manteaux.
Le représentant du Comité Militaire Révolutionnaire, qui nous accompagnait, entra dans la salle de l'Etat major, frappa fortement le sol avec la crosse de son fusil, s'appuya sur celui-ci et déclara : " Général Krasnow, le gouvernement des Soviets, vous et votre Etat-major, vous met en état d'arrestation. " Aux deux portes se postèrent aussi des gardes rouges en armes.
Kérensky n'était pas là. Il s'était encore enfui, comme il l'avait fait au Palais d'Hiver. Dans la relation écrite qu'il fit le 1er novembre, le général Krasnow raconte comment eut lieu cette fuite. Nous reproduisons ici cet intéressant document sans en rien omettre :
" 1er novembre 1917, 7 heures du soir.
Vers trois heures de l'après-midi, le commandant en chef (Kérensky) m'a mandé auprès de lui. Il était très excité et, très nerveux.
– Général, dit-il, vous m'avez trahi. Vos Cosaques déclarent qu'ils vont m'arrêter et me livrer aux matelots.
– Oui, répondis-je, il en est question, et je sais que vous ne trouverez nulle part de la sympathie.
– Mais les officiers, disent-ils cela, eux aussi ?
– Oui, les officiers sont particulièrement mécontents de vous.
– Que dois-je faire ? Faut-il donc que je mette fin à mon existence ?
– Si vous êtes un homme d'honneur, vous vous rendrez aussitôt à Pétrograd avec le drapeau blanc, et vous irez trouver le Comité Révolutionnaire, avec lequel vous conférerez, comme chef du gouvernement.
– Oui, général, je vais le faire.
– Je vais vous donner une escorte, et je demanderai qu'un matelot vous accompagne.
– Non, pas de matelot. Savez-vous que Dybenko est ici ?
– Je ne sais pas qui est Dybenko.
– C'est mon ennemi personnel.
– Eh bien ! que voulez-vous faire ! Quand vous jouez gros jeu, vous devez aussi solder la note.
– Oui, mais je veux partir pendant la nuit.
A quoi bon ? Ce serait, une fuite. Partez tranquillement, sans vous cacher, afin que chacun puisse voir que vous ne fuyez pas.
– Bien. Mais donnez-moi, au moins, une escorte sûre.
– Oui.
Je sortis, je fis venir le Cosaque Ruskow du 10e régiment des Cosaques du Don, et je lui ordonnai de désigner huit Cosaques pour escorter le commandant en chef.
Une demi-heure après, les Cosaques parurent, annonçant que Kérensky n'était, plus là, qu'il avait pris la fuite. Je fis donner l'alarme, et ordonnai des recherches, je suppose qu'il n'a pas quitté Gatschina et qu'il s'y tient caché en quelque endroit.
Le général de brigade Krasnrow, commandant le 3e corps."
C'était la fin de cette aventure.
Cependant nos adversaires ne cédèrent pas, et ils refusèrent de reconnaître que la question du gouvernement était résolue. Ils continuèrent, à mettre leur espoir dans les troupes du front. Toute une série de chefs des partis de l'ancien Soviet – Tschernow, Tseretelli, Awjxentjew, Gotz et autres – se rendirent au front, tinrent des conférences avec les anciens comités des armées, se réunirent au quartier général de Duchonin, persuadèrent à celui-ci de résister et essayèrent même, selon ce que racontaient les journaux, de constituer au quartier général un nouveau ministère. Tout cela ne servit à rien.
Les anciens comités des armées avaient perdu toute importance, et il régnait au front une intense activité en vue de la convocation de conférences et de congrès, dont le sujet, était de nouvelles élections pour toutes les organisations du front. Dans ces élections le Gouvernement des Soviets remporta partout la victoire.
Nos troupes quittèrent Gatschina en chemin de fer, se dirigeant vers Louga et Pskow. Là, elles rencontrèrent encore quelques convois de troupes de choc et de Cosaques, qui avaient été mandés par Kérensky ou envoyés là par quelque généraux. Il y eut même un combat avec l'un de ces détachements. Mais la plupart des soldats envoyés du front contre Pétrograd, déclarèrent, lors de leur première rencontre avec les représentants des troupes des Soviets, qu'ils avaient été trompés et qu'ils ne lèveraient pas un seul doigt contre le gouvernement des ouvriers et des soldats.
[1] Nous donnons ici le texte de ce radiotélégramme :
" Village de PuIkowo. Quartier général, 2 h. 10 du matin.
La nuit du 30 au 31 octobre appartiendra à l'histoire. La tentative de Kérensky pour amener contre la capitale des troupes contre-révolutionnaires a subi un échec complet. Kérensky bat en retraite, nous le poursuivons. Les soldats, matelots et ouvriers de Pétrograd ont montré qu'ils ont la force et la volonté de consolider, les armes à la main, l'énergie et la puissance de la démocratie ouvrière. La bourgeoisie cherchait à isoler l'armée de la Révolution. Kerensky cherchait à la faire écraser par les Cosaques. Ceci, comme cela, a fait misérablement fiasco.
La grande idée de la dictature de la démocratie ouvrière et paysanne a maintenu la fermeté dans les rangs de l'armée et fortifié son énergie. Tout le pays sera désormais forcément convaincu que le Gouvernement des Soviets n'est pas un phénomène passager, mais qu'il exprime l'immortelle réalité de la domination des ouvriers, des soldats et des paysans. La défaite de Kérensky signifie la défaite des grands propriétaires terriens, de la bourgeoisie et des partisans de Kornilov. La lutte contre Kérensky signifie la confirmation du droit du peuple à une vie pacifique et libre, à la terre, au pain et à la puissance.
Les troupes de Pulkowo ont scellé par leur vaillance au combat la cause de la Révolution ouvrière et paysanne. Le retour au passé n'est plus possible. Nous aurons encore à lutter, à surmonter des obstacles, à faire des sacrifices. Mais la route est ouverte et la victoire assurée.
La Russie révolutionnaire et le Gouvernement des Soviet ont le droit d'être fiers de leurs troupes de Pulkowo, qui étaient commandées par le colonel Walden. Un souvenir éternel à nos morts Gloire et honneur aux combattants de la Révolution, aux soldats et aux officiers fidèles à la cause du peuple / Vive le gouvernement populaire socialiste révolutionnaire de Russie !
Au nom du soviet des commissaires du peuple,
L. TROTSKY, 31 octobre 1917. "