1867 |
Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste. |
Un chapitre inédit du Capital
Résultats du procès de production immédiat
Le procès de production capitaliste est unité du procès de travail et du procès de valorisation. Pour que l'argent devienne capital, il faut le convertir d'abord en les marchandises qui constituent les facteurs du procès de travail, autrement dit, il faut acheter 1º la capacité de travail, 2º les objets sans lesquels la capacité de travail ne pourrait être consommée, c'est-à-dire travailler.
Au sein du procès de travail, ces objets ont pour seule signification d'opérer comme moyens de réalisation du travail, valeurs d'usage du travail : par rapport au travail vivant, ils sont matière et moyen; par rapport au produit, ils sont moyens de production, et pour autant qu'ils sont eux-mêmes déjà des produits, ils sont des moyens de créer un produit nouveau. Mais, ces objets ne jouent pas ce rôle dans le procès de travail, parce que le capitaliste les a achetés ou parce qu'ils sont la forme modifiée de son argent, mais, au contraire, il les achète parce qu'ils jouent ce rôle dans le procès de travail.
Par exemple, pour le procès de filage comme tel, il est parfaitement indifférent que le coton et la broche représentent l'argent du capitaliste, donc du capital, que l'argent avancé soit, par destination, du capital. C'est seulement entre les mains du fileur qu'ils deviennent matière et moyens de travail, et ils le deviennent parce que l'ouvrier file, et non parce qu'il a devant lui du coton appartenant à un autre individu, parce qu'il travaille à l'aide d'une broche appartenant à ce même autre individu, en vue de produire du filé qui appartiendra,' encore et toujours, à cet autre individu.
Les marchandises ne deviennent pas du capital, parce qu'elles sont utilisées ou consommées productivement dans le procès de travail; elle ne deviennent de ce fait que des éléments du procès de travail. Pour autant que le capitaliste achète les éléments matériels du procès de travail, ils représentent certes son capital, mais cela vaut aussi pour le travail, qui représente lui aussi son capital, puisqu'il appartient à l'acheteur de la force de travail, au même titre que les conditions objectives qu'il a achetées. Ce qui lui appartient, ce ne sont pas seulement les divers éléments, mais l'ensemble du procès de travail. Le capital qui, auparavant, existait sous la forme monétaire, existe à présent sous la forme du procès de travail. Cependant, le caractère général de ce dernier ne change pas du fait que le capital s'en soit emparé, de sorte que l'ouvrier travaille pour le capitaliste, au lieu de travailler pour lui-même.
De même que l'or et l'argent ne sont pas monnaie par nature, parce que la monnaie prend, entre autres, la forme de l'or et de l'argent, de même la matière et le moyen de travail ne sont pas capital par nature parce que la monnaie, pour se transformer en capital, se convertit en les facteurs du procès de travail, c'est-à-dire prend nécessairement aussi la forme de la matière et des moyens de travail.
Les économistes modernes se gaussent de la naïveté des partisans du Système monétaire qui, à la question : « Qu'est-ce que la monnaie ? » répondent : « L'or et l'argent sont la monnaie »; mais eux-mêmes ne rougissent pas de répondre à la question : « Qu'est-ce que le capital ? », que le capital est du coton. Or, n'est-ce pas exactement ce qu'ils affirment, lorsqu'ils écrivent que la matière et le moyen de travail, les moyens de production ou les produits utilisés pour une production nouvelle, bref, les conditions objectives du travail, sont par nature du capital, pour autant et parce qu'ils servent de valeurs d'usage dans le procès de travail du fait de leurs propriétés matérielles ? Tout logiquement d'autres ajoutent ensuite, Le capital, c'est du pain et de la viande. En effet, si le capitaliste achète avec l'argent la force de travail, cet argent ne représente en fait que du pain, de la viande, bref, les moyens d'existence de l'ouvrier. [1]
Un siège à quatre pieds recouvert de velours représente, dans certaines circonstances, un trône; mais, ce siège, objet qui sert à s'asseoir, n'est pas pour autant un trône, de. par la nature de sa valeur d'usage. Le facteur essentiel du procès de travail, c'est l'ouvrier lui-même, et, dans le procès de production antique, ce travailleur était l'esclave. Mais, il ne s'ensuit pas que le travailleur soit, par nature, un esclave (comme Aristote était enclin à le penser), pas plus que la broche et le coton ne sont par nature du capital, parce que, de nos jours, ils sont consommés dans le procès de travail par le travailleur salarié.
Il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses.
Or, on trouve cette absurdité en bonne place dans tous les manuels d'économie politique; souvent même dès la première page, on y lit que les éléments du procès de production, ramenés à leur forme la plus générale, sont la terre, le capital et le travail. [2] On pourrait tout aussi bien dire qu'ils sont la propriété foncière, les couteaux, les ciseaux, les broches, le coton, le blé, bref, les matières et les moyens du travail et... le travail salarié.
On énumère sans suite les éléments du procès auxquels on ajoute les caractères sociaux spécifiques qu'ils obtiennent à un stade déterminé de l'évolution historique, et on y amalgame un élément qui appartient au procès de travail en tant que rapport éternel de l'homme et de la nature en général, abstraction faite de toutes les formes sociales déterminées. En confondant l'appropriation du procès de travail par le capital avec le procès de travail lui-même, l'économiste transforme en capital les éléments matériels du procès de travail, parce que le capital, entre autres choses, se change, lui aussi, en éléments matériels. Cette illusion découle de la nature même du procès de production lui-même. Nous la trouvons déjà chez les économistes classiques, du moins tant qu'ils considèrent le procès de production capitaliste sous l'angle exclusif du procès de travail, car, par la suite, ils rectifient leur erreur. Quoi qu'il en soit, c'est une méthode fort commode pour démontrer l'éternité du mode de production capitaliste ou pour faire du capital un élément naturel immuable de la production humaine en général, le travail étant, de toute éternité, une condition naturelle de l'existence humaine.
Le procès de travail n'est rien d'autre que le travail lui-même, considéré au moment de son activité créatrice. Les éléments généraux du procès de production sont, dans cette logique, indépendants de tout développement social particulier : les moyens et la matière du travail, composés en partie par le produit de travaux antérieurs, jouent leur rôle dans tous les procès de travail, en tout temps et en toute circonstance. Il suffit donc que je leur applique l'étiquette de capital, persuadé que semper aliquid haeret [il en restera toujours quelque chose] pour démontrer que l'existence du capital est une loi éternelle de la nature de la production humaine. Par exemple, que le Kirghize qui, au moyen d'un couteau dérobé aux Russes, coupe des joncs pour en faire un canot, est un capitaliste au même titre que monsieur de Rothschild. je pourrais tout aussi bien démontrer que les Grecs et les Romains communiaient sous les deux espèces, lors qu'ils buvaient du vin et mangeaient du pain, ou que les Turcs s'aspergent quotidiennement d'eau bénite catholique, parce qu'ils ne laissent pas passer un jour sans se laver.
Ce radotage, fade et prétentieux, est débité sur un mode sentencieux, non seulement par Fr. Bastiat, les petits traités d'économie politique de la Society for the Advancement of Useful Knowledge ou les manuels puérils de la mère Martineau, mais encore par des économistes sérieux. Ce faisant, au lieu de prouver, comme on en a manifestement l'intention, la nécessité naturelle et éternelle du capital, on en vient, au contraire, à nier sa nécessité, même pour une seule phase historique déterminée du procès social de production. En effet, si l'on nous affirme que le capital n'est rien d'autre que le moyen et la matière du travail ou que les éléments matériels du procès de travail sont par nature du capital, nous sommes en droit de rétorquer que l'on a donc besoin du capital, mais non des capitalistes, ou que le capital n'est qu'un nom inventé pour abuser les masses. [3]
L'incapacité de saisir le procès de travail en lui-même aussi bien qu'en tant qu'élément du procès de production capitaliste apparaît de manière encore plus frappante chez monsieur F. Wayland, par exemple, qui raconte que la matière première est du capital devenant Produit par son ouvraison. Ainsi, le cuir est le produit du tanneur, et le capital du cordonnier. Matière première et produit sont, tous deux, des déterminations concernant une chose en rapport avec le procès de travail, mais, en soi et pour soi, ils n'ont rien à voir avec leur destination de capital, bien que l'un et l'autre représentent du capital, lorsque le capitaliste a accaparé le procès de travail. [4]
Monsieur Proudhon a mis en valeur ce fait avec sa « profondeur » de pensée habituelle : « Pourquoi le concept de produit se transforme-t-il soudainement en concept de capital ? Par l'idée de la valeur. Cela signifie que, pour devenir capital, le produit doit passer par une authentique évaluation de valeur, doit être acheté ou vendu, son prix doit être débattu et avoir été fixé par une espèce de convention légale. Cette peau qui vient de la boucherie est un produit du boucher. Cette peau est-elle achetée par le tanneur ? Aussitôt celui-ci porte la peau, ou sa valeur, à son fonds d'exploitation. Grâce au travail du tanneur, ce capital redevient produit. » [5]
Monsieur Proudhon se distingue par l'apparat de fausse métaphysique grâce auquel il fait d'abord passer les notions élémentaires les plus banales comme capital dans son « fonds d'exploitation », puis il les vend au public comme riche « produit ». Se demander comment le produit se transforme en capital est déjà absurde, mais y répondre l'est plus encore. En réalité, monsieur Proudhon nous raconte simplement deux faits plutôt connus : d'une part, on travaille parfois des matières premières qui sont des produits, d'autre part, les produits sont aussi des marchandises, c'est-à-dire ont une valeur qui doit, avant de se réaliser, subir l'épreuve du feu de la discussion entre l'acheteur et le vendeur. Ce même « philosophe » observe : « La différence pour la société entre capital et produit n'existe pas. Cette différence est toute subjective aux individus. » La forme sociale réelle, il l'appelle « subjective », et son abstraction subjective, il l'appelle « société ».
L'économiste, ne considérant le procès de production que sous l'angle du procès de travail, déclare que le capital est une simple chose, matière première, instrument, etc., mais il lui revient bientôt que le procès de production est aussi procès de valorisation et que, par rapport à ce dernier, ces choses doivent être considérées uniquement comme valeur : « Un même capital existe tantôt sous la forme d'une somme d'argent, tantôt sous celle de la matière première, de l'instrument, d'une marchandise finie. En réalité, ces choses ne sont pas le capital; il se trouve dans la valeur qu'elles ont. » [6]
Lorsque cette valeur « permanente et impérissable se multiplie, elle se détache de la marchandise qui l'a créée, telle une qualité métaphysique et insubstantielle, mais reste toujours en possession du même cultivateur » (c'est-à-dire du capitaliste) : ce qui vient à peine d'être appelé une chose est à présent une « idée commerciale ». [7]
Le produit spécifique du procès de production capitaliste n'est ni un simple produit (valeur d'usage), ni une simple marchandise, c'est-à-dire un produit ayant une valeur d'échange; c'est la plus-value, autrement dit, des marchandises ayant une valeur d'échange plus grande, et représentant un travail supérieur à celui qui a été avancé sous forme de monnaie ou de marchandise. Le procès de travail n'apparaît au capital que comme moyen, et le procès de valorisation ou la production de plus-value comme but. Dès que l'économiste s'en souvient, il déclare que le capital est une richesse utilisée dans la production pour « faire du profit ». [8]
Notes
[1]
« Le capital d'un pays est cette portion de sa richesse
qui est employée dans la production et consiste en les
vivres, vêtements, instruments, matières premières,
machines, etc. nécessaires à donner de l'efficacité
au travail. » Cf. Ricardo, Principles, etc. p. 89.
« Le capital est une portion de la richesse nationale
employée, ou destinée à être employée,
pour favoriser la reproduction ». Cf. G. Ramsay, An
Essay, etc., Edimbourg, 1836, p. 21. « Le capital...
une espèce particulière de richesse destinée...
à obtenir d'autres articles utiles. » Cf. F.
Torrens, An Essay, etc., Londres, 1821. « Capital...
produit... moyens d'une production nouvelle. » Cf.
Senior, Principes, etc. p. 318. « Lorsqu'un fonds
est consacré à la production matérielle, il
prend le nom de capital. » Cf. H. Fr. Storch, Cours,
etc., 1823, tome I, p. 207. « Le capital
est cette portion de la richesse produite qui est destinée
à la reproduction. » Cf. P. Rossi, Cours, etc.,
1842, p. 364. Rossi se heurte à la difficulté
de savoir « si la matière première est
vraiment du capital ? » Il propose de distinguer
entre « capital-matière » et
« capital-instrument », et demande « est-ce
[la matière première] vraiment là un instrument
de production ? n'est-ce pas plutôt l'objet sur lequel
les instruments producteurs doivent agir ? » (p.
357). Il ne voit pas qu'après avoir confondu le capital
avec les formes matérielles sous lesquelles il apparaît,
et appelé capital tout court les conditions objectives du
travail, celles-ci se définissent encore par rapport au
travail, comme matières et moyens du travail, et, par rapport
au produit, comme moyens de production; en fait, il appelle «
capital » tout ce qui est « moyens de production »
(p. 372).
« Il
n'y a aucune différence entre un capital et toute autre
portion de richesse, c'est seulement par l'emploi qui en est fait
qu'une chose devient capital, c'est-à-dire
lorsqu'elle est employée dans une opération
productive, comme matière première, comme instrument
ou comme approvisionnement. » Cf. Cherbuliez, Riche ou
pauvre, 1841, p. 18 [Cf. K. Marx, Fondements, etc., tome
1, pp. 247-248].
[2] Cf. par exemple J. St. Mill, Principles of Political Economy, pp. 25-26. [Dans les Fondements, etc., tome I°, p. 15.] Marx cite encore Mill pour illustrer la tendance des économistes bourgeois à éterniser les rapports historiques de production, afin de faire de la société capitaliste une société immuable. Au niveau des superstructures juridiques de contrainte, les magistrats ont la même prétention dans le domaine répressif, comme Marx le déclara devant les Assises de Cologne, lors de son procès de 1849 : « Mais la prétention devient comique, dès lors que l'on demande à un Parti d'abandonner son caractère révolutionnaire qui découle irrésistiblement des conditions historiques dans lesquelles il se trouve. Il est tout aussi ridicule de le placer en dehors du droit des gens, c'est-à-dire hors la loi, au moment même où on lui demande de reconnaître les lois que l'on abolit précisément pour lui. Bref, le Parti devrait s'engager à maintenir en vie pour toute l'éternité l'ordre politique qui existe actuellement. C'est cela, et rien d'autre, que l'on demande au Parti lorsqu'on réclame qu'il cesse d'être révolutionnaire. » [Cf. préface à Karl Marx devant les jurés de Cologne, I. VII. 1885, d'Engels.]
[3]
« On nous dit que le travail ne peut faire un seul pas
sans le capital; que, pour celui qui creuse, la pelle est tout aussi
importante que son travail; que, par conséquent, le capital
est tout aussi indispensable à la production que le travail.
Tout cela, l'ouvrier le sait, cette vérité lui saute
aux yeux chaque jour. Cependant, une telle dépendance
réciproque du capital et du travail n'a absolument rien à
voir avec la position relative du capitaliste et de l'ouvrier; elle
ne démontre pas plus que ce dernier doive conserver le
premier. Le capital n'est rien d'autre que production non consommée,
et tout capital existant en ce moment subsiste indépendamment
de tout individu particulier et de toute classe particulière,
et ne s'identifie nullement à l'un ou à l'autre. Si
tous les capitalistes et tous les riches de Grande-Bretagne venaient
subitement à disparaître, nulle parcelle de richesse ou
de capital ne se perdrait pour autant, et la nation n'en serait pas
appauvrie, fût-ce de la valeur d'un sou. C'est le capital, et
non le capitaliste, qui est essentiel pour les opérations du
producteur; entre les deux, il y a la même différence
qu'entre le chargement d'un navire et le bon de chargement. »
Cf. J.F. Bray, Labour's Wrong and Labour's Remedy, etc.,
Leeds, 1839, p. 56.
« Capital
est une espèce de terme cabalistique qui, comme les mots
Église ou État, ou toute autre expression générale,
a été inventé par ceux qui tondent le reste de
l'humanité pour cacher la main de celui qui tond. »
Cf. Labour Defended, etc., 1825, p. 17. L'auteur de
cet écrit anonyme est Th. Hodgskin, l'un des meilleurs
économistes anglais modernes. L'ouvrage que nous venons de
citer et dont on reconnaît aujourd'hui encore l'importance
(cf. par exemple, John Lalor, Money and Morals, etc.,
Londres, 1852) suscita, quelques années après
sa publication, une réplique anonyme de lord Brougham qui est
aussi superficielle que toutes les autres entreprises économiques
de ce génie du bavardage.
[4] « La matière que... nous nous procurons afin de la combiner avec notre propre (?!) industrie et la changer en produit, est appelée capital; une fois le travail accompli et la valeur créée, on l'appelle produit. Ainsi, le même article peut être produit pour un tel, et capital pour tel autre. Le cuir est le produit du tanneur et le capital du cordonnier. » Francis Wayland, l.c. p. 25. [Cf. à ce propos aussi le livre I du Capital, tome I, p. 206 n.]
[5] Cette merde vient de Proudhon, Gratuité du Crédit. Discussion entre M. Fr. Bastiat et M. Proudhon, Paris, 1850. pp. 179, 180 et 182.
[6] Cf. J.-B. Say, I.c., p. 429 n. Lorsque Carey écrit (cf. Principles, etc., tome I°, p. 294) : « Capital... tous les articles qui possèdent une valeur d'échange », il retombe dans la définition du capital telle que nous l'avons énoncée au premier chapitre : « Le capital, c'est la marchandise », définition correspondant uniquement à la forme du capital dans le procès de circulation.
[7] Cf. Sismondi, Nouveaux Principes etc., tome I, p. 89, et Études etc., tome 2. p. 273 : « Le capital est une idée commerciale ». [Ce passage est incorporé au texte des Fondements etc., tome I°, p. 208.]
[8] « Capital : cette portion du patrimoine d'un pays qui est réservée ou employée pour en tirer profit dans la production et la distribution de richesses. » Cf. T.R. Malthus, Definitions in Political Economy, nouvelle édition de John Cazenove, Londres, 1853, p. 10. « Le capital est la fraction de richesse employée à la production, et, en général, en vue d'obtenir un profit. » Cf. Th. Chalmers, On Political Economy, etc., Londres, 1832, 2° édit., p. 75.