1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]

par Karl MARX.

Incarnée dans Szeliga-Vichnou, la « Critique critique » nous offre une apothéose des Mystères de Paris. Eugène Sue [2] est proclamé « Critique critique ». À cette nouvelle, il peut s'écrier avec le Bourgeois gentilhomme de Molière :

« Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j'en susse rien et je vous suis le plus obligé du inonde de m'avoir appris cela [3]. »

M. Szeliga fait précéder sa critique d'un prologue esthétique.

« Le prologue esthétique » explique ainsi la signification générale de l'épopée « critique », et notamment celle des Mystères de Paris :

« L'épopée crée l'idée que le présent n'est rien en soi, même pas [rien, même pas !] l'éternelle ligne qui sépare le passé de l'avenir, mais [rien, même pas, mais] la faille qu'il faut toujours combler qui sépare les choses éternelles des choses éphémères... Telle est la signification générale des Mystères de Paris. »

Le « prologue esthétique » prétend en outre que « le critique n'a qu'à vouloir pour être aussi poète ».

Toute la critique de M. Szeliga prouvera cette affirmation. Elle n'est, d'un bout à l'autre, que « fiction ».

Elle est aussi un produit de l' « art libre », tel que le définit le « prologue esthétique » : « Elle invente quelque chose de tout à fait nouveau, quelque chose qui n'a absolument jamais existé jusqu'alors. »

Elle est même une épopée critique, car elle est une « faille qu'il faut toujours combler » séparant les « choses éternelles » (la Critique critique de M. Szeliga) des « choses éphémères » (le roman de M. Eugène Sue).

I : « Le mystère de la barbarie dans la civilisation » et « le mystère de l'absence de droit dans l'État »

Feuerbach, c'est bien connu, a conçu les représentations chrétiennes de l'incarnation, de la trinité, de l'immortalité, etc., comme mystère de l'incarnation, mystère de la Trinité, mystère de l'immortalité. M. Szeliga conçoit toutes les situations actuelles du monde comme des mystères. Mais tandis que Feuerbach a dévoilé des mystères réels, M. Szeliga métamorphose en mystères de réelles banalités. Son art consiste non pas à dévoiler ce qui est caché, mais à cacher ce qui est dévoilé.

C'est ainsi qu'il déclare que la barbarie (les criminels) à l'intérieur de la civilisation, l'absence de droit et l'inégalité dans l'État sont des mystères. Il faut croire que les écrits socialistes qui ont révélé ces mystères sont demeurés un mystère pour M. Szeliga, à moins qu'il ne veuille faire des résultats les plus connus de ces écrits le mystère particulier de la « Critique critique ».

Nous n'insisterons donc pas plus longtemps sur les explications de M. Szeliga à propos de ces mystères. Nous n'en retiendrons que quelques échantillons particulièrement brillants.

« Devant la loi et le juge tout est égal, grand et petit, riche et pauvre. Cet article se trouve tout au début du credo de l'État. »

De l'État ? Le credo de la plupart des États commence au contraire par rendre grands et petits, riches et pauvres, inégaux devant la loi.

« Le tailleur de pierre Morel [4], dans sa naïve honnêteté, énonce très clairement le mystère [le mystère de l'opposition entre riche et pauvre] : « Si seulement les riches le savaient, dit-il. Ah oui ! si les riches le savaient ! Le malheur est qu'ils ne savent pas ce qu'est la pauvreté ! »

M. Szeliga ne sait pas qu'Eugène Sue, par politesse envers la bourgeoisie française, commet un anachronisme, quand, se rappelant la devise des bourgeois du temps de Louis XIV : « Ah ! si le roi le savait ! » il la transforme en : «Ah ! si le riche le savait ! » et la met dans la bouche de l'ouvrier Morel du temps de la Charte Vérité [5]. Au moins en Angleterre et en France, ce rapport naïf entre riche et pauvre n'existe plus [6]. Les représentants scientifiques de la richesse, les économistes, ont répandu dans ces pays une connaissance très détaillée de la misère physique et morale de la pauvreté. En compensation, ils ont prouvé qu'il ne fallait pas toucher à cette misère, parce qu'il ne fallait pas toucher à l'état de choses actuel. Dans leur sollicitude, ils ont même calculé le pourcentage de mortalité des pauvres, le pourcentage dont ils doivent se décimer dans l'intérêt de la richesse et dans leur propre intérêt [7].

Lorsque Eugène Sue décrit des cabarets, des repaires interlopes et l'argot des criminels, M. Szeliga découvre un « mystère » : l' « auteur » selon lui ne se propose pas de décrire cet argot et ces repaires : il veut « faire connaître le mystère des ressorts qui poussent au mal, etc. » — « C'est justement aux endroits les plus fréquentés, où il y a le plus de monde... que les criminels se sentent chez eux. »

Que dirait un naturaliste à qui l'on démontrerait qu'il ne s'intéresse pas à la cellule de l'abeille en tant que cellule d'abeille, et que cette cellule n'est pas un mystère pour qui ne l'a pas étudiée, parce que précisément l'abeille ne « se trouve vraiment chez elle » qu'au grand air et sur les fleurs ? C'est dans les bouges et dans l'argot que se reflète le caractère du criminel; ils font partie de son existence; on ne peut le peindre sans les décrire, de même la peinture de la femme galante implique la peinture de la petite maison.

Les repaires des criminels sont un si grand « mystère » non seulement pour les Parisiens en général, mais même pour la police parisienne qu'en ce moment même on perce dans la Cité des rues claires et larges pour rendre ces repaires accessibles à la police [8].

Enfin, Eugène Sue déclare lui-même que, pour la description dont nous venons de parler, il compte « sur la curiosité craintive » des lecteurs. M. Eugène Sue a compté, dans tous ses romans, sur cette curiosité craintive des lecteurs. Qu'on songe seulement à Atar Gull, Salamandre, Plick et Plock, etc.[9]


Notes

[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.

[2] Sue Eugène (1804-1857), écrivain français, auteur de romans-feuilletons à thèmes sociaux qui obtinrent un vif succès, surtout dans les années précédant la Révolution de 1848 : La Salamandre, 1832 ; Les Mystères de Paris, 1842-1843 ; Le Juif errant, 1844-1845 ; Les Sept Péchés capitaux, 1848-1850 ; Les Mystères du peuple, ou Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges, 1849-1856. L'immense intérêt suscité par les romans d'Eugène Sue s'explique d'abord par la nouveauté du genre : la presse, qui se développe considérablement sous la Monarchie de Juillet, accroît sa clientèle par l'appât du feuilleton. Mais il s'explique aussi et surtout par le choix des sujets traités. Les thèmes des romans d'Eugène Sue s'inscrivent dans le grand courant des idées sociales et humanitaires dont s'empare la littérature après 1830 et surtout entre 1840 et 1850. Certains de ces thèmes se retrouvent dans Les Misérables de Victor Hugo, dans les romans de George Sand, d'Alexandre Dumas et même de Balzac. Eugène Sue dépeint avec un certain réalisme les milieux populaires, surtout le « Lumpenproletariat » parisien, la misère sous toutes ses formes, mais mêle à ces descriptions les personnages romanesques traditionnels du roman-feuilleton : beau jeune homme riche qui secourt une malheureuse prostituée, restée pure malgré son métier et qui se révélera être sa propre fille, etc. Le rêve, que l'on trouve dans ces romans, d'une harmonie des classes sociales réalisée par l'amour des hommes et la bonne volonté de quelques riches qui se font les instruments de la « Providence », rattache Eugène Sue aux socialistes utopiques de son temps.

[3] MOLlÈRE : Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 6. La citation est en français dans le texte.

[4] Morel est un des principaux personnages des Mystères de Paris. C'est un ouvrier. Eugène Sue nous le dépeint, travaillant jusqu'à l'épuisement total de ses forces, dans la sordide mansarde où il vit avec sa femme et ses cinq enfants (lIe partie, chapitre XVIII). En conclusion de cette peinture, où perce une profonde pitié, Sue se « console » en pensant que « le bon sens moral contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière ». Il ajoute : « Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d'infortune, tant de courage, tant de résignation ! »

[5] Allusion à la Charte constitutionnelle de la Monarchie de Juillet. L'expression « Charte Vérité » fait ironiquement allusion aux derniers mots de la proclamation lancée par le duc d'Orléans (Louis-Philippe) le 31 juillet 1830 : « La Charte sera désormais une vérité. » Par cette proclamation, le duc d'Orléans assura la réussite d'une opération politique qui, montée notamment par Thiers et le banquier Laffitte, permit, après les journées de juillet 1830, de voler sa victoire au peuple parisien.

[6] Cette critique de Marx constitue, par rapport aux idées de l'époque, un progrès fondamental : elle atteindra Feuerbach lui-même, dans la mesure où il reste prisonnier de l'illusion humanitaire, où il ne voit que l'homme abstrait, et non pas l'homme comme produit de forces historiques et économiques. Cette idéologie humanitaire, qui inspirait encore certains socialistes utopistes, apparaît à Marx périmée quand il étudie l'économie politique, en particulier les économistes anglais. Il dénonce la dangereuse illusion qui consiste à croire que les prolétaires sont les frères des capitalistes.

[7] La dernière phrase fait allusion au malthusianisme, théorie formulée par le pasteur anglican Malthus dans son Essai sur le principe de population (1798-1803). Malthus estime que la cause unique de la misère est « le désir constant que manifestent tous les êtres vivants de se multiplier plus que ne le permet la quantité de nourriture dont ils disposent ». Il est donc nécessaire, selon lui, de freiner l'accroissement de la population, soit par la répression, soit par « la conscience morale de l'individu ». Marx devait, dans Le Capital, soumettre le malthusianisme à une critique implacable.

[8] On sait que, pour les mêmes raisons, ces travaux d'urbanisme seront poursuivis, sous le second Empire, par Haussmann.

[9] Personnages des romans d'Eugène Sue.


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