1945 |
Source : Quatrième Internationale, n°14-15, janvier-février 1946. Signé Spéros. |
La crise belge venait à peine d’être provisoirement conjurée grâce à l'intervention réactionnaire des forces anglo-américaines, lorsqu’en Grèce, à l'autre extrémité de l'Europe, les ouvriers, les paysans, les couches ruinées de !a petite bourgeoisie citadine engageaient une lutte incomparablement plus ample et plus profonde.
Entre le 3 décembre 1944 et le 5 janvier 1945, pendant plus d’un mois, l’action des masses grecques, malgré les slogans confus et les inconséquences de leur mouvement, malgré la direction opportuniste « front populiste » de l'E.A.M., ne peut être caractérisée autrement que comme la première phase de la Révolution prolétarienne Grecque.
Toute révolution antérieure de la situation du pays conduisait avec une nécessité implacable à cette explosion révolutionnaire.
En 1935, un faux plébiscite orchestré par l'aventurier général Kondylis a amené au trône avec une « majorité écrasante » le roi exilé Georges II. Un an après, le 4 août 1936, le général Métaxas instaurait sa dictature. Du mois d’août 1936 au mois d’octobre 1940, la Grèce a vécu la plus sinistre période de sa vie politique depuis la constitution de l’État néo-hellénique.
Métaxas, agent des hautes sphères réactionnaires de la bourgeoisie grecque, du roi et des impérialistes anglais, a réprimé toutes les manifestations du mouvement ouvrier et démocratique, et a sacrifié les maigres ressources économiques et financières du pays au renforcement de sa machine militaire en vue de la deuxième guerre impérialiste mondiale qui se dessinait sur le fond de la situation internationale. Quand la guerre a éclaté en 1939 en Europe, la Grèce traversait déjà une crise économique aigüe.
Le conflit impérialiste, par les restrictions et les difficultés qu’il imposa au commerce international, porta de nouveaux coups à l’économie grecque, qui dépend étroitement du marché mondial, tant pour les exportations que pour l’activité commerciale de sa forte marine marchande.
En octobre 1940, l’impérialisme italien déclenche la guerre contre la Grèce. Après six mois de résistance, de grandes souffrances et de sacrifices, le pays a été occupé, conjointement par les Allemands, les Italiens et les Bulgares.
L’occupation paracheva la ruine complète du pays, et fut un exemple de la destinée tragique à laquelle seraient voués les peuples de l’Europe et du Monde si la barbarie capitaliste devait continuer. La Grèce a perdu environ 80.000 tués dans la guerre de l’Albanie, 82.000 fusillés par les occupants, 500.000 déportés en Allemagne et 700.000 morts de faim. 1300 villages et villes ont été complétement ou partiellement détruits. Les rares statistiques sanitaires qu’on a osé dresser démontrent une mortalité infantile de presque 100 % et une mortalité générale non moins exceptionnelle et horrifiante,
Un peuple entier a couru le risque de sombrer définitivement, et le compromis pour plusieurs décades son avenir physique. Nulle part ailleurs, l'inflation n'a atteint des niveaux aussi astronomiques. La circulation fiduciaire, qui était de quelques 9 milliards de drachmes en décembre 1939, de 10 milliards en 1941 et de 21 milliards encore juste avant l'occupation du pays, a atteint à la fin d'octobre 1944, après la « libération » du pays par les Anglais, le chiffre réellement invraisemblable de 2.500.000 trillions de drachmes.
« Cette situation, écrit le journal de Genève (5/1/45), a pour conséquence un renchérissement du coût de la vie dont il est difficile de se faire une idée. Contentons-nous de signaler que les prix actuels sont supérieurs de 15.000 à 300.000 fois suivant les produits à ceux de fin 1940. Il en résulte, on le sait, en dépit d'une certaine adaptation des salaires, un appauvrissement général, et une atroce famine dans les villes. »
Les journaux américains ont publié des photos montrant les marchands des quatre-saisons dans les rues d’Athènes peser le poids d’énormes liasses de papier-monnaie que des ménagères payaient pour un choux.
Dans les villages, les paysans moyens et riches, petite minorité parmi la grande masse des paysans pauvres, ont accumulé, grâce à la vente des produits alimentaires, d’énormes quantités de papier-monnaie, sans qu’un enrichissement réel de ces couches en résulte. Au contraire, étant donné l'impossibilité absolue des villes de les approvisionner en produits industriels, l'outillage agricole détruit ou réquisitionné n’a pas été remplacé, ainsi que les autres biens des ménages paysans : vêtements, meubles, etc... Dans les villes et les campagnes, toutes les couches petites bourgeoises vivant de leurs économies et de leurs rentes ont été complétement ruinées et prolétarisées.
C'est dans le processus de telles conditions objectives que prit naissance le mouvement populaire de résistance le plus ample et le plus profond de tous les pays balkaniques.
Dans un article sur les partisans balkaniques publié dans le numéro 2 ronéotypé de cette revue en septembre 1943, nous avions déjà attiré l'attention sur l'importance révolutionnaire de ce mouvement. Nous avions souligné sa tendance, due aux conditions objectives et à sa composition sociale favorable, particulièrement en Grèce, de déborder les cadres d'une lutte nationale exclusive contre les occupants et de l'engager aussi sur un pian social contre la bourgeoisie nationale et son État.
Quand Churchill, dans sa rage réactionnaire tâche de persuader les honorables membres artério-sclérosés du parti des Tories aux Communes que « ce n'était pas contre les Allemands qu’ils se battaient, mais que dans une large mesure ils prenaient simplement nos armes et attendaient le moment où ils pourraient prendre le pouvoir dans la capitale par la force et faire de la Grèce un pays communiste » (Aux Communes, le 18-1-45).
C’est évidemment un mensonge. Mais il n’empêche que réellement les masses grecques, tout en ne laissant pas un moment de répit aux occupants, n’ont pas cessé de lutter en même temps contre les forces réactionnaires grecques, soit pro-nazies, celles de Rallis à Athènes, soit pro-alliées, celles de Tsoudéros au Caire, ainsi que contre le roi. Dans les villes, la résistance des masses a atteint plusieurs fois le niveau de la grève générale, tandis que les partisans, de leur montagne, se livraient à une guérilla infatigable contre l'armée d’occupation.
C'est le succès et la vigueur de la gréve générale de mars 1943 qui a fait échouer la mobilisation des travailleurs grecs décrétée par les nazis. C’est la gréve générale d'août 1944 qui a riposté aux mesures de déportation et de répression des nazis. Mais la lutte contre la bourgeoisie nationale ne fut pas moins implacable.
Politiquement, le mouvement des masses s’organisa sous l’égide du Parti Communiste Grec, entouré d'une pléiade de groupements politiques, pour la plupart inexistants avant la guerre, et en tout cas sans aucune influence réelle parmi les masses, tels que le « Parti Socialiste » , l'« Union des Démocrates Populaires » et le « Parti Agraire ».
Ainsi se forma I’E.A.M., le Front National de Libération, agrémenté aussi de quelques personnalités, telles que le professeur Svolos, Askoustsis, Angelopoulos, les généraux Sarafis, Bakirtzis, Mandakas, etc., accourues de tous les coins de l'horizon politique. L’E.A.M. avait sa propre milice, la Politophilaki, qui, même pendant l'occupation, avait remplacé dans tout le territoire nettoyé des forces nazies, l'ancienne gendarmerie et police grecques. L'E.A.M. possédait en outre une armée populaire distincte de la milice de l'E.L.A.S., commandée par l'officier ex-venizéliste, l’anti-monarchiste Sarafis.
Pour combattre le mouvement de l'E.A.M. qui, malgré l’idéologie officielle de sa direction « front populiste » , démocratisante, nationaliste, petite-bourgeoise, conservait une grande autonomie de classe dans l’action, la bourgeoisie seconda l'activité répressive de l’impérialisme occupant par les moyens suivants : l’organisation d’un autre mouvement de « résistance » concurrent a été confiée au colonel Zeryas, professionnel coup-d’étatiste, et chef connu des bandes prétoriennes, que Churchill, avec son cynisme habituel, n’hésita pas à qualifier comme un « homme de gauche » (Chambre des Communes, le 8-12-45). Zervas forma un nouveau corps de partisans blancs : l’E.D.E.S., ayant pour but, sous le couvert de la lutte nationale contre les occupants, de contrecarrer l'influence de l’E.A.M. et de s’opposer, même par les armes, à son développement.
En même temps, son frère jumeau dans le crime, le colonel Dertilis, avec la collaboration duquel Zervas a perpétré tous ses forfaits contre les libertés populaires en Grèce, a été placé par le Quisling Rallis a la tête des « Bataillons de sécurité » , formations nettement fascistes que Churchill, avec le même cynisme, a eu l’impudence de comparer aux formations de la « Home Guard » en Angleterre.
Ainsi, la besogne ayant été partagée entre le « résistant » Zervas et le « collaborateur » Dertilis, la bourgeoisie trouva cette combinaison comme la meilleure qu’a réussi dans sa vie de banditisme politique le couple inséparable des deux colonels.
À Londres et au Caire, le roi, le « gouvernement » exilé de Tsoudéros, les armateurs et d’autres cercles de la bourgeoisie grecque « pro-alliée » , ainsi que les impérialistes anglais ne restaient pas inactifs. Nous avons aujourd’hui, par les débats qui ont eu lieu à la Chambre des Communes en décembre 1944 et en janvier 1945, la confirmation officielle que les « alliés » , conseillés par le « libéral » Tsoudéros, ont envoyé « à Zervas plus d'argent et d’armes qu'ils n’en ont jamais envoyé à l'E.L.A.S. » (déclaration de sir R, Acland aux Communes, le 8-12-44).
Et, tandis que l'E.D.E.S. recevait encore l'aide des « alliés » , « il y a quelques semaines » (Daily Express, 11-12-44), le Daily Telegraph du 11-12-44 nous apprend que toute aide britannique à l'E.L.A.S. avait cessé « il y a environ dix-huit mois, vers le 19 avril 1943 » .
L’E.A.M. contrôlait déjà à cette époque une grande partie de la Gréce, procédant, par la pression des masses, au remplacement de l’ancienne administration bourgeoise, au prélèvement des impôts, au contrôle des prix et à la distribution équitable des vivres.
En juillet 1943, le roi, conseillé par les Anglais, fait une premiére concession à la pression des masses grecques : il a déclaré que six mois apres la « libération » de la Gréce on procédera à des élections pour une Assemblée Constituante qui décidera de la question constitutionnelle.
L’.E.A.M. a répondu en exigeant du roi qu'il ne revienne pas en Gréce avant un plebiscite, et sa participation au gouvernement du Caire. Le roi, conseillé de nouveau par Casey, le ministre britannique pour le Proche-Orient, refuse de satisfaire ces demandes.
En avril 1944, on apprenait subitement que Vénizelos succédait à Tsoudéros. Ce changement survenait à la suite de la révolte des équipages des navires de guerre grecs ancrés dans la rade d’Alexandrie, ainsi que des soldats de la I° brigade de l'armée grecque du Proche-Orient, qui se solidarisaient avec le mouvement de l'E.A.M. et de l'E.L.AS. en Grèce refusaient d’obéir au roi, à son gouvernement et aux Anglais. Vénizelos ayant paru trop mou à Churchill pour réprimer sévèrement la mutinerie, fut évincé et dut céder la place à Papaandréou, politicien réactionnaire de second plan, que les ouvriers grecs ont toujours considéré comme un des représentants authentiques de la droite, mais que Churchill a fait connaitre au monde comme un pur « socialiste » .
Papaandréou, agissant conformément aux ordres de ses maitres du Foreign Office, d'un coté emprisonnait et assassinait les marins et les soldats révoltés, purgeait l'armée et la marine de tout élément de gauche et mettait sur pied des formations armées réactionnaires telles que la « Brigade de Montagne » et le « Bataillon Sacré » ; de l'autre coté, manœuvrait pour discréditer et désagréger l'E.A.M. Son succès culminant fut le Congrès du Liban en mai 1944, qui a décidé, avec l'accord des représentants de l'E.A.M., la constitution d’un « gouvernement national » . Cependant, c’est seulement en août 1944 que l'aile droite de l'E.A.M. vainquit l'opposition des masses et l'aile gauche du Parti Communiste qui se dessina dans son sein, sans jamais arriver à se cristalliser fermement, et envoya six représentants de cette organisation pour compléter le « gouvernement national » de M. Papaandréou.
En octobre 1944, les Anglais débarquaient en Grèce.
Churchill, dans un langage clair, a expliqué aux Communes le 8-12-44 les véritables raisons de cette action « libératrice » , tellement tardive, malgré la faiblesse des effectifs allemands en Grèce et malgré la détresse extrême du pays. Il a dit textuellement :
« J'ai insinué au Président (Roosevelt) que nous devrions rassembler des forces pour entrer en Grèce quand la position des Allemands serait suffisamment affaiblie, et surtout pour sauver Athènes de l'anarchie et de la famine qui la menaçait. J'attirais son attention sur le fait que s'il y avait un long intervalle entre le départ des autorités allemandes de la ville et le moment où un gouvernement organisé pourrait être établi, il était fort probable que l'E.A.M. et les communistes extrémistes essaieraient de s’emparer de la ville et d’étouffer toutes les autres formes d'expression en Grèce, excepté la leur. »
« Mon ami honoré, le Président, était d'avis que nous devrions certainement dresser nos plans et par conséquent, à la Conférence de Québec, il fut proposé par les chefs d’états-majors interalliés, que les Anglais prépareraient une armée pour occuper la région d’Athènes, ouvrant ainsi la voie pour l'envoi de secours pour l'établissement de la loi et de l'ordre, et pour l'instauration du gouvernement grec, que nous et la grande majorité des Nations Unies avions reconnu. »
Ce but contre-révolutionnaire, l'impérialisme britannique l'a poursuivi après la « libération » , qui a coûté en tout trois cents soldats britanniques, avec une implacable résolution, d’autant plus que l'agitation des masses, en partie comprimée pendant l'occupation nazie, se donnait maintenant libre cours, et devenait réellement menaçante pour l'ordre capitaliste. Des manifestations monstres se déroulaient fréquemment dans les grandes villes, réclamant l’abolition de la monarchie, sa dissolution et le châtiment des « Bataillons de sécurité » , de la police et de la gendarmerie, l'amélioration du ravitaillement resté sur le même niveau de famine que sous l’occupation nazie.
Devant l'indulgence coupable du gouvernement envers les éléments réactionnaires, le peuple armé procédait lui-même dans les rues d’Athènes et ailleurs à leur châtiment. La révolution était déjà là, se nourrissant chaque jour davantage de l'exaspération des masses à chaque contact avec la réalité économique et politique de la « libération » aussi sinistre, aussi abominable que celle d’hier sous l'occupation nazie.
Trotsky disait encore un peu avant son assassinat qu’à « l'époque actuelle, chaque question importante, nationale ou internationale, sera résolue par les armes et non pas par des moyens pacifiques » , et les masses grecques avaient compris, ou avaient senti confusément cette vérité.
À toute tentative de la bourgeoisie, de l'impérialisme britannique, et même de leurs chefs petits-bourgeois, de les désarmer, elles opposèrent jusqu’au début de décembre 1944 un refus obstiné. Scobie décida d'y parvenir par la force et la famine. Si les troupes coloniales et les parachutistes britanniques ne s’étaient pas trouvés en Grèce, si les canons de la Home Fleet, les Spitfires de la R.A.F. et les tanks fabriqués en Amérique n’étaient pas intervenus massivement et brutalement, la révolution grecque aurait connu un tout autre développement, qui étonnerait en premier lieu, plus qu'elle ne l'a fait, ses propres chefs petits-bourgeois de l'E.A.M. Mais Scobie avait un plan arrêté, et Papaandréou n’était pas moins pressé d'en finir avec une situation qui ne laissait pas dormir tranquille la bourgeoisie grecque depuis au moins deux ans.
Quand les mercenaires de la police grecque ouvrirent le feu sur la manifestation tenue le dimanche 3 décembre à Athènes pour protester contre la décision du gouvernement de désarmer coûte que coûte les partisans, la foule était sans armes. Mais, le soir même, un vent révolutionnaire soufflait dans les quartiers et les faubourgs prolétariens d’Athènes et du Pirée; les armes, quand elles existaient, sortaient de leurs cachettes; d’autres étaient fabriquées avec des moyens de fortune. On a vu ainsi le lendemain, quand la grève générale se déclencha comme un ouragan à travers tout ce pays, les dockers du Pirée manifester « armés de simples couteaux et de bâtons, de bois et de fer » . La lutte s’annonçait longue, âpre, incertaine, mais le peuple l'acceptait comme nécessaire.
Entre le 3 décembre 1944 et le 5 janvier 1945, date à laquelle la résistance cessa dans la région d’Athènes, les masses ont déployé une activité révolutionnaire qui restera parmi les plus beaux exemples du mouvement prolétarien. Elles ont fait face, pendant plus d’un mois, aux forces combinées de l'impérialisme britannique et de la réaction grecque, en plein hiver, sans nourriture, sans chauffage, sans lumière, sans médicaments et même sans vêtements et sans souliers (rapport du médecin de l'armée des États-Unis, Max Milberg).
Les usines et les maisons des quartiers populaires d’Athènes et du Pirée étaient devenues autant de forteresses de résistance qui ne prenait fin que lorsque les bombes des canons, des tanks et des avions anglais les démolissaient entièrement. Les pierres des maisons d’Athènes et du Pirée ont servi à ériger les barricades qui ont tenu en échec pendant plusieurs semaines le mouvement des forces blindées britanniques. Les combattants avaient l'appui « de la plupart des quartiers ouvriers d’Athènes » est obligé d'avouer le journal conservateur anglais Daily Express du 11-12-44. « Les femmes traversent les rues avec les armes cachées sous leurs jupes et des grenades cachées dans leurs paniers. Les enfants apportent la nourriture à leurs parents qui combattent des toits des maisons. » (Ibidem.)
La grève générale eut un succès complet tant dans la région d’Athènes que dans le reste du pays. Les ouvriers et les paysans, pendant un mois, ont consenti à tous les sacrifices. Quant la résistance cessa en Attique, il y avait seize mille tués et prisonniers du côté du peuple et six mille habitations ouvrières complétement rasées.
Les renseignements sont encore rares sur ce que fut l'activité politique et sociale des masses pendant cette période. Nous savons seulement que la Milice Populaire avait désarmé et remplacé partout les restes des forces réactionnaires et policières ou autres; que des tribunaux populaires avaient remplacé les juges bourgeois; qu’à Salonique, les ouvriers contrôlaient le ravitaillement et le logement.
L’E.A.M. fut placée dès sa constitution sur la plateforme de la « démocratie populaire » , de la Laocratie, professée avec tant de foi naïve déja bien ayant la guerre par une de ses personnalités les plus éminentes, par Slovos, dans ses cours de « droit constitutionnel » à l'université d’Athènes. Le malheur, c’est que cette idéologie petite-bourgeoise qui rêvait, grâce au rassemblement de toutes les bonnes volontés, faire de la Grèce livrée jusqu’alors à l'arbitraire de ses généraux farouches et de ses politiciens sans scrupules, un pays « démocratique » dont la vie politique fonctionnerait selon les règles les plus classiques du « droit constitutionnel » , avait gagné aussi les dirigeants du Parti Communiste grec, ces marxistes réalistes d’autrefois.
Plusieurs d’entre eux avaient d’ailleurs une prédisposition naturelle pour la « démocratie populaire » à l'instar de certains de leurs confrères du Parti Communiste bulgare, non pas seulement depuis la période « Front populiste » du Komintern, mais même bien avant, vers 1924-1925, quand ce dernier ne pouvait étre accusé d'une telle inconséquence. Ils étaient d’autant plus fascinés par cette illusion de la « démocratie populaire » , que la réalité grecque (et mondiale) se refusait obstinément à leur offrir, à l'époque du capitalisme décadent, autre chose que la dictature de la bourgeoisie, soit à peine camouflée derrière le parlementarisme de Vénizelos, soit le plus souvent ouverte, sous les régimes de Présidents, des Plastiras, des Pangalos, des Kondylis, des Métaxas.
Les dirigeants de l'E.A.M., nourris du catéchisme « front populiste » et du « droit constitutionnel » du professeur Slovos, tâchaient d'arriver à la « démocratie populaire », grâce à une tactique savante et fort compliquée de manœuvres, d'avances et de reculs, d’accords et de désaccords avec le roi, la bourgeoisie grecque et l'impérialisme britannique dont les principales étapes sont les suivantes :
Lors de la Conférence du Liban, quand les tribunaux de Papaandréou et ceux des Britanniques avaient déjà condamné à mort vingt et un « leaders » de la mutinerie des marins et des soldats d’Égypte, et que 80 % d’entre eux étaient détenus dans des camps de concentration, les dirigeants de l’E.A.M. condamnèrent publiquement et par télégramme adressé à Churchill « la folie criminelle des révoltes » .
En août 1944, ils entrèrent dans le gouvernement de Papaandréou et acceptèrent en principe le désarmement de la milice de l'E.A.M. et de l'E.L.A.S. et la formation d’une armée et d’une police « nationales » . Quand le gouvernement rentra en Grèce en octobre 1944, cet accord restait toujours valable. Ils refusèrent de remettre les armes de leurs formations et démissionnèrent du gouvernement (1° décembre 1944), seulement quand ils sentirent la pression des masses les déborder et quand ils constatèrent que ce désarmement serait unilatéral; Papaandréou et Scobie ayant rappelé à Athènes la « Brigade de Montagne » et le « Bataillon Sacré » , formations réactionnaires formées après « l’épuration » de l’armée d’Égypte, qu'ils considéraient comme le noyau de la nouvelle armée « nationale » .
Ils engagèrent la lutte armée contre Papaandréou et les Britanniques sous la poussée profonde des masses, espérant arriver, à la première occasion, à un compromis. Le 10 décembre, Sarafis se considérait être encore sous les ordres de Scobie. Lors de la Conférence d’Athènes, les 26 et 27 décembre, Partsalidés, secrétaire de l’E.A.M., tenait, s’adressant à Churchill, le langage suivant : « Nous remercions vivement M. Churchill encore une fois d'avoir pris l'initiative de cette rencontre. » Et dans le mémorandum adressé par l’E.A.M. à Churchill le 28 décembre et signé par Partsalidés, on lit : « Permettez-moi de vous exprimer la profonde satisfaction du peuple grec pour l'heureux événement de votre arrivée à Athènes afin de trouver une solution a la tragique situation existante entre les Grecs et les Britanniques. »
Un jour avant, Churchill, en quittant Athènes, s’exprimait ainsi en s’adressant aux journalistes : « Nous avons repoussé les rebelles du centre immédiat de !a capitale. Nous avons assez de troupes pour nous rendre complétement maîtres de la ville d’Athènes. Plus tôt les partis en présence entendront raison, plus tôt il sera possible de mettre fin au combat. Mais la lutte ne s’arrêtera pas tant qu’un résultat ne sera pas obtenu, soit par voie de négociations amicales, soit par un emploi plus large des armes. »
Les dirigeants de l’E.A.M. ont accepté la solution de la régence et la désignation du métropolite Damaskinos, cet agent hypocrite du Foreign Office et de la bourgeoisie grecque, qui a appelé aussitôt au pouvoir Plastiras. À partir du 4 janvier 1945, les dirigeants de l’E.A.M., sans être battus militairement. reculent, abandonnent volontairement l’Attique, la Béotie, et par l'armistice du 12 janvier livrent à Plastiras et à Scobie Salonique, tous les ports et toutes les villes importantes du pays.
À la contre-révolution de Plastiras ils répondirent par la retraite et la capitulation complètes. Ils livrèrent leurs otages, au moment même où Plastiras « jugeait » et fusillait à Athènes leurs prisonniers; ils acceptèrent la remise de leurs armes et abandonnèrent même la revendication d'une amnistie générale. Ils trahirent ainsi sur toute la ligne.
Tandis que la presse stalinienne de l'étranger jetait tous les anathèmes sur la tête des réactionnaires grecs, sur Papaandréou et Plastiras, en épargnant l’impérialisme britannique et Churchill personnellement, Moscou a gardé pendant toute la durée de la crise grecque un silence absolu.
« En ce qui concerne la Grèce, écrivait le 13-12-44 le journal suisse Basler Nachrichten, les milieux de Londres constatent que Moscou s’est imposé la plus grande discrétion. » Le 29-12-44, le correspondant à Stockholm du journal suisse ajoutait :
« La radio et la presse de Moscou gardent une réserve extrême sur la question grecque. Leurs rapports quotidiens sur la situation a Athènes ne proviennent que de sources anglaises et américaines. Le point de vue du gouvernement de Londres est mentionné, mais les réactions soviétiques ne donnent aucun commentaire. M, Churchill est personnellement épargné, même dans les citations. »
Les intérêts stratégiques et économiques de l'impérialisme britannique en Grèce sont bien connus par Moscou. Staline savait qu’il serait aussi difficile pour Churchill de reculer en Grèce que pour lui de reculer en Pologne. Son attitude réservée est expliquée en premier lieu par son désir d’éviter la tension des rapports avec l'impérialisme britannique sur une question secondaire pour les intérêts russes. Par contre, le prolongement de la crise grecque et l’intervention brutale à laquelle fut obligé de recourir l'impérialisme britannique pour maîtriser la situation, offrirent à Staline les avantages politiques suivants :
Ils rehaussèrent le prestige de l'U.R.S.S. dans les pays occupés par l'armée rouge, et particulièrement dans les pays balkaniques voisins de la Grèce (Bulgarie, Yougoslavie, Roumanie), dans lesquels l'U.R.S.S. faisait preuve, par comparaison avec l’Angleterre, de plus de libéralisme et de compréhension pour les aspirations des masses.
Ils enlevèrent à l'impérialisme britannique (et américain) tout argument contre une intervention russe dans les affaires des pays occupés par l’armée rouge, et laissèrent les mains libres à Staline d’en faire autant que les Britanniques en Grèce si les intérêts de la bureaucratie soviétique l’exigeaient.
Cependant, ni les masses grecques, ni le prolétariat mondial n’oublieront jamais que Staline, maître de la Bulgarie et de la Yougoslavie, pays limitrophes de la Grèce, n’a envoyé ni armes, ni vivres à Athènes combattante, soumise, entre autres, à l’épreuve terrible de la famine.
Les événements grecs sont l’exemple d'une situation révolutionnaire qui, ayant mûri, en raison des conditions particulières que nous avons brièvement analysées, d’un rythme plus rapide que dans le reste des pays européens a abouti, de par son isolement, à une défaite.
Les masses ont déployé une activité révolutionnaire étonnante, qui a obligé la direction du parti stalinien, pour éviter le débordement et l’éclatement intérieur, de nuancer sa ligne générale de compromis et de trahison par des manœuvres « gauchistes » plus ou moins compliquées.
Le mouvement des masses a revêtu une forme démocratique par la mise en avant des revendications telles que l’abolition de la monarchie, la dissolution et le châtiment des forces réactionnaires, la démocratisation du régime politique. Cette forme est propre à la première étape de toute révolution qui se déroule dans des conditions politiques analogues à celles de la Grèce (monarchie, gouvernement dictatorial pendant plusieurs années) et en l'absence d'un grand parti révolutionnaire. Mais la logique de la lutte aboutissait nécessairement à l'amplification des objectifs et à l'épuration du mouvement par lui-même de toutes ses inconséquences, à la découverte de son véritable caractère prolétarien et socialiste.
Les masses grecques, aprés quelques jours de lutte, ont vu se dresser en face d’elles toute la gamme des partis et des forces de la bourgeoisie, le «libéral» Sophoulis, « l'anti-monarchiste » Plastiras, le « socialiste » Papaandréou, le « résistant » Damaskinos, les « démocrates » Sideris et Sophianoupoulos, le monarchiste Tsaldaris, le collaborateur fasciste Dertilis, le prétorien Zervas, tous soudés en un front unique, se défendaient contre l’assaut des masses et le « péril communiste » .
Cependant, l'intervention brutale de l'impérialisme britannique a eu comme résultat de dévier l'activité des masses, principalement vers la lutte anti-impérialiste.
L'impérialisme britannique défendait en Grèce d’une part une position-clé de sa politique dans le Proche-Orient, et d'autre part ses intérêts économiques en Grèce [1].
La situation actuelle en Gréce est caractérisée par l'offensive de la contre-révolution, le recul et une certaine confusion des masses ayant subi le choc de l'impérialisme britannique et la trahison de leurs chefs.
Pour leur regroupement, les Bolchéviks-Léninistes grecs mettront en avant un programme d'action dont les points saillants seront les suivants :
Indépendance de la Grèce; à la porte les troupes impérialistes britanniques qui soutiennent Plastiras;
À bas la monarchie et la régence;
Plébiscite et élections immédiates avec la participation des jeunes et des femmes, à partir de 18 ans;
Dissolution et châtiment de l'E.D.E.S., des « Bataillons de sécurité » , de la police et de la gendarmerie; Milice populaire. Tribunaux populaires;
Reconstruction économique sur la base d'un plan élaboré par les syndicats et appliqué sous leur contrôle, ainsi que sous le contrôle des comités d’entreprises, des comités de quartiers, des comités de ménagéres, des comités de paysans pauvres;
Nationalisation immédiate des banques, des grandes entreprises, des moyens de transport;
Gouvernement ouvrier et paysan;
Fraternisation et coopération économique avec les autres peuples balkaniques dans le cadre de la Fédération Socialiste Balkanique.
La défaite subie par la première vague de la révolution grecque n'est pas décisive, étant donné l'évolution générale de la situation européenne et mondiale.
La révolution grecque reprendra sa marche, ranimée par la flamme de la révolution européenne et, en jonction avec elle, combattra, s’éduquera et vaincra.
Notes