1918

«L'avènement du bolchevisme»   E. Chiron, éditeur, 1919


Œuvres – février 1918

Léon Trotsky

L'avènement du bolchevisme

12 février 1918


 

Chapitre 9 – La Conférence Démocratique

La Conférence démocratique, qui fut convoquée vers la mi-septembre par Tseretelli et ses co-partenaires, avait un caractère absolument artificiel : c'était une combinaison des soviets et des organes de l'autonomie, dosée de manière à assurer la prépondérance aux partis modérés. Ephémère produit de la détresse et de la légèreté d'esprit, cette Conférence finit, misérablement.

La bourgeoisie censitaire témoigna à la Conférence la plus grande hostilité car elle y voyait, une tentative faite pour l'évincer, elle, bourgeoisie, des positions dont l'avait rapprochée la Conférence de Moscou. Le prolétariat révolutionnaire, et les masses des paysans et soldats marchant avec lui, condamnèrent de prime abord la méthode de falsification qui avait présidé à la convocation de la Conférence démocratique.

L'objet immédiat des modérés était de constituer un ministère " responsable ". Mais là encore ils échouèrent.
 Kérensky ne voulut pas entendre parler de responsabilité, et il ne l'admettait pas, car elle n'était pas admise par la bourgeoisie, qui était son point d'appui. Mais l'irresponsabilité par rapport aux organes de la soi-disant démocratie équivalait en fait à la responsabilité devant les Cadets et devant les diplomates de l'Entente. Pour le moment, la bourgeoisie s'en contentait.

C'est sur la question de la coalition que se révéla toute l'inconsistance de la Conférence démocratique : le projet de coalition avec la bourgeoisie n'obtint que quelques voix de plus que la tendance contraire ; la majorité vota contre une coalition avec les Cadets. Mais, après la retraite des Cadets, il ne restait plus, dans la bourgeoisie, de " contre-agents " sérieux pour une coalition. Tseretelli l'expliqua longuement à la Conférence. C'eût été pis encore, si la Conférence ne l'avait pas compris.

A l'insu de la Conférence, on ne se fit pas scrupule de négocier avec ces Cadets que la Conférence venait de rejeter ; et l'on décida que les Cadets ne figureraient plus comme Cadets, mais comme... " travailleurs sociaux ! " Pressée de droite et de gauche, la petite bourgeoisie démocrate " avala " tout, et démontra ainsi sa complète insignifiance politique.

Du sein de la Conférence démocratique fut éliminé le soviet, qui devait être complété par des représentants des éléments censitaires ; ce Pré-Parlement devait remplir l'intervalle qui existerait jusqu'à la convocation de la Constituante. Contrairement au plan primitif de Tseretelli, mais en complet accord avec les plans de la bourgeoisie, le nouveau ministère de coalition garda, par rapport, au Pré-Parlement, son indépendance officielle.

Tout cela donnait l'impression d'une misérable et impuissante élucubration de chancellerie, équivalant à la complète capitulation de la petite bourgeoisie démocrate devant la libéralisme censitaire, ce libéralisme qui, un mois plus tôt, avait publiquement soutenu l'assaut de Kornilow contre la Révolution.

De la sorte, tout concourait au rétablissement et à la stabilisation de la coalition avec la grande bourgeoisie libérale. Il ne pouvait plus y avoir de doute sur le fait que, absolument indépendante de la composition de la Constituante, l'autorité gouvernementale se trouverait artificiellement dans les mains de la grande bourgeoisie, car les partis du juste milieu, en dépit de ln prépondérance que leur assuraient les masses populaires, en revenaient toujours à l'idée de la coalition avec les Cadets ; ils considéraient comme impossible la formation d'un gouvernement où n'entrerait pas la grande bourgeoisie.

Les masses populaires manifestaient au parti Milioukow la plus grande hostilité. Dans toutes les élections, pendant toute la période révolutionnaire, les Cadets échouèrent impitoyablement, et néanmoins les partis - socialistes-révolutionnaires et Menschewiki - qui, lors du scrutin, avaient remporté la victoire sur les Cadets, aussitôt après le vote, assignaient à ces Cadets une place d'honneur dans le gouvernement de coalition. Il est compréhensible que les masses populaires se soient aperçues de plus en plus que les partis du juste milieu ne jouaient, à proprement parler, auprès de la grande bourgeoisie libérale, que le rôle de commis.

Chapitre 10 – Les difficultés au front et à l'intérieur

Cependant, la situation intérieure devenait toujours plus compliquée et plus difficile. La guerre traînait en longueur : sans but, sans signification et sans perspective d'issue favorable. Ce gouvernement ne faisait rien pour sortir du cercle maudit.

C'est alors que fut formé le plan ridicule d'envoyer à Paris le Menschewik Skobelew, pour agir sur les impérialistes de l'Entente. Mais aucun homme de bon sens n'attribuait à ce plan une portée sérieuse. Kornilow avait cédé Riga aux Allemands pour terroriser l'opinion publique et, sous l'effet de cette impression, raffermir dans l'armée la discipline du knout.

Pétrograd était menacé ; mais les éléments bourgeois envisageaient le péril avec une joie maligne bien visible. L'ancien président de la Douma, M. Rodsjanko, déclarait ouvertement que la prise par les Allemands d'un centre de corruption comme Pétrograd, ne serait pas un grand malheur. Il citait l'exemple de Riga, où, après l'entrée des Allemands, le soviet avait été aboli et où l'ordre avait été rétabli par la main des policiers de l'ancien régime.
" La flotte de la Baltique est perdue ; mais cette flotte est gangrenée par la propagande révolutionnaire ; par conséquent, la perte de la flotte n'est pas tellement à plaindre ! " Ce cynisme de grand seigneur bavard exprimait les secrètes pensées des sphères bourgeoises. La prise de Pétrograd par les Allemands est loin, en effet, de signifier sa perte. Après la paix, on récupérerait Pétrograd, mais purifié par le militarisme allemand. Pendant ce temps, la Révolution aurait perdu sa capitale, et on en viendrait plus facilement à bout.

Le gouvernement de Kérensky ne pensait pas à défendre sérieusement la ville. Au contraire, on préparait l'opinion publique à une capitulation éventuelle. Les institutions gouvernementales étaient déjà évacuées de Pétrograd sur Moscou et sur d'autres villes.

C'est dans cette situation que se réunit la section des soldats du soviet de Petrograd. L'état des esprits était tendu et inquiet. " Le gouvernement est-il incapable de défendre Pétrograd ? Alors, qu'on fasse la paix ! Et, s'il ne peut pas faire la paix, qu'il aille au diable ! "

Cette façon de poser la question exprimait l'opinion de la section des soldats. C'était déjà l'aurore de la Révolution d'Octobre.

Au front, la situation empirait chaque jour. Le froid automne approchait, avec ses plus et ses boues. Un quatrième hiver de guerre était imminent. La nourriture devenait de jour en jour plus mauvaise. L'arrière avait oublié le front ; il n'y avait, pour les régiments, ni relèves, ni renforts, ni les vêlements chauds qu'il aurait fallu. Les désertions se multipliaient de plus en plus.

Les vieux Comités de soldats, qui avaient été élus dans la première période de la Révolution, restaient en fonctions et soutenaient la politique de Kérensky. Aucune réélection n'était autorisée. Entre les Comités et la masse des soldats se creusait un précipice. Les soldats finirent par n'avoir plus que de la haine pour les Comités.

Toujours plus fréquemment venaient à Pétrograd des mandataires des tranchées, et ils posaient toujours dans les séances du soviet de Pétrograd la même insistante question : Que doit-on faire ? Par qui et comment doit se terminer la guerre ? Pourquoi le soviet de Pétrograd se confine-t-il dans le silence ?

Chapitre 11 – La lutte inévitable pour le pouvoir

Mais le soviet de Pétrograd ne restait pas silencieux. Il réclamait la remise immédiate aux soviets de tout le pouvoir central et local, et la remise immédiate de la terre aux paysans ; il réclamait le contrôle de la production par les ouvriers et l'engagement immédiat de pourparlers de paix.

Tant que nous fûmes parti d'opposition, notre mot d'ordre était : tout le pouvoir aux soviets, mot d'ordre de propagande. Mais, dès que nous eûmes la majorité dans tous les principaux soviets, ce mot d'ordre nous imposait l'obligation de commencer la lutte directe et immédiate pour le pouvoir.

Dans les campagnes, la situation était extrêmement confuse et compliquée. La Révolution avait promis aux paysans des domaines, mais en même temps les partis dirigeants exigeaient que les paysans ne touchent pas à ces domaines avant la réunion de la Constituante. D'abord, le paysan attendit patiemment ; mais, lorsqu'il commença à perdre patience, le ministère de coalition prit contre lui des mesures de violence.

Cependant l'Assemblée Constituante était sans cesse ajournée. La grande bourgeoisie ne voulait convoquer la Constituante qu'après la conclusion de la paix. Les masses paysannes perdaient de plus en plus patience. Ce que, tout au début de la Révolution, nous avions prédit commença à se réaliser : les paysans s'attribuèrent les terres de leur propre chef. Les représailles de la part du gouvernement furent renforcées l'un après l'autre, les Comités révolutionnaires de paysans furent arrêtés. Dans quelques districts, Kérensky avait proclamé l'état de guerre.
Les députations rurales affluaient vers le soviet de Pétrograd. Elles se plaignaient que les paysans fussent arrêtés, lorsque, en accord avec le programme du soviet de Pétrograd ils transféraient les domaines terriens aux mains des Comités de paysans. Les paysans comptaient sur notre protection. Nous leur répondions que nous ne pourrions les protéger que si nous étions au pouvoir. La conclusion était que, si les soviets ne voulaient pas se transformer en simples parlottes, ils devaient s'emparer de la puissance gouvernementale.

C'est folie, à un mois et demi ou deux de la réunion de la Constituante, que de lutter pour assurer le pouvoir aux soviets, nous disaient nos voisins de droite. Mais nous n'étions nullement contaminés par ce fétichisme de la Constituante. D'autant plus que nous n'avions aucune garantie qu'elle serait réellement convoquée.

La désagrégation de l'armée, les désertions en masse, les malheurs alimentaires, les révoltes agraires, tout cela avait créé une situation peu favorable pour les élections à la Constituante. La cession éventuelle de Pétrograd aux Allemands menaçait, d'ailleurs, de rayer des questions à l'ordre du jour celle des élections. Et puis, même si l'Assemblée Constituante s'était réunie sous l'autorité des vieux partis, d'après les vieilles listes électorales, elle ne serait devenue qu'un masque et un moyen de justification pour le gouvernement de coalition. Ni les socialistes-révolutionnaires, ni les Menschewiki n'étaient en état, sans la grande bourgeoisie, de prendre en mains le pouvoir.

La classe révolutionnaire seule était appelée à briser le cercle fatal dans lequel, pour sa perte, la Révolution restait confinée. Il s'agissait d'arracher le pouvoir aux éléments qui, directement ou indirectement, n'étaient que les serviteurs de la grande bourgeoisie et qui usaient de l'appareil gouvernemental comme d'un moyen d'obstruction contre les exigences révolutionnaires du peuple.

 



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