Source : Le bulletin communiste numéro 36-37 (deuxième année), 1er septembre 1921. |
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Septembre 1920
Les blessures de la guerre civile ne se sont pas encore cicatrisées à Moscou. Il est des places où l'on a l'impression d'être sur un champ de bataille, le feu venant de cesser. Rares sont les rues ou les ruelles dont quelques maisons au moins ne portent encore la trace des balles. Moscou, vieille ville qui grandit lentement au cours des siècles, a plusieurs enceintes de boulevards ou des murailles. On s'est âprement battu sur les boulevards, on s'est retranché derrière les murailles. Les portes du Kitai-Gorod, sorte d'enceinte de briques enfermant au centre même de la cité le quartier jadis le plus commerçant, ont dû être attaquées et défendues avec rage. Les premières maisons des rues qui les avoisinent sont littéralement criblées de balles. Les voûtes mêmes des larges portes basses ont quelque chose de tragique, entamées, mordues, creusées par des éclatements multipliés. Il y a dans la rue Illinka une petite église qui est un joyau d'art russe ; ses tours byzantines d'un bleu intense sont parsemées d'éclatantes étoiles d'or et dominées par de gracieuses croix dorées. Comme la plupart des croix orthodoxes celles-ci s'érigent sur le croissant renversé — car le christianisme est une victoire. Par les beaux matins de soleil le regard s'attarde volontiers à contempler cette fête de couleurs ; et l'on s'aperçoit alors que la façade entière de la petite église porte des centaines de blessures. Sans doute avait-on dissimulé sous un de ces clochetons bleus étoilés d'or une mitrailleuse. Et des hommes se sont entretués ici avec acharnement.
Au hasard des pas, dans les rues silencieuses et calmes où la lutte n'eut pas d'importance, on lève la tête et l'on remarque autour d'une fenêtre des entailles demeurées fraîches, dans la pierre ou la brique. Un tireur s'était embusqué là, qu'il a fallu descendre à coups de carabine. La place Rouge dont les hautes murailles et les tours du Kremlin forment un des côtés est dominée par un de ses palais. On ne trouverait probablement pas sur la façade de ce vaste édifice moderne une surface de cinquante centimètres carrés qui n'ait reçu quelques balles. Les Junkers s'étaient retranchés derrière ces fenêtres ; et l'on s'est mitraillé de la place au palais. Au cœur de la ville, l'hôtel Métropole (maintenant deuxième Maison des Soviets et Commissariat des Affaires étrangères), de construction relativement récente, montre sur ses façades de bizarres tâches blanchâtres. Quelques obus y avaient fait des brèches que l'on a parfaitement bouchées — mais sans prendre la peine de les repeindre. A l'angle du boulevard Tvershaf1 et de la Bolchaia Nikitskaia (rue) un carrefour a conservé l'aspect tragique des lendemains d'émeute. Voici deux hautes maisons modernes aux balcons de fer forgé, aux charpentes d'acier métallique, dont il ne subsiste plus que des squelettes de pierre, de fer et d'acier, derrière des façades calcinées. Les fenêtres sont des trous noirs, béants ; l'œil s'étonne le soir d'y apercevoir tout à coup le rayonnement tranquille des étoiles. En face, tout un carré de maisons en briques a été complètement détruit. Il n'en reste plus que des morceaux de pierraille. L'artillerie bolchevik, placée en haut du boulevard, a ainsi détruit ce nid de Junkers. Les maisons avoisinantes ont été défendues et attaquées avec obstination. Les bordures de certaines fenêtres sont littéralement frangées par les balles. Mais je vois le long des boulevards ou dans des ruelles bordées de jardins quelques endroits où les grandes journées de la guerre civile ont laissé de plus terribles marques bien que moins apparentes. Le passant les voit à peine et n'y songe plus. C'est par exemple, en face d'un large boulevard planté d'arbres, où les mamans viennent promener leurs bébés, une petite muraille blanche, et dans cette muraille à hauteur d'homme, deux ou trois alvéoles... Ici l'on a « collé au mur » un homme et on l'a fusillé. Un homme... Qui ? Un des nôtres, un des leurs ? Insurgé des faubourgs ou junker élégant ? Passe ton chemin, révolutionnaire, et trêve de sentiments !
Dons l'enceinte même du Kremlin, presque en face du beffroi d'Ivan le Terrible qui domine tout Moscou, en face de l'énorme cloche de bronze et du tsar des canons, dont la courte gueule a plus d'un archine et demi2 de diamètre, la façade d'un long petit bâtiment peint en rouge, aux fenêtres grillées, décèle de récentes réparations. A soixante centimètres de terre on remarque une série continue de taches claires... Rien d'autre ne subsiste de l'épisode le plus atroce des batailles d'octobre. Devant cette façade les junkers fusillèrent à coups de mitrailleuses la foule désarmée des travailleurs de l'arsenal du Kremlin. Les mitrailleuses tirent plutôt bas, on le voit...
Un livre paru en 1919 à Moscou sous ce titre Moscou en octobre 1917, réunit quelques témoignages d'acteurs du drame révolutionnaire. Rien n'a encore été écrit de définitif sur la révolution d'octobre ; force nous est donc de nous contenter de ce recueil pour retracer un tableau sommaire de ce que furent à Moscou les batailles décisives d'octobre. Complétés par des conversations privées. mes éléments d'information laissent donc énormément à désirer. Je crois devoir signaler tout d'abord leurs défauts. Le petit recueil en question, d'une forme assez vivante, n'est pas un historique des événements dont il donne plutôt une impression. Il est très court : en deux cents pages, 27 signatures3 de militants bolcheviks s'y succèdent. On n'y trouve aucun renseignement concernant la collaboration — qui fut pourtant très efficace — au mouvement des socialistes-révolutionnaires de gauche et des anarchistes. Lacune grave qu'il faudra tôt ou tard combler.
Le gouvernement de Kerensky, où les socialistes-révolutionnaires avaient une influence prédominante, était un gouvernement de coalition groupant à la fois socialistes, socialistes-révolutionnaires et mencheviks et cadets (constitutionnels-démocrates parti Milioukov). Sa politique consistait à temporiser avec le prolétariat des grandes villes qui exigeait des réformes décisives, à promettre la terre aux paysans et à fidèlement servir la cause des alliés, c'est-à-dire de l'Entente impérialiste. Ceci impliquait la continuation à tout prix de la guerre, contrairement à la volonté de l'immense majorité des soldats et des ouvriers pour qui la révolution signifiait la fin du massacre. Remettant à l'Assemblée Constituante — dont il différait les élections — l'accomplissement des réformes sociales promises, Kerensky, soutenu d'ailleurs par Tchernov (s.-r.) et par les leaders mencheviks Tchkhéidzé, Tseretelli, Dan, s'efforce de continuer la guerre et de contenir la révolution. Le 18 juin, sous la pression des états-majors alliés, il déclenche — à l'aide de quels procédés d'intimidation et de quels expédients ! — la dernière offensive russe. Des bataillons d'attaque formés presque exclusivement d'anciens officiers se font inutilement hacher par la mitraille allemande. On sait les contre-coups stratégiques désastreux de cette offensive. Dès ce moment le gouvernement Kerensky est perdu. Les 3 et 4 juillet un mouvement révolutionnaire parti des usines de Petrograd, issu des masses mêmes, et qui n'a pas de chefs connus, menace de jeter bas tout l'édifice fragile du pouvoir. Ce mouvement vise aussi les dirigeants officiels du soviet, Tseretelli, Dan, Tchkhéidzé. Son importance historique est extrême : car il montre la population ouvrière de Petrograd insurgée contre ceux-là mêmes qui prétendent parler en son nom, manifestant par un acte sa volonté de continuer la révolution. A vrai dire le mouvement des 3-4 juillet fut déclenché et dirigé par les anarchistes. Le Comité Central du parti bolchevik le jugea prématuré et ne le sanctionna pas. Trotsky explique ainsi l'attitude du Parti à ce moment :
Nous considérions que l'heure n'était pas encore venue d'agir de la sorte, à cause de l'état d'esprit rétrograde des campagnes. Mais nous craignions d'autre part que les événements du front ne créassent le chaos au sein de la révolution et ne fissent désespérer les masses. L'attitude de notre Parti en présence des événements des 3-5 juillet fut donc imprécise. Nous redoutions que Petrograd ne se séparât du reste du pays et nous espérions pourtant que son initiative énergique sauverait la situation. Nos agitateurs dans les masses marchaient avec elles et se montraient intraitables.
(Trotsky, La révolution d'octobre, p. 27.)
Insuffisamment soutenu par les uns, désapprouvé par les autres, le mouvement populaire échoue. La force armée — celle des junkers, des cosaques, des chevaliers de Saint-Georges — le réprime. On tue, on assomme, on incarcère les « émeutiers ». On saccage les clubs ouvriers. On traque systématiquement les bolcheviks rendus responsables de tout à cause de leur irréductible opposition. Lounatcharsky et Trotsky sont jetés en prison. Lénine et Zinoviev se cachent. Fin août la réaction en est à son point culminant. Une intrigue s'ourdit entre Kornilov, Kerensky, Savinkov — terroriste à tout faire — pour instituer la dictature. Kornilov se lance dans l'aventure, désavoué par ses alliés sitôt qu'ils ont compris que la dictature militaire ne se partageait pas. Pour repousser le condottiere voici que l'on appelle de Cronstadt les matelots bolcheviks et anarchistes que l'on vilipendait et punissait hier pour leur participation aux émeutes de juillet. Le soviet arme les ouvriers. Un grand pas est fait...
Et la guerre continue, comme les alliés l'exigent. Des réformes qui sont la condition même de la révolution, aucune n'est accomplie sinon celles que la révolution a réalisées elle-même dans les mœurs. L'Assemblée Constituante est encore problématique. Les prisons sont pleines de bolcheviks et d'émeutiers divers. Les missions alliées foisonnent, s'agitent, répandent force argent. Des socialistes qui gouvernent, les uns pensent à la dictature bourgeoise, les autres rêvent de faire surgir du chaos, par l'éloquence et la persuasion, une république démocratique où les riches et les pauvres s'entendraient pour aller vers le... socialisme. Telle est en somme la situation générale à la veille de la révolution d'octobre dont nous allons maintenant examiner la préparation, principalement en ce qui concerne Moscou.
Après les émeutes de juillet, le parti bolchevik persécuté, se conforme à la volonté évidente des masses et décide de « travailler en vue de l'insurrection ». L'agitation bolchevik en ce sens est si bien accueillie que le 24 septembre, aux élections des Doumas municipales de Moscou, le « parti de l'insurrection » obtient 50 % du total des voix. L'immense majorité de la population ouvrière est donc avec lui. Le 12 août, quand se réunit la Conférence Démocratique des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks et des cadets, l'état d'esprit des ouvriers est tel qu'ils décident sur-le-champ la grève générale et que les cuisiniers de l'hôtel Métropole refusent de préparer les repas des membres de la Conférence. Ces messieurs s'en vont à jeun.
Au sein du parti bolchevik on hésite pourtant encore. Lénine et la gauche veulent l'appel immédiat aux armes. Lénine écrit en ce sens au Comité Central qui décide de ne pas même publier cette lettre dans le parti. Trotsky et Boukharine sont aussi « gauches ». Parmi les modérés on note Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine. Lénine brusque alors les choses et s'adresse directement à tous les militants. Il leur écrit : « Le moment est venu ! » (Et c'est ici le lieu de noter le rôle capital de celui qui prononce ces graves paroles. Lénine, avec une divination que l'on peut qualifier de géniale, a su choisir l'heure historique.
Fin septembre le Comité Contrai se réunit à Petrograd chez le menchevik Soukhanov, pour discuter l'insurrection. Lénine arrive, grimé, portant perruque, bientôt suivi d'un Zinoviev méconnaissable. Les extrêmes et les modérés se retrouvent en présence ; cette fois les premiers remportent. Lénine, Trotsky, V.N. Yakovleva (de Moscou) font décider, contre Zinoviev et Kamenev, que l'on saisira la prochaine occasion pour prendre les armes. Cette réunion est le point de départ d'une action parallèle dans les deux capitales.
Une douzaine de jours avant la révolution, à Moscou, une poignée de militants (Lomov, Yakovleva, Boukharine, Smirnov, Obolensky) décide d'appeler les ouvriers à réaliser leurs revendications sans tenir compte des autorités du gouvernement Kerensky. Sur rapport de Boukharine et de Smirnov le soviet décrète la journée de 8 heures, l'attribution aux travailleurs des logements disponibles dans la ville, et invite les peaussiers à mettre eux-mêmes en marche leurs usines. Car il fallait conquérir de haute lutte, contre un gouvernement socialiste, d'aussi timides réformes.
A quelques jours de là, une conférence urbaine du parti bolchevik se réunit. Semachko, Ossinsky, Smirnov y parlent de l'insurrection. « Chiffres et statistiques en mains, écrit un témoin (N. Norov) ils démontrent que si le prolétariat qui peut seul terminer la guerre, ne prend pas le pouvoir, la Russie sera ruinée, le pain et le combustible manqueront, les chemins de fer et les usines ne pourront plus fonctionner... Leurs discours ont un caractère scientifique. voir académique. Ce n'était pas, semblait-il, une assemblée de révolutionnaires projetant un bouleversement social, mais l'assemblée d'une société savante. L'auditoire composé pour la moitié de représentants des organisations militaires semblait indifférent. Personne ne demanda la parole pour contredire. Quand on mit aux voix, toutes les mains se levèrent : la Conférence vota l'insurrection à l'unanimité. » Cela, sans emballement, sans excès de paroles même, tant il s'agissait d'une chose évidemment nécessaire aux yeux de tous.
On est manifestement entre deux dictatures. Ou la réaction, ou la révolution. La réaction opère déjà. Kerensky fait donner l'artillerie contre le soviet de Kalouga. Mais les soldats qu'on veut faire marcher au front refusent l'obéissance. Si bien que Martov même demande la paix.
A Petrograd, la situation se dénoue.
Kerensky exige la soumission absolue du soviet, aux ordres du gouvernement et l'envoi des régiments révolutionnaires au front. Il essuie un refus catégorique. Un bataillon d'assaut et l'école militaire d'Oranienbaum marchent alors sur Petrograd pour réduire le soviet. Mais cette force armée fond en route tant les esprits y sont favorables aux bolcheviks. Pour couper l'institut Smolny ou siègent le soviet et le Comité Central bolchevik des faubourgs ouvriers qui sont de l'autre côté de la Neva, on a alors l'excellente idée de lever les ponts. C'était compter sans les marins bolcheviks. Leur canonnière l'Aurore remonte aussitôt la Neva et vient braquer ses canons sur le Palais d'Hiver où logeait modestement Kerensky. Les ponts s'abaissent. De part et d'autres on hésite. A Smolny, Lénine apparaît et les hésitations cessent. La poste centrale, le télégraphe sont pris. Un rapide combat s'engage autour du Palais d'Hiver défendu par un bataillon de femmes. C'est, instantanément, presque sans effusion de sang, la victoire complète. Kerensky a disparu. Le Comité Central bolchevik et le Comité militaire révolutionnaire dirigent l'action (25 octobre vieux style). Le camarade Lomov est envoyé en toute hâte à Moscou pour y déclencher le mouvement
Il y a en ce moment deux pouvoirs à Moscou. La Douma municipale et le Comité Central bolchevik. Au soviet les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks contrecarrent encore avec succès les efforts des éléments d'avant-garde. La Douma de Moscou offre un spectacle curieux. Elle est présidée par le maire de la ville, un « socialiste-révolutionnaire » — droitier bien entendu — Roudnev4, personnage qui rendit à Kornilov de solennelles visites, qui assiste aux solennités religieuses, et fait volontiers chorus avec les cadets pour menacer les « minorités anarchistes ».
La Douma5 composée d'éléments bourgeois, petits-bourgeois, intellectuels, à une majorité assez ferme de socialistes-révolutionnaires et de cadets, auxquels se joignent fréquemment des mencheviks. Elle est impopulaire. Comme à la Convention les tribunes y manifestent bruyamment et c'est pour applaudir à l'opposition bolchevik. La discussion du rétablissement de la peine de mort au front, pour les soldats, creuse un abîme entre la Douma et ses commettants. Par contre les élections aux Doumas municipales, des divers quartiers de la ville ont donné la majorité aux bolcheviks dans 14 arrondissements sur 17. Les mencheviks se sont effondrés, les s.-r. ont été battus, les cadets ont gagné. Les partis extrêmes — réaction ou révolution — sont bien face à face. Voici que les ouvriers présentent à la Douma réactionnaire un ultimatum, que la grève générale doit suivre au cas où satisfaction ne leur serait pas immédiatement accordée. La Douma en délibéré le 23 octobre sous la présidence du s.-r. Minor6. Séance orageuse. Mencheviki et s.-r. invoquent la « patrie en danger », montrent « l'ennemi aux portes ». Les tribunes les accablent d'injures : « Traîtres ! Traîtres ! » On se bat presque dans les couloirs où un bolchevik est malmené par les édiles conservateurs. A la fin de la séance la grève générale est un fait : les chauffeurs refusent de ramener les membres de l'Assemblée chez eux. Deux choses sont ici saisissantes : le parallélisme des événements entre Petrograd et Moscou ; la spontanéité, l'unanimité du mouvement ouvrier que traduisent des faits aussi symptomatiques que le geste des chauffeurs.
Pour opposer une autorité à cette Douma réactionnaire les bolcheviks ont réuni en assemblée générale les élus de toutes les doumas locales et malgré l'opposition des mencheviks et des s.-r. constitué le soviet des Doumas qui destitue, comme ne représentant plus les intérêts et la volonté de la population, la Douma centrale.
Le 24 octobre, le maire Roudnev préside à la formation du Comité de Salut Public. s.-r. et cadets y collaborent, mais l'élément le plus droitier y domine dès le premier moment. Les cadets Astrov7 et Kichkine8 en font partie. On croit avoir trouvé un Galliffet9 : le colonel Riabtsev10. Fiévreusement la Douma est approvisionnée en armes et munitions. Des gardes blanches se forment. Les junkers (élèves des écoles militaires) constituent le noyau de l'armée réactionnaire. La disproportion des forces en présence est au premier moment effrayante. La réaction a ses junkers, un corps d'élite, des mitrailleuses en abondance, des automobiles blindées. Les ouvriers n'ont — à la veille et au début du mouvement — que quelques contingents de troupe, leurs gardes rouges et quelque deux cents hommes, en majorités soldats, arrivés de Dvinsk en qualité de prisonniers : peu de mitrailleuses, pas de canons. Leurs forces ne grandiront que pendant la lutte même.
Aussi le ton du maire est-il cassant. C'est entouré d'officiers, de magistrats et de fonctionnaires du syndicat des cheminots qu'il reçoit les délégués ouvriers et leur pose ses conditions : Capitulation, arrestation du Comité, révolutionnaire militaire ; ou bien son artillerie démolira l'édifice du Soviet. Les parlementaires bolcheviks, en dépit de la parole qui leur a été donnée, ont quelque peine à sortir de l'état-major des blancs, couchés en joue par vingt fusils.
La lutte s'engage pour la possession du Kremlin, gardé par des soldats bolcheviks mais entouré par les junkers. C'est sur la place Rouge que le premier sang est versé : celui des hommes de Dvinsk sur qui les junkers ont tiré. Tout d'abord la réaction a l'avantage. Les junkers prennent le Kremlin et manœuvrent pour cerner le soviet. Ils occupent plusieurs quartiers ; leurs efforts tendent à isoler le centre — le soviet, siège du Comité militaire révolutionnaire — des faubourgs ouvriers. Un moment, ils y réussissent et l'on a l'impression très net que le soviet va être pris. En vingt endroits on se fusille avec acharnement. La journée la plus critique est celle du 29. Le lendemain arrivent des gardes rouges des faubourgs, celles de Toula et de diverses localités environnantes. Cosaques et uhlans refusent de marcher contre les ouvriers. Le 2 novembre, junkers et gardes blancs capitulent.
Mais voyons de plus près les phases ultimes et décisives de cette lutte. Et d'abord les forces en présence.
Un des membres du Comité révolutionnaire militaire, N. Mouralov, en donne le tableau approximatif que voici : « Nos ennemis devaient avoir environ 10 000 hommes. Ils avaient des junkers des écoles Alexandrovski et Alexeesk, toutes les écoles de sous-officiers, l'état-major de la région, le Comité du Salut Public, les sections militaires :des S.-R et des mencheviks, la jeunesse des écoles. Nous étaient par contre acquis tous les régiments d'infanterie, la première brigade d'artillerie de réserve, le bataillon cycliste, les hommes de Dvinsk, de Pavlovsk, de Kostroma, de Serpoukliov, soit environ 15 000 hommes actifs et 25 000 hommes en réserve, 3 000 ouvriers armés, 6 batteries légères et quelques grosses pièces. » Cette simple énumération fait puissamment ressortir la composition de classe des combattants ; là tous les éléments bourgeois et petits-bourgeois, y compris les intellectuels ; ici la masse grise des soldats, c'est-à-dire des paysans et des ouvriers portant l'uniforme, la chair à canon... »
Le 25 octobre, l'Assemblée des deux soviets des soldats et des ouvriers, réunis, élit par 394 voix contre 106 (mencheviks et sans-parti) et 25 abstentions le Comité révolutionnaire militaire. Les s.-r. avaient refusé de participer au vote. Ce Comité est formé des bolcheviks Oussiévitch11, Mouralov, Lomov, Smirnov, des mencheviks Nikolaev et Teytelbaunm et de Konstantinov, délégué d'un groupe secondaire, celui de « l'union ».12
Ce n'est que le 26 et le 27 que les événements de Petrograd sont connus Le C.R.M. ordonne le même jour à la garnison de se tenir prêts à toutes les éventualités et de n'obéir qu'aux ordres émanant de ses membres. Le 26 la Conférence des délégués de la garnison vote par 106 voix contre 18 la confiance au C.R.M.
Le Bureau Central des syndicats de Moscou, la Fédération des cheminots et les « socialistes-révolutionnaires internationalistes » envoient leurs représentants au Comité. Cette composition bigarrée n'était pas de nature à en augmenter les forces. Les mencheviks avaient d'ailleurs déclaré n'y entrer que pour contribuer à « provoquer un dénouement aussi indolore que possible à la tentative de coup d'Etat des chefs bolcheviks »13.
Le 20 même, le commandant des troupes du Comité de Salut Public, Riabtsev, exige la dissolution immédiate du C.R.M., la livraison du Kremlin et des armes. Les socialistes-révolutionnaires du soviet des paysans appuient cette demande.
Le 28, le journal menchevik Vpered (En Avant) annonce la sortie des mencheviks du C.R.M. et fait retomber sur les bolcheviks toute la responsabilité du sang versé.
Pendant ce temps la bataille des rues se poursuit
Le 28 dans la nuit, le commandant bolchevik du Kremlin, coupé de ses communications et induit en erreur rend le Kremlin. Les junkers occupent a ce moment tout le cente de la ville, les gares, l'usine électrique, le téléphone : le C.R.M. siégeant au soviet est à peu près entouré. Mais le même jour les quartiers ouvriers se lèvent ; l'afflux des gardes rouges opérant une pression des faubourgs vers le centre fait pressentir la victoire de la révolution. Le 29 au soir une suspension d'armes de vingt-quatre heures est signée. Les junkers veulent gagner du temps afin de recevoir des renforts. Quelques contingents blancs étant arrivés ils rompent l'armistice aux Nikitskié Vorota. Mais les troupes révolutionnaires et les gardes rouges gagnent du terrain d'heure en heure. Toute l'artillerie est aux mains des insurgés. Bientôt les junkers ne tiennent plus qu'au Kremlin. Après de longues hésitations — causées par la crainte de provoquer des destructions d'œuvres d'art — le C.R.M. se décide à ordonner le bombardement du Kremlin. Le 2 novembre, le président du Comité du Salut Public demande un armistice. Le même jour, à 4 heures, la capitulation des blancs était un fait consommé. Le C.R.M. garantissait aux junkers rendant les armes la vie sauve et la liberté.
Cette clémence devait être néfaste à la révolution. Junkers, officiers, cadets. s.-r. qui venaient de la combattre pendant une semaine et eussent impitoyablement fusillé leurs adversaires en cas de victoire (nous en verrons dans quelques instants de nombreuses preuves) devaient se disperser aussitôt par la vaste Russie pour y organiser la guerre civile. La révolution allait les retrouver devant elle à Yaroslav, à Kazan, sur le Don, en Crimée — et dans tous les complots de l'intérieur. Un militant14. dont nous avons le témoignage sous les yeux attribue la responsabilité de cette faute au C.R.M. Il écrit :
La victoire fut incomplète à cause de l'attitude du C.R.M. Et si nous eûmes cette victoire, telle quelle, nous le devons à l'élan spontané des masses, au stoïcisme et à l'énergie des militants des quartiers ouvriers qui vivaient et marchaient avec la masse.
Les batailles de rues sont fertiles en épisodes émouvants. L'histoire de celles-ci n'est pas faite et ceux qui la connaissent n'ont pas le temps d'écrire. Dans la poignée de souvenirs qu'ils nous offrent, je ne prendrai que quelques épisodes caractéristiques et, en un sens, précieux : car ils montrent l'esprit dont étaient animés les défenseurs du vieil ordre légal et les commencements, pendant la bataille, de la terreur blanche.
Un camarade letton, O. Berzine. commandait la garnison du Kremlin formée de soldats, bolcheviks du 193e et du 56e d'infanterie. Les junkers en gardaient cependant les issues : si bien que pour entrer au Kremlin, il fallait deux laissez-passer : celui des rouges et celui des blancs. Dans la nuit du 28 octobre, O. Berzine qui ne communiquait plus avec la ville où la fusillade avait presque cessé est appelé au téléphone par le colonel Riabtsev qui lui annonce « que toutes les troupes insurgées ont rendu les armes, que l'ordre est rétabli et qu'il a 85 minutes pour capituler ». Berzine répond : « Nous nous rendons ». Mais quand il en informe ses soldats, ils le couchent en joue en criant à la trahison. Il ne réussit que difficilement à les calmer. Il va ensuite ouvrir les portes. Aussitôt qu'il apparaît, des junkers lui crient : « Jette ton sabre ». Son revolver et ses galons lui sont arrachés. Quelqu'un le soufflète en présence d'un général et d'un commandant tandis qu'il conduit les junkers de porte en porte, on l'injurie, on le frappe. Il tombe plusieurs fois : et ce sont des officiers qui s'acharnent sur lui. Il entend çà et là le tic-tac des mitrailleuses et comprend qu'on fusille ses hommes. Gardé à vue dans une chambre, Berzine reçoit la visite du colonel Pekarsky (du 56e d'infanterie) qui vient lui dire : « Ah ! vous voilà ! Je m'étonne qu'on ne vous ait pas tué. Il faut vous tuer. »
Les travailleurs de l'arsenal du Kremlin sympathisant naturellement avec l'insurrection populaire, s'étaient néanmoins bornés à continuer leur tâche habituelle. Ils n'apprirent l'entrée des junkers que lorsqu'on vint arrêter leur Comité de fabrique. Peu après l'ordre leur était donné de se munir, de leurs pièces d'identité, et de s'aligner dans la cour. Arrivés là, trois mitrailleuses sont démasquées devant eux. Ils ne peuvent pourtant pas s'imaginer qu'on va les fusiller ainsi, sans jugement, sans raison, eux désarmés, eux qui n'ont pas combattu ! Un commandement retentit : « Alignement ! Fixe ! » Les hommes s'immobilisent la main à la couture du pantalon. Un signal est fait alors et le vacarme des trois mitrailleuses mises en action se mêle à des cris d'épouvante, à des râles, à des sanglots. Tous ceux que la première décharge n'a pas fauchés se précipitent vers la seule issue : une petite porte étroite demeurée ouverte derrière eux. Le feu des mitrailleuses continue : au bout de quelques minutes il se forme devant cette porte un tas d'hommes renversés les uns sur les autres, hurlants et sanglants, que l'on achève de mitrailler. Sur ces monceaux de morts et de mourants on tire le canon. Les obus éclaboussent de sang et de chair les murs des bâtiments voisins. Les quelques survivants ne durent d'avoir la vie sauve qu'aux instantes prières du général Koigorodov, leur chef, qui les secourut lui-même15.
Ce massacre d'une foule de vaincus désarmés n'est pas un fait isolé. Les blancs arrêtaient et naturellement fusillaient un peu partout. Ils arrêtaient un homme sur sa mine, sur une dénonciation, pour un mot. Les voici fouillant un appartement à la recherche d'ondes cachées. D'armes, point. Mais on les a reçus fraîchement. « C'est à se croire chez les bolcheviks », dit un aspirant à son interlocuteur, le camarade Bouravtsev, « et je vous défends de sortir de chez vous ». « Avez-vous un mandat qui vous confère ce droit ? » La reprise est péremptoire : « Point n'en est besoin ». Un quart d'heure se passe et les junkers reviennent : « Vous êtes un bolchevik. Suivez-nous ». L'homme s'en va, sous bonne garde, parmi les railleries. « S'il tente de s'échapper, tirez dessus ». entend-il dire derrière lui. On l'enferme dans une chambre vide de l'école militaire d'Alexandrovsk, où le rejoignent bientôt divers compagnons de captivité. C'est la chambre des condamnés à mort. Dans le corridor voisin un colonel siège, dont ils entendent la voix de fausset, prononcer des arrêts : « A fusiller immédiatement ». « A fusiller avec la prochaine fournée ». « A la chambre des condamnés... » D'un moment à l'autre on peut venir les chercher pour les conduire devant le peloton d'exécution.
Quels sont ces condamnés ? Des ouvriers, des gamins, des soldats (ceux-ci les plus nombreux), quelques intellectuels. Les causes de l'arrestation : possession d'une arme, d'un laissez-passer du C.R.M., dénonciation. Au reste il y a des malheureux arrêtés par hasard, comme ce jeune homme d'apparence bourgeoise qui avait intempestivement allumé l'électricité dans sa chambre — ce que l'on avait pris pour un signal. S'attendant à être libéré il fatiguait de ses supplications ceux des geôliers qui se montraient au seuil de la pièce. Un officier entre, l'écoute d'abord, puis le toise sévèrement : « Quoi ? Quoi ?... en liberté, vous ? Mais il y va pour vous de la potence ! » Toute une journée se passe ainsi. Les condamnations se succèdent de plus en plus pressées. A chaque instant la porte s'ouvre pour livrer passage à un nouvel arrivant qui entre le visage défait, chancelant, assommé par l'arrêt de mort. Mais on se fait à l'idée de l'exécution prochaine : et les nouvelles du dehors apportées par les nouveaux venus donnent quelque espoir. Dans la soirée un incident trouble ces damnés : un prisonnier dons le corridor voisin se met à crier, se débat contre ses geôliers. On le bâillonne, sa voix s'étrangle ; ils l'entendent emmener, « au mur », sans doute...
L'auteur de cette relation a été sauvé par la victoire des rouges. Un autre raconte comment les junkers arrêtaient dans les rues. Il s'agit d'un soldat, membre du Comité de son bataillon, arrêté au coin d'une rue par une patrouille à la tête de laquelle se trouve le prince Gagarine. Aussitôt que l'on a trouvé dans ses poches l'attestation du Comité régimentaire, le soldat est frappé, tandis que des voix crient autour de lui : « Au réverbère ! Au mur ! »
Le prisonnier s'adresse au prince Gagarine :
« Les Allemands ne traitent pas ainsi leurs prisonniers. »
Et le prince pour toute réponse, ordonne aux junkers : « Allez-y à coups de crosse ! »
Le soldât tombe, assommé. Il reprend connaissance pour s'entendre dire qu'on va le fusiller. Avec d'autres il est conduit au Kremlin. Au départ le prince Gagarine donne l'ordre de « tirer sur qui se retournera » — et à l'arrivée il fait jurer aux élèves de la 2e école, de ne pas laisser sortir leurs prisonniers vivants.
* * *
Les faits de cette nature furent naturellement très nombreux. Ils prouvent chez les défenseurs du gouvernement de Kerensky la volonté bien arrêtée de noyer dans le sang l'insurrection ouvrière. Tels sont les débuts de la terreur blanche. Vainqueurs, les hommes de l'ordre démocratique se fussent cru en devoir de décimer la population laborieuse de la capitale pour en finir définitivement avec le mouvement révolutionnaire. Ainsi la terreur était inévitable. Les intérêts de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie l'exigeaient ; leurs serviteurs y voyaient une chose toute naturelle. Comme on l'a vu la révolution victorieuse ne versa pas de sang inutile, ne commit pas d'actes de représailles : elle ne devait recourir à la terreur que poussée à bout, longtemps après.
Dès les premiers moments de la lutte les réactionnaires affichent le mépris le plus absolu de la liberté et de la vie des « rebelles ». L'insurgé ne s'est-il pas mis hors la loi ? Ce n'est plus un citoyen, c'est un homme à tuer. Ainsi le considèrent les juristes de la bourgeoisie, et ses législateurs, et ses mercenaires, et ses scribes...
...Or, quels sont ces fusilleurs ? Les chefs : officiers de l'ancien régime, ralliés à la démocratie ; industriels, avocats et négociants, cadets, « militants » socialistes-révolutionnaires (hélas !), c'est-à-dire militants du parti qui a donné à la révolution les Kalyayev16, les Sazonov17, tant de purs héros. Fallait-il que leur aberration fût grande et qu'elle ait des causes profondes pour les transformer ainsi en alliés de la réaction ! Les sous-ordres, les hommes : junkers et jeunesse des écoles, étudiants. Ceci est navrant. Le passé révolutionnaire de la jeunesse des écoles russes permettait d'en espérer autre chose. L'esprit de classe, en ce lendemain d'une révolution politique, en cette veille d'une révolution sociale creusait donc un fossé infranchissable entre le peuple inculte, aux mains calleuses, des ouvriers et des soldats, et les intellectuels issus de la petite-bourgeoisie.
* * *
Efforçons-nous d'évoquer quelques moments de la lutte, quelques scènes, quelques visages, d'après ces souvenirs épars.
Le Comité révolutionnaire militaire siégeait dans les bâtiments du soviet, au sommet de la rue Tverskaia, face à l'ancienne place Skobelev. Le soir du deuxième jour de lutte, sa situation devint particulièrement critique. Les junkers occupaient les quartiers avoisinants. Le soviet formait une sorte d'îlot qui pouvait être submergé en quelques heures... La fusillade se rapprochait de plus en plus. Les défenseurs du Comité se comptèrent : ils étaient deux cents.
Au second étage, dans une chambre donnant sur la cour, le C. R. M. siège en permanence ainsi que le Comité de Cinq désigné par le parti. L'état-major est à côté. Du dehors montent des cris, des rumeurs, et par-dessus tout le crépitement continu de la fusillade. Mouralov, Noguine, Lomov, Oussiévitch — qui sera tué dans quelques heures — Soloviev sont là, tantôt délibérant, tantôt reposant sur un coin du divan. Tout à coup, alerte ! en toute hâte il faut déménager dans une autre pièce, celle-ci se trouvant exposée au feu d'une mitrailleuse, placée, dit-on, sur un toit voisin. La fusillade crépite, semble-t-il, sous les fenêtres. Ce sera peut-être dans quelques instants le dernier acte de résistance au centre. En hâte deux jeunes femmes — les secrétaires du C. R. M. — confectionnent des brassards rouges pour les membres du Comité. Si l'ennemi entre, qu'il voie bien que les chefs ne se dérobent pas ! Mais une rumeur traverse soudain ce groupe d'insurgés qui allait désespérer non de vaincre mais de vivre assez pour voir la victoire : « Notre artillerie est sur la place ! » C'est vrai. Le premier coup de canon fait trembler les vitres. Et le coup porte juste : l'obus éclate dans une chambre de l'Hôtel National (aujourd'hui première maison des soviets) occupé par les junkers.
L'état-major de l'insurrection est sauvé.
* * *
Au soviet.
Smidovitch18, vieux militant bolcheviste, arriva au Comité sortant d'une conférence avec les cheminots. Il relate ses démarches. Tout à coup il s'interrompt : son regard est tombé sur un revolver :
— Dire que je ne sais pas même tirer ! s'exclame ce vieil insurgé.
Il prend le revolver, le tourne, le retourne. Le
coup part, sans faire de mal à personne heureusement.
Et il a les cheveux gris ! Murmure quelqu'un avec
reproche.
* * *
Mais il ne servirait à rien de multiplier les récits de ces scènes. Trop de choses seraient à évoquer pour qu'on puisse se limiter à quelques-unes. Dans le seul recueil que j'ai sous les yeux on entrevoit au cours du récit tant de raccourcis saisissants, que cela donne de l'émeute une impression poignante et magnifique. Voici, dans une taverne (traktir) un Comité insurrectionnel de quartier. Bottés, le revolver à la ceinture, des hommes sommeillent affalés sur des sacs. La pièce est encombrée de caisses de munitions. Des saucissons voisinent avec des cartouches. Un ouvrier, visage fiévreux, yeux rougis, brûlants, creusés par trois nuits de veille, signe des laissez-passer. D'autres, un jeune, un vieux, une femme mal coiffée qui n'a pas dormi elle aussi depuis 48 heures, discutent penchés sur un plan de la ville. Quelque part dans le voisinage une mitrailleuse travaille : et plus loin le canon gronde. Autre décor. La nuit, la pluie. Flaques sur les pavés. Rares lanternes dont la jaune lueur se prolonge en zigzags sur les trottoirs et dans les ruisseaux. Deux femmes s'en vont par les rues noires, écoutant à travers le clapotis de l'eau les rumeurs du combat. Le Comité leur confie une mission. Le cœur serré elles vont. Chut ! Des pas résonnent. Une ombre apparaît à l'autre bout de la rue, suivie d'autres. Patrouille d'éclaireurs, sans doute : junkers, explorant les abords du soviet ? Fuir ? Impossible. Résister ? Inutile. Quelle navrance, pourtant, finir ici, sans avoir servi à rien, d'une balle dans la nuque ! Elles attendent angoissées, stoïques. Ce sont des rouges ! « Salut, camarades ! » Elles ont passé. Autre décor. Deux insurgés sont en vedette dans une maison éventrée par un obus. Nuit noire. Ils sont accroupis ou couchés parmi du plâtras, des gravats, des flacons cassés, des débris de miroir. A la lueur d'une explosion ils ont reconnu que ç'avait été une boutique de coiffeur. Deux fois des bombes éclatent dans la pièce, les couvrent de plâtras et par miracle, les épargnent. Sinistres, furtifs, le fusil au poing, des maraudeurs viennent, flairent le danger et s'écartent. Les deux insurgés veillent. De la bataille ils ne voient qu'un cadavre allongé dans la rue, au seuil d'une demeure. Cela ressemble à la garde dans un trou d'obus : car la guerre civile est souvent pareille à l'autre guerre ; Avec plus de trahison, pourtant. Longtemps les junkers ont tenu le poste. On les en a chassés à la fin. En tirailleurs les rouges progressent des deux côtés de la rue, longeant les maisons. Plus de résistance devant eux : du sang çà et là sur les trottoirs et quelques formes allongées, rigides, sur le péristyle de la porte, là-bas. Mais, des fenêtres voisines claquent encore des coups de revolver. Ce sont les habitants du quartier, négociants, employés, intellectuels, qui tirent leurs dernières cartouches et se cachent. Car on a beau fouiller les maisons, les intérieurs y sont innocemment bourgeois. Un homme cependant s'abat foudroyé en passant près d'une fenêtre. Et c'est atroce ce meurtre inutile et anonyme. L' « habitant » se venge. Ah!vous avez troublé sa quiétude d'électeur, d'homme d'ordre, de bon époux et de bon exploiteur, socialistes, communistes, anarchistes de malheur ! Comme on vous fusillerait de bon cœur !
L'organisation des rouges était assez complète, grâce surtout au mécanisme éprouvé du Parti bolchevik. Le dévouement, l'énergie des militants, suppléaient d'ailleurs à ses lacunes. Et telles semblent être les conditions de la victoire dans une insurrection :
Existence d'une organisation révolutionnaire forte, souple, consciente, résolue ;
Action des masses, unanimité de sentiments de l'élite ouvrière ;
Action de la troupe agissant de concert avec les révolutionnaires.
Les comités du Parti siégeaient nuit et jour en permanence Comités de Moscou, du District et de la région). Toutes les décisions de quelque importance étaient prises par le Parti et par le Comité révolutionnaire militaire, agissant ensemble. Ce sont eux qui décident, le premier jour de la bataille, de suspendre la parution de tous les journaux bourgeois et socialistes indécis. Le lendemain ne parurent que la Pravda bolchevik et les Izvestia du Soviet, c'est-à-dire que la presse se trouva du coup réduite à ce qu'elle devait être plus tard quand la guerre civile intérieure et extérieure devint chronique.
Les états-majors s'improvisaient parfois sur place. On prenait une fonction, et si on la remplissait bien on la gardait. Quand les renforts devenaient nécessaires sur un-point, un messager courait à l'état-major du rayon, criait à tue-tête : « Camarades, il nous faut, absolument vingt-cinq ou cinquante hommes Le Chef du secteur libellait un ordre sur une feuille de son calepin et le confiait au guide du détachement formé sur-le-champ de volontaires. Il y en avait généralement trop ou pas assez, rarement le nombre requis.
La plupart des militants qui dirigeaient l'action ne dormaient pas. Les nuits et les jours se confondaient dans le fracas et l'activité dévorante de la bataille. Quand la fatigue prenait le dessus, on sommeillait le coude sur une table, jusqu'au réveil en sursaut dans le fracas du canon ou jusqu'à l'arrivée d'un camarade, naïvement indigné qu'on puisse dormir à un pareil moment.
Les chefs des secteurs ne furent autorisés par le C. R. M. à quitter leurs portes pour présenter eux-mêmes leurs rapports que lorsque la partie parut bien gagnée. Des agents de liaison maintenaient le contact entre les secteurs. Les insurgés n'ayant pas de téléphone de campagne.
Des cuisines militaires ambulantes ravitaillaient les combattants rouges.
Il arrivait souvent que les postes de confiance fussent répartis au hasard des rencontres et des nécessités. Rien de plus significatif que ces nominations en temps d'émeute. La poste est prise, il faut y envoyer quelqu'un immédiatement. « Allez-y ! » dit-on à à V. N. Podbielsky19. « J'y vais. » Podbielsky, tout étranger jusqu'à ce jour à cette grande administration, devait pourtant demeurer jusqu'à sa mort Commissaire du Peuple pour les P. T. T.
Quelques instants avant de signer la cessation des hostilités, les membres du C. R. M., « éreintés, sales, les yeux rougis par l'insomnie », s'aperçoivent qu'ils ont à désigner un commandant militaire de la région. Commandant ou commissaire ? Ils hésitent. Ces notions sont confuses. Va pour « commissaire » ! Acceptes-tu, Mouralov ? Bon. » C'est tout. La nomination est tapée sur une Remington, scellée d'un cachet ; et il y dès ce moment, à Moscou, une nouvelle autorité militaire.
Dans la cour du bâtiment du Soviet, le nouveau commissaire Mouralov et d'autres camarades pataugent, en attendant des automobiles. Un curieux note ce bout de dialogue :
— Qu'est-ce que tu veux être, toi, Lopachov ?
— Hum !... Je crois qu'il y a un poste de général attaché à la place...
Eclat de rire.
— Va pour général attaché à la place. Entendu, vieux.
— Moi, dit un autre, je suis ton aide de camp.
— Ça va.
Une demi-heure plus tard, de vieux généraux recevaient avec confusion et déférence leurs nouveaux supérieurs hiérarchiques...
Ainsi fut créée une nouvelle autorité militaire. Créée simplement ou, mieux encore, engendrée par l'action même et, comme tout ce qui naît, baptisée dans le sang.
(A. Arossev20.)
Le Parti bolchevik étant la seule organisation puissante et nombreuse qui comprit la volonté des masses et consentit à se mettre à leur tète, eut, dans ces événements, le rôle dominant. Collaborèrent énergiquement avec lui les socialistes-révolutionnaires de gauche (Sabline21, notamment) et les anarchistes, nombreux, dévoués, mais éparpillés.
Mais la plupart des socialistes-révolutionnaires, tout le parti gouvernemental, la droite et le centre, la plupart aussi des mencheviks, se trouvèrent du côté de la bourgeoisie, prêts, dès le premier jour, à verser le sang ouvrier pour rétablir « l'ordre démocratique ».
L'organe, officiel des s.-r., Troud (le Travail), publiait le 5 novembre, alors que les pavés n'étaient pas encore lavés du sang des victimes de la guerre civile, ces lignes :
Ceux qui siégeaient à la Douma et au Kremlin, ceux au nom de qui agissaient les junkers, formaient la Douma municipale socialiste et le Comité du Parti Socialiste-Révolutionnaire.
« En tirant sur les travailleurs dans les rues de Moscou, écrit le camarade Novitsky (à qui j'emprunte cette citation), les s.-r. ont fusillé leur propre parti. »
A la même époque, avant et après la révolution, les journaux mencheviks accablaient les bolcheviks de reproches et d'injures. Des hésitations se remarquaient pourtant au sein de ce parti. Le 25 octobre, le menchevik Deviatkine22 déclarait à la Douma moscovite, au nom de sa fraction : « Si le gouvernement entre dans la voie des représailles, nous serons avec la classe ouvrière. »
En fait, les meneurs mencheviks observèrent une neutralité plutôt hostile à la révolution prolétarienne ; l'ensemble des ouvriers social-démocrates adhéra néanmoins, sans réserves, au mouvement.
Le 2 novembre 1917, la révolution ouvrière était à Moscou, victorieuse comme elle l'avait été à Petrograd dès le 25 octobre. Ici et là, sa situation n'en était pas moins hérissée de difficultés. Une nouvelle lutte commençait, infiniment plus dangereuse et plus âpre que la bataille des rues.
Il fallait tout organiser, malgré la conspiration réactionnaire permanente et le sabotage des fonctionnaires et des intellectuels.
Quel héritage recueillait le nouveau régime soviétiste ? La désorganisation des transports, le chômage de l'industrie, la disette, le désordre, le gâchis, le sabotage, la mauvaise volonté de tous ceux que leurs intérêts ou leurs préjugés rattachaient au passé. Grande leçon : car tels doivent être les lendemains de toutes les insurrections victorieuses.
Tandis que les bolcheviks occupaient la Douma, les membres réactionnaires de l'ancienne Douma que l'on avait laissés en liberté — s.-r. et cadets— s'organisaient à la fois ouvertement et clandestinement pour l'action : la conspiration contre-révolutionnaire s'instituait en permanence.
Le tableau que les bâtiments de la Douma offrent aux nouveaux arrivants est symbolique. Les obus ont crevé les murailles en divers endroits. Il y a des planchers défoncées, des chambres où tout a été pulvérisé. Documents et papiers sont dispersés dans les bureaux ainsi que par un ouragan. Les dossiers ont servi à boucher les fenêtres. On a fait sauter les tiroirs des secrétaires. Les machines à écrire ne sont plus bonnes à grand'chose... D'ailleurs les employés de la ville, à l'instigation de l'ancienne administration, se mirent en grève. Et cette grève contre la révolution ouvrière, 16 000 employés municipaux la prolongèrent pendant quatre mois. Que l'on juge de la situation qui en résulta pour les administrations publiques et que l'on pèse les responsabilités.
Remettre en activité les administrations de la ville présentait, dans ces conditions, une difficulté inouïe. La grève de tous les employés – sans exception – des médecins, des instituteurs, des ingénieurs, des techniciens, etc., le boycottage des emplois, le sabotage des nouveaux fonctionnaires d'une part, de l'autre la nécessité de payer aux ouvriers leur salaire normal (et les administrations civiles et militaires fournissaient du travail à 200 000 ouvriers), de nourrir des dizaines de milliers de réfugiés et d'invalides, d'entretenir les troupes, les hôpitaux, les hospices, de pourvoir à tout prix à l'entretien du service des eaux, des égouts, des tramways, des abattoirs, du gaz, de l'électricité, tel fut le problème devant lequel les travailleurs et des militants très inexpérimentés en ces matières se trouvèrent tout à coup, n'ayant à compter, pour le résoudre, que sur leurs propres moyens.
(Anioutkine.)
On peut dire aujourd'hui que le Soviet de Moscou fut à la hauteur de sa tâche. En dépit de tout, les services publics fonctionnèrent normalement. La situation ne devait devenir critique qu'après des mois et des années de guerre civile.
Ainsi s'accomplit, dans la capitale d'un des plus grands pays civilisés, une révolution dont l'importance historique ne se peut encore aucunement apprécier : la première révolution sociale des temps modernes, la première expropriation des riches par les travailleurs conscients de leurs droits.
Essayons de résumer en quelques lignes son expérience :
La révolution d'octobre, en Russie, est voulue par les masses qui, en juillet, à Petrograd, prennent même l'initiative de l'action. Economiquement, politiquement, psychologiquement, elle était nécessaire.
Son succès rapide est assuré par une nombreuse élite révolutionnaire que la lutte clandestine contre le tsarisme a éprouvée, trempée, aguerrie. A la tête de cette élite il y a un grand parti bien organisé (parti bolchevik). Dans ce parti un homme se révèle doué d'une intelligence supérieure des situations, en choisissant l'heure. Tel est l'immense mérite de Lénine.
Deux minorités irréductibles, l'une réactionnaire, l'autre révolutionnaire, se trouvant en présence, la lutte ne pouvait se terminer que par les armes. Il n'y avait que deux solutions possibles : dictature réactionnaire ou dictature révolutionnaire. Le concours des masses décide la victoire.
Noter le rôle des troupes, qui est stratégiquement de la première importance. La fidélité de quelques régiments eût pu donner à la réaction une victoire, sans doute momentanée, mais cruelle et grosse de conséquences.
Dès le commencement de la guerre civile la réaction (et la réaction seule) se montre animée de la ferme volonté d'instituer la terreur blanche.
Il faudra plus tard, longtemps après, des complots incessants, des assassinats, le sabotage et l'intrigue étrangère pour susciter enfin la terreur rouge...
Dans la guerre sociale les éléments d'origine petite-bourgeoise (officiers, intellectuels, étudiants) et les petits fonctionnaires et employés gravitant autour de la petite-bourgeoisie dont ils ont du reste la mentalité, sont les plus dangereux pour le prolétariat. Quels que soient les programmes de leurs partis, quel que soit parfois leur passé libéral ou même révolutionnaire, ils se révèlent nécessairement, opiniâtrement les alliés de la réaction. Leur résistance passive, après la révolution, est aussi redoutable que leur résistance active pendant la révolution.
Les batailles de la révolution, en dépit de l'acharnement des deux partis, ne font que peu de victimes. La résistance ultérieure de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie (grève des techniciens, sabotage, etc.) fut par contre en Russie la cause d'une persistante misère et de calamités sans nombre
Au lendemain d'une insurrection victorieuse il importe que les travailleurs révolutionnaires, s'ils ne se sont pas acquis le concours d'un nombre suffisant de techniciens conscients, puissent les contraindre dans l'ensemble à travailler sous un contrôle efficace.
L'expérience de la révolution d'octobre, mieux connue, sera fertile en enseignements. Les militants tireront eux-mêmes de ce résumé trop rapide et trop incomplet les conclusions théoriques qu'il suggère.
Petrograd, septembre 1920.
Notes
1 Tverskoï ?
2 1,06 mètre.
3 Notamment celles des camarades Ovsiannikov, Norov, Olminsky, Lomov, Mouralov, O. Berzine, Noskov, Vinograskaia. (Note de Victor Serge)
4 Vadim Viktorovitch Roudnev (1884-1940).
5 Nous pouvons, pour la clarté de l'exposition comparer la Douma de Moscou au conseil municipal de la Ville de Paris et les Doumas locales aux conseils municipaux des arrondissements. (Note de Victor Serge)
6 Ossip Solomonovitch Minor (1861-1932 ou 1934).
7 Nikolaï Ivanovitch Astrov (1868-1934).
8 Nikolaï Mikhaïlovitch Kichkine (1864-1930), ministre de l'assistance publique du gouvernement provisoire.
9 Gaston de Gallifet (1830-1909), officier qui fut à la tête de la répression de la Commune de Paris en 1871.
10 Constantin Ivanovitch Riabtsev (1879-1919).
11 Grigori Alexandrovitch Oussiévitch, dit Tinski (1890-1918).
12 Edinstvo, le groupe de Plekhanov.
13 Cité par Olminsky. (Note de Victor Serge)
14 M. Olminsky. (Note de Victor Serge)
15 D'après le récit du rescapé Illa Noskov. (Note de Victor Serge)
16 Ivan Platonovitch Kaliaev (1877-1905), poète, tue le grand-duc Serge en 1905.
17 Egor Sergueïevitch Sazonov (1879-1910), tue le ministre de l'intérieur Plehve en 1904.
18 Piotr Germoguenovitch Smidovitch (1874-1935).
19 Vadim Nikolaïevitch Podbielsky (1887-1920).
20 Alexandre Arossev (1890-1938), bolchevik dès 1907, est ambassadeur d'URSS à Prague de 1929 à 1933.
21 Youri Vladimirovitch Sabline (1897-1937).
22 Alexandre Fédorovitch Deviatkine (1884-1932).
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