1936 |
Traduit de l'espagnol par nos soins. |
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7 août 1936
Mon cher André , mon vieil ami :
Je suis très préoccupé par ton sort, et satisfait de te savoir utiliser ton temps comme tu le dois dans la tourmente.
J'ai hésité à t'écrire, me rendant parfaitement compte de la vanité des mots et de tout ce qu'on peut ressentir, penser et dire de loin en des moments où seule compte l'action. Je doute que toi-même puisses écrire. Toutefois, fais-moi parvenir vos publications, qui m'apportent un peu de l'air vivifiant d'une révolution en laquelle je crois depuis une vingtaine d'années. J'y crois parce que je connais suffisamment les travailleurs d'Espagne et la situation générale où vous vous trouvez, et parce que, depuis 1917, il me semble que vous avez une mission exceptionnelle à accomplir dans l'Occident malade. La grande maladie de l'Occident, cette décomposition du vieux régime sur lequel naissent les fascismes, est, au final, la faiblesse de la classe ouvrière. Nulle part, sauf pendant quelques années en Russie, notre classe n'a été à la hauteur de sa mission. La classe ouvrière a laissé échapper les meilleures occasions pour mettre fin au chaos, en se libérant : elle s'est laissée porter par des charlatans, des ingénus et des lâches, et sa carence révolutionnaire a fait la fortune historique des Mussolini et des Hitler. Mais sa faiblesse s'expliquait par la saignée que lui a infligé la guerre. Quelle serait aujourd'hui la physionomie de l'Europe si la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche avaient cinq ou six millions de prolétaires de plus, qui seraient maintenant des hommes d'une quarantaine d'années, avec l'expérience du travail et de la lutte ? Mais le prolétariat espagnol n'a pas souffert de cette saignée, il a conservé toutes ses forces vives. Sa supériorité numérique et morale (résultat de l'intégrité de ses forces, image de l'équilibre intérieur propre à l'homme sain) est telle qu'elle apparaît indiscutablement comme la classe vouée à vaincre. Toutes les juntes droitières ne forment contre la classe ouvrière qu'une minorité certes instruite, avec des généraux très habiles, mais moins capables de se battre à forces égales: les généraux savent surtout envoyer les autres à l'abattoir... Pour qu'ils puissent vaincre, il faudrait qu'il existe parmi vous de folles divisions, des erreurs, des reculs, des aveuglements. Ou qu'un homme de génie, une sorte de Bonaparte, né pour poignarder providentiellement son pays, se trouvait parmi les militaires et y faisait des prodiges. Je crois que l'Histoire ne produit pas de tels hommes contre les masses : je n'envisage cette hypothèse que pour présenter le problème dans toute son ampleur.
Il faut compter avec les événements pour obtenir des hommes nouveaux, pour forger dans le feu le véritable parti de la révolution appelé à assumer toutes les responsabilités. Des hommes de tous les partis, de toutes les tendances et d'aucune, le formeront sans trop y penser et en étant plongé dans l'action quotidienne. De toutes parts, à tous moments, il y a place pour les initiatives, le sacrifice, la valeur, l'intelligence révolutionnaire : en offrant à chacun la possibilité de faire ce qu'il peut, vous verrez se former de partout les vrais cadres du prolétariat. À mon avis, la propagande doit s'adresser spécialement à ces nouveaux militants, sans accorder trop d'importance à la formation qu'ils ont, avec un esprit fraternel, décidé à diminuer tout ce que divise et à fortifier tout ce qu'il unit.
Je me demande comment vous vous posez le problème du pouvoir. Beaucoup voudraient le diluer dans la défense de la République (Quelle République ? Celle qui maintient une armée pour assassiner le pays ? Parce qu'au bout du compte la République a nourri jusqu'ici vos généraux de Melilla). La cause qui est réellement en jeu est celle de la classe ouvrière et du socialisme. Le malheur doit servir à quelque chose, le sang de tant de camarades doit servir à quelque chose. Il faudrait être très candide ou très rusé pour se faire encore des illusions sur les formules démocratiques "raisonnables" qui vous ont conduits là où vous vous trouvez. Si les généraux ratent leur coup, ils vous rendront un grand service, en faisant tomber les masques, en détruisant les illusions, en obligeant finalement le prolétariat à avancer de façon décisive vers une république totalement différente, où la démocratie est la liberté et le pouvoir les travailleurs, au lieu d'être un compromis avec la contre-révolution embusquée derrière le parapet des lois dont elle se moquera quand bon lui semblera. Après cette leçon je crois qu'il ne s'agit de revenir au point de départ, que les éléments sincèrement républicains de la petite-bourgeoisie et de la bourgeoisie elle-même, suffisamment intelligents pour s'économiser une guerre civile toujours plus atroce, doivent le comprendre. Seule la classe ouvrière peut vaincre le fascisme : seule elle peut construire une république digne de ce nom, une démocratie qui ne soit pas un piège. La classe ouvrière a droit au pouvoir. Elle peut et doit commencer à soigner ses blessures, à supprimer la misère, à transformer la société. Hésiter aujourd'hui sur ce point serait comme tout compromettre, parce qu'on ne peut pas demander aux travailleurs de se faire tuer s'ils n'ont pas autre chose de plus sérieux à défendre que la république de messieurs Alcalá Zamora et Azaña. J'ai vu avec joie que les nécessités mêmes de la lutte avaient conduit à l'armement du prolétariat, et ensuite aux mesures de nationalisation et de contrôle ouvrier dans diverses sphères. Tu te rappelles peut-être qu'il y a quelques années je t'ai envoyé, depuis Leningrad où je me trouvais alors, presque comme un prisonnier, une espèce de message qui devait servir de prologue à mon petit livre que tu voulais publier: "Lénine en 1917". Je te citais les premières lettres de Lénine, écrites dans les premiers jours de la révolution russe, à Zurich. Je les intitulais : "L'art de commencer la révolution". Armement des travailleurs, écrivait Lénine en mars 1917, formation des milices ouvrières, c'est là le seul salut. C'est déjà fait. Maintenant, il faut conserver les armes en se rappelant les expériences de 1848 et de toujours : le peuple combat dans les barricades et ensuite les politiciens escamotent le pouvoir et font assassiner les avant-gardes révolutionnaires. Les républiques bourgeoises se fondent généralement ainsi. Méfiez-vous, mes amis : il ne faut pas seulement redouter les général. Il y a des avocats plus habiles, mieux déguisés, qui demain vous demanderont que vous restituiez les canons, qui n'alliez pas trop vite et que vous laissez intacts les finances. Après avoir couru le risque d'être assassinés, vous allez courir le risque d'être trompés.
Mais nous pouvons avoir en vous une immense confiance. Votre salut est en vous même. Tout dépend de votre fermeté et de votre vision juste. Il n'est pas de pouvoir plus légitime que celui d'un peuple en armes et en état de légitime défense. Quelles institutions ouvrières peuvent remplir en Espagne les fonctions qu'ont exercés les soviets dans la Révolution Russe ? Les alliances ouvrières ? Les syndicats ? Les Comités révolutionnaires ? On ne peut discerner de si loin vos possibilités. Mais une chose est certaine, et elle l'est sous peine d'être finalement vaincu (même en commençant victorieusement), la classe ouvrière doit tout contrôler par le biais de ses organisations et l'initiative de tous : le pouvoir, la production, l'armée, l'approvisionnement, les communications. La classe ouvrière ne peut compter que sur elle-même. Le Front Populaire ne sera pas utile sauf dans la mesure où il est contrôlé par la classe ouvrière. Contrôle ouvrier du pouvoir, contrôle ouvrier de la production, contrôle ouvrier des forces armées. Ce dernier point est indiscutablement un des plus importants.
J'ai lu qu'Ascaso est mort. Ce décès m'a énormément affecté, bien que je ne connaisse de lui que sa légende de militant. Les périodiques ont parlé d'incidents graves, provoqués par autres anarchistes. J'ai rappelé la révolution russe. Là nous avons eu aussi nos Ascaso, comme Jelezn Jouk, qui après être sorti de la prison de Schlusselburg, soviétisa la ville le payant de sa vie ; comme Jelezn Ian, qui a expulsé les charlatans de la Constituante (tué en Ukraine par les blancs). Mais ils n'ont pas su sauver de la catastrophe le mouvement anarchiste russe, ni donner à la révolution prolétarienne tout ce qu'il les en aurait rendu capables, parce que les désordres, les instincts, les sans scrupules, les incontrôlables, accumulaient trop d'erreurs et les pires choses. Il faut que cette triste histoire ne se répète pas en Espagne. Si les camarades de la CNT et de la FAI savent s'imposer une discipline d'hommes libres dans une période révolutionnaire, son influence constituera un antidote précieux face aux tendances étatiques et bureaucratiques du mouvement ouvrier : sa collaboration vivifiera la liberté ouvrière. Je pense à tout ceci avec une tension de tout mon être. Peut-être le danger commun, la volonté commune de vaincre et de transformer le monde, la communauté de sang et d'aspirations, puisque pour les uns et les autres "l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes", ne sont-ils pas suffisants pour réconcilier dans l'action et par l'action et l'émulation au service de la révolution, les anarchistes et les marxistes ?
Bruxelles, 7 août 1936
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