1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Sous le régime de la loi anti-socialiste
Dans le débat sur la fameuse foi qui a mis hors la loi les socialistes allemands, Monsieur Bismarck déclara que des mesures de répression ne suffiraient pas à elles seules pour écraser le socialisme; il fallait encore prendre d'autres mesures afin d'éliminer les indiscutables méfaits sociaux, assurer un emploi régulier et prévenir les crises dans l'industrie et ce n'est pas tout encore [1]. Ces mesures « positives ». pour le bien-être social, il promit de les mettre en application. En effet, dit-il, si l'on a conduit comme je l'ai fait les affaires de son pays durant dix-sept ans, alors on est justifié de se considérer comme un expert en matière d'économie politique; c'est comme si quelqu'un prétendait qu'il suffit d'avoir mangé des pommes de terre pendant dix-sept ans pour connaître à fond l'agronomie.
En tout cas, Monsieur Bismarck a tenu parole cette fois-ci. Il a pourvu l'Allemagne de deux grandes « mesures sociales », et ce n'est pas encore fini [2].
La première, c'est un tarif douanier qui doit assurer à l'industrie allemande l'exploitation exclusive du marché intérieur.
Jusqu'à 1848 l'Allemagne ne possédait pratiquement pas de grande industrie; l'emploi de la vapeur et de la machinerie était exceptionnel.
Après que la bourgeoisie, grâce à sa lâcheté dans les années 1848 et 1849, eût subi une honteuse défaite sur le terrain politique, elle se consola en se précipitant avec un zèle ardent dans la grande industrie. L'image du pays se transforma rapidement. Celui qui a vu pour la dernière fois en 1849 la Prusse rhénane, la Westphalie, le royaume de Saxe, la Haute-Silésie, Berlin et les cités maritimes ne les reconnaissait déjà plus en 1864. Les machines et la vapeur avaient fait partout irruption. De grandes fabriques avaient le plus souvent pris la place des petits ateliers. Des navires à vapeur se substituaient progressivement aux navires à voile, d'abord dans la navigation côtière, puis dans le commerce d'outre-mer. Les lignes de chemin de fer se multipliaient; dans les arsenaux, les mines de charbon et de fer, régnait une activité dont on tenait les pesants Allemands pour totalement incapables jusqu'ici. Par rapport au développement de la grande industrie en Angleterre et même en France, s'était encore relativement peu, mais c'était déjà un début. Et de plus tout cela s'est fait sans le soutien des gouvernements, sans subventions ni primes à l'exportation et, avec un système tarifaire, qui par rapport à ceux des autres pays du continent pouvait être considéré comme fortement libre-échangiste.
Soit dit en passant, comme partout les questions sociales soulevées par un tel bouleversement industriel ne manquaient pas de surgir. Jusque-là les ouvriers de l'industrie allemande avaient végété dans des conditions qui tenaient du moyen, âge. En général, ils disposaient jusque - là de la possibilité de devenir peu à peu des petits bourgeois, des maîtres-artisans, des propriétaires de plusieurs métiers à tisser, etc. Tout cela disparut alors. Les travailleurs qui devenaient ouvriers salariés des grands capitalistes, commencèrent à former une classe stable, un véritable prolétariat. Or qui dit prolétariat, dit socialisme. En outre, il subsistait encore des traces de ces libertés que les ouvriers avaient conquises en l'art 1848 sur les barricades. Grâce à ces deux circonstances le socialisme put maintenant se développer en Allemagne au grand jour et gagner les masses, alors qu'avant 1848, il devait se limiter à faire une propagande illégale avec une organisation secrète regroupant peu de membres. Ainsi la reprise de l'agitation socialiste par Lassalle date de l'année 1863.
Puis ce fut la guerre de 1870, la paix de 1871 et les milliards. Tandis que la France n'était aucunement ruinée par le paiement de ces milliards, l'Allemagne par cette recette se trouva au bord de la ruine. Dilapidés à pleines mains par un gouvernement de parvenus dans un Empire parvenu, ces milliards tombèrent entre les mains de la haute finance, qui s'empressa de les placer avec profit à la bourse. Les plus beaux jours du Crédit mobilier fêtaient leur résurrection à Berlin. Pour le pari, on fonda des sociétés par actions et de commandite, des banques, des institutions d'effets et de crédit foncier, des sociétés de construction de chemins de fer, des fabriques de toutes sortes, des arsenaux, des sociétés de spéculation sur les immeubles et d'autres entreprises, dont l'aspect industriel n'était que prétexte à la spéculation boursière la plus éhontée. Les prétendus besoins du commerce, de la circulation, de la consommation, etc. ne servaient qu'à masquer la soif irrépressible des hyènes de la bourse de faire travailler les milliards tant qu'ils étaient entre leurs mains. Au reste, on a assisté à tout cela à Paris dans les glorieuses années des Péreire et des Fould : les mêmes agioteurs et boursicoteurs étaient ressuscités à Berlin sous les, noms de Bleichröder et Hansemann.
Ce qui s'était passé à Paris en 1867, et plus encore à Londres et New York, ne manqua pas de se produire aussi à Berlin : la spéculation démesurée finit par un krach général. Les sociétés par centaines firent banqueroute; les actions des sociétés qui se maintinrent, devinrent invendables; ce fut partout l'effondrement complet. Mais pour pouvoir spéculer, il avait fallu créer des moyens de production et de communication, des fabriques, des chemins de fer, etc., dont les actions étaient devenues l'objet de la spéculation. Lorsque surgit la catastrophe, il s'avéra cependant que le besoin public qui avait été pris comme prétexte, avait été dépassé de loin, qu'au cours de quatre ans on avait édifié plus de chemins de fer, de fabriques, de mines, etc., qu'au cours d'une évolution normale d'un quart de siècle.
En dehors des chemins de fer, dont nous parlerons encore plus tard, la spéculation s'était surtout précipitée sur l'industrie sidérurgique. De grandes fabriques avaient surgi du sol comme des champignons, et l'on avait même fondé certaines usines qui éclipsaient le Creusot. Hélas il se révéla le jour de la crise qu'il n'y avait pas d'utilisateurs pour cette production gigantesque [3]. D'énormes sociétés industrielles se trouvaient acculées à la faillite. En tant que bons patriotes allemands, les directeurs appelèrent au secours le gouvernement, afin qu'il érigeât un système douanier contre les importations qui les protégerait de la concurrence du fer anglais dans l'exploitation du marché intérieur. Cependant si l'on exigeait une protection douanière pour le fer, on ne pouvait pas la refuser à d'autres industries, voire à l'agriculture. Ainsi donc dans toute l'Allemagne on organisa une agitation bruyante pour la protection douanière, une agitation qui permit à Monsieur Bismarck d'instaurer un tarif douanier qui devait remplir ce but. Ce tarif, élevé en loi dans l'été 1879, est maintenant en vigueur.
Cependant l'industrie allemande, telle qu'elle était, avait toujours vécu à l'air frais de la libre concurrence. Comme elle était née la dernière, après celles d'Angleterre et de France, elle devait se limiter à combler de petites lacunes que ses prédécesseurs avaient laissé subsister et à fournir des articles qui étaient trop mesquins pour les Anglais et trop minables pour les Français, cest-à-dire des produits constamment changeants qui se trouvent à l'échelle la plus basse de la fabrication, des marchandises médiocres et bon marché. Que l'on ne croie pas que c'est là simplement notre opinion : ce sont littéralement les mots qui ont été employés officiellement par le commissaire du gouvernement allemand, Monsieur Reuleaux, un homme de science de réputation européenne qui jugea de la qualité des marchandises allemandes exposées à Philadelphie en 1876.
Une telle industrie ne peut tenir sur des marchés neutres qu'aussi longtemps que le libre échange subsiste dans son propre pays. Si l'on veut que les étoffes allemandes, les métaux travaillés, les machines allemandes soutiennent la concurrence à l'étranger, il faut alors obtenir toutes les matières premières servant à fabriquer ces marchandises : fils de coton, de lin ou de soie, fer brut, fils de métal, et ce aux mêmes bas prix que les concurrents étrangers, soit de deux choses l'une : ou bien on veut continuer à exporter des étoffes et des produits de l'industrie métallurgique, et alors on a besoin du libre échange et l'on court le risque que ces industries travaillent les matières premières venant de l'étranger; ou bien on veut protéger les filatures et la production de métal brut en Allemagne grâce à un système douanier, alors c'en sera bientôt fait de la possibilité d'exporter des produits constitués des matières premières que sont les fils et les métaux bruts.
Par son fameux tarif qui protège les filatures et l'industrie métallurgique, Monsieur Bismarck détruit la dernière chance de trouver un marché à l'étranger tel qu'il a subsisté jusqu'ici encore pour les étoffes, les produits métallurgiques, les aiguilles et les machines allemands. Or l'Allemagne, dont l'agriculture produisait un excédent exportable dans la première moitié de ce siècle, ne peut plus se tirer d'affaire aujourd'hui sans un supplément venu de l'étranger. Si Monsieur Bismarck empêche son industrie de produire pour l'exportation, on peut se demander comment il paiera ces importations et beaucoup d'autres, dont il a bel et bien besoin malgré tous les tarifs du monde ?
Pour résoudre cette question, il fallait rien moins que le génie de Monsieur Bismarck, uni à celui de ses amis et conseillers boursiers. Le résultat en est le suivant :
Prenons le fer. La période de la spéculation et de la production fiévreuse a gratifié l'Allemagne de deux usines (celle de l'Union de Dortmund et celle de Laura-Hütte), qui chacune, à elle seule, peut produire autant que I'exige en moyenne toute la consommation du pays. Ensuite, il y a encore les gigantesques usines de Krupp à Essen, des usines analogues à Bochum et d'innombrables autres plus petites. Ainsi la consommation de fer à l'intérieur est couverte au moins trois à quatre fois. Une telle situation exige, semble-t-il, absolument un, libre-échange illimité qui seul pourrait assurer un débouché et des marchés à ce gigantesque excédent de production. Mais il faut croire que ce n'est pas l'avis des intéressés.
Étant donné qu'il existe tout au plus une douzaine d'usines qui comptent vraiment et dominent les autres, il en résulte ce que les Américains appellent un anneau : une société pour maintenir les prix à leur même niveau à l'intérieur et pour réglementer l'exportation. Dès qu'il y a une mise en adjudication pour des rails où d'autres produits, le comité désigne dans ses rangs celui de ses membres auquel le contrat écherra et à quel prix il devra l'accepter. Les autres participants font leur offre à un prix supérieur, qui a également été convenu à l'avance. Du fait que toute concurrence s'arrête, il y a un monopole absolu. La même chose vaut pour l'exportation. Afin d'assurer la réalisation de ce plan, chaque membre de cet anneau dépose entre les mains du comité une traite bancaire de plus de 125 000 frcs qui est mise en circulation et présentée en paiement dès que son signataire rompt le contrat. Le prix de monopole imposé de cette façon aux consommateurs allemands permet aux fabricants de vendre à l'étranger l'excédent de leur production à des prix qui rebutent les Anglais eux-mêmes - et c'est le philistin allemand qui (soit dit en passant le mérite bien) en supporte l'addition. Dans ces conditions, les exportations allemandes redeviennent possibles, grâce à ces mêmes protections douanières qui, aux yeux du large public allemand, doivent en apparence y mettre fin.
Veut-on des exemples ? L'année dernière, une compagnie de chemin de fer italienne, dont nous ne pouvons citer le nom, avait besoin de 30 000 ou 40 000 tonnes (à 1000 kilogrammes) de rails. Après de longues négociations, une firme anglaise se charge de fournir 10 000; le reste fut pris en charge par l'Union de Dortmund à un prix que les Anglais avaient refusé. Un concurrent anglais à qui l'on demandait pourquoi il ne pouvait pas supplanter l'entreprise allemande répondit : qui pourrait soutenir la concurrence avec un banquerouteur ?
En Écosse, on veut construire un pont de chemin de fer sur un détroit maritime dans la région d'Edimbourg. Il faut pour cela 10 000 tonnes d'acier de Bessmer. Or qui accepte le prix le plus bas et bat tous ses concurrents dans la patrie même de la grande industrie sidérurgique ? Un Allemand, un favori de Bismarck à plus d'un titre - Monsieur Krupp de Essen, le « roi des canons [4] ».
Voilà pour ce qui en est du fer. Il va de soi que ce beau système ne peut que différer à un peu plus tard l'inévitable faillite. Jusqu'à ce que les autres industries en fassent tout autant - or elles ne ruineront pas la concurrence étrangère, mais leur propre pays. On a tout à fait l'impression de vivre dans un pays de fous - et cependant tous les faits mentionnés ci-dessous sont tirés de journaux allemands, bourgeois et libre-échangistes. Organiser la destruction de l'industrie allemande sous prétexte de la protéger - les socialistes allemands ont-ils donc tort de répéter depuis des années que Monsieur Bismarck agit pour le socialisme comme s'il était payé par eux pour le faire ?
De 1869 à 1873, pendant la marée montante de la spéculation berlinoise, deux entreprises d'abord antagonistes, puis alliées dominèrent la bourse : la Disconto-Gesellschaft et la banque Bleichröder. C'étaient en quelque sorte les Péreire et Mirès berlinois, Comme la spéculation s'étendait essentiellement sur les chemins de fer, ces deux banques eurent l'idée de s'emparer, par des voies détournées, de la plupart des lignes de chemin de fer déjà existantes ou en voie de construction. En achetant ou en retenant un certain nombre d'actions de chaque ligne, on pouvait dominer leur conseil d'administration; les actions elles-mêmes devaient servir de gage pour les emprunts avec lesquels on allait acheter de nouvelles actions, et ainsi de suite. On le voit : une simple répétition des astucieuses petites opérations qui apportèrent le plus grand profit aux deux Péreire d'abord et finirent par la crise bien connue du Crédit mobilier. Les Péreire berlinois connurent dès le début le même succès.
En 1873 vint la crise. Nos deux banques se trouvèrent dans un cruel embarras avec leur montagne d'actions de chemin de fer, dont on ne pouvait plus tirer les millions qu'elles avaient engloutis. Le projet de mettre la main sur les chemins de fer avait échoué. On changea donc de méthode, en essayant de vendre les actions à l'État. Le projet de concentration de tous les chemins de fer entre les mains du gouvernement de l'Empire n'a pas pour point de départ le bien social du pays, mais l'intérêt individuel de deux banques insolvables.
Il n'était pas bien difficile de mettre ce projet en exécution. On avait « intéressé » un grand nombre de membres du parlement aux nouvelles sociétés, de sorte que l'on dominait le parti des national-libéraux et celui des conservateurs modérés, cest-à-dire la majorité. De hauts fonctionnaires de l'Empire ainsi que des ministres prussiens trempèrent dans l'escroquerie boursière qui présida à la fondation de ces sociétés. En dernière instance, c'était Bleichröder - de son état banquier et factotum financier de Monsieur Bismarck. Il ne manqua donc pas de moyens.
Pour commencer, on fit monter au maximum le prix des actions, afin que la vente des chemins de fer à l'État rapporte. On créa dans ce but, en 1873, l'Office impérial des chemins de fer; son directeur, un escroc boursier bien connu, augmenta d'un seul coup les tarifs de tous les chemins de fer allemands de 20 %. Grâce à cette opération, les recettes nettes et, en conséquence aussi, la valeur des actions monta d'environ 35 %. Ce fut la seule mesure réalisée par ce monsieur, la seule pour laquelle il avait occupé la charge, car il s'en démit aussitôt après.
Dans l'intervalle, on avait réussi d'arranger le projet au goût de Bismarck. Cependant les petits royaumes et les États opposèrent une résistance : le Conseil fédéral repoussa purement et simplement le projet. Nouveau changement de méthode : on décida que ce serait d'abord la Prusse qui achèterait tous les chemins de fer prussiens, afin de les céder éventuellement à l'Empire.
Au reste il y avait encore pour le gouvernement d'Empire un autre motif caché, qui lui rendait désirable l'achat des chemins de fer. Et ce motif est en liaison avec les milliards français.
De ces milliards on avait retenu des sommes considérables poiré la création de trois fonds impériaux : le premier pour la construction de l'immeuble du Reichstag, le second pour des fortifications, le troisième enfin pour les invalides des deux dernières guerres. La somme totale se montait à quelque 920 millions de francs.
De ces trois fonds le plus important et le plus bizarre était celui qui était prévu pour les invalides. Il était destiné à se consommer lui-même, cest-à-dire à la mort du dernier invalide le capital aussi bien que les revenus devaient être mangés. Un fonds qui se consomme de lui-même, c'est, semble-t-il, encore une invention de fous. Mais ce n'étaient pas des fous, mais des escrocs de la bourse de la Diskonto-Gesellschaft, qui en étaient les auteurs - et pour une bonne raison. Aussi fallut-il presque un an pour convaincre le gouvernement d'en accepter l'idée.
Aux yeux de nos spéculateurs, ce fonds n'était pas consommé vite. Ils estimèrent, en outre, qu'il fallait pourvoir les deux autres fonds de la même agréable propriété de se consommer eux-mêmes. Le moyen en était simple. Avant même que la loi ait déterminé le mode de placement de ces fonds, on chargea une entreprise commerciale du gouvernement prussien de vendre les valeurs correspondantes. Cette entreprise s'adressa à la Diskonto-Gesellschaft qui lui vendit en échange des trois fonds d'Empire des actions de chemin de fer d'une valeur de 300 millions de francs. Or à l'époque on était incapable de placer ces actions, comme nous l'avons déjà vu. Parmi ces actions il y avait aussi pour une valeur de 120 millions, des actions de fer Magdebourg-Halberstadt et les lignes qui avaient fusionné avec elle. Or cette ligne avait pratiquement fait banqueroute : elle procura néanmoins des gains considérables aux escrocs boursiers, bien qu'elle n'offrait guère de perspective de rapporter quoi que ce soit aux actionnaires. On le comprend, si l'on sait que le conseil d'administration avait émis des actions d'une valeur de 16 millions pour couvrir les frais de construction de trois lignes secondaires et que cet argent avait déjà disparu avant même que l'on ait commencé la construction de ces lignes. Le fonds des invalides peut être fier de posséder un nombre considérable d'actions de lignes... qui n'existent pas encore.
L'acquisition de ces lignes par l'État prussien devait légaliser d'un coup l'achat de leurs actions par l'Empire, et leur donner, en outre, une valeur réelle déterminée. D'où l'intérêt du gouvernement impérial dans cette affaire. C'est dans ces conditions que ces lignes furent les premières dont l'achat fut proposé par le gouvernement prussien et ratifié par lès Chambres.
Le prix consenti aux actionnaires par l'État était beaucoup plus élevé que la valeur réelle de bonnes lignes de chemin de fer. C'est ce que démontre la constante augmentation du cours des actions depuis la décision de les acheter, et surtout depuis que l'on a rendues publiques les conditions de leur achat. Deux grandes lignes, dont les actions étaient à 103 et 108 en décembre 1878, sont notées aujourd'hui à 148 et 158. C'est la raison pour laquelle les actionnaires avaient le plus grand mal à cacher leur joie au cours de la transaction.
Il n'est pas nécessaire de souligner que cette hausse a profité essentiellement aux spéculateurs berlinois qui étaient dans la confidence pour ce qui est des intentions du gouvernement. La bourse qui, au printemps 1879, était encore passablement déprimée, s'éveilla à une vie nouvelle. Avant de se séparer définitivement de leurs chères actions, les escrocs les lancèrent dans un nouveau tourbillon de spéculations.
On le voit : l'Empire allemand est tout aussi complètement assujetti à la Bourse que l'Empire français en son temps. Les boursiers préparent des projets qu'ils font exécuter par le gouvernement - au profit de leur portefeuille. Sur ce plan, ils ont encore en Allemagne un avantage qui leur manquait dans l'Empire bonapartiste : lorsque le gouvernement impérial se heurte à des résistances face aux petits princes, il se transforme en gouvernement prussien qui est décidé à ne pas trouver de résistance dans ses Chambres qui, de toute façon, ne sont que des filiales de la Bourse.
Le Conseil général de l'Internationale n'a-t-il pas dit aussitôt après la guerre de 1870 : vous, Monsieur Bismarck, vous n'avez renversé le régime bonapartiste en France que pour le rétablir de nouveau chez vous [5] !
Notes
[1] Nous reproduisons ici deux articles sur les mesures économiques prises par Bismarck, non seulement pour permettre l'essor de l'industrie allemande en se donnant les moyens de s'affirmer sur le marché mondial, mais encore pour assurer l'équilibre social entre les classes, notamment pour contenir le mouvement ouvrier. Cette législation économique est en quelque sorte le corollaire de la loi anti-socialiste. On remarquera que toutes les mesures prises par le gouvernement des classes dominantes portaient clairement la marque de l'opposition - voilée ou directe selon les besoins tactiques - contre la classe ouvrière, tant la lutte des classes était directe et vive. Ce qui rend ces vieux textes si précieux, c'est que le caractère antagoniste de tous, les rapports sociaux y apparaît de manière limpide, et nous apprend en quelque sorte à lire dans les conditions actuelles du capitalisme où tous les rapports sont séniles et mystifiés tant par les dirigeants capitalistes au pouvoir que les dirigeants ouvriers vendus, en vue de plonger les masses dans une ambiance de concorde nationale niant le caractère antagoniste des classes existantes.
[2]
Pour compléter sa législation industrielle et la loi
anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de
loi en matière sociale, qui étaient évidemment
autant de pièges posés à la social-démocratie.
Fin avril-début mai, les projets de loi sur
l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à
la législation professionnelle furent adoptés en
seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du
programme de réforme sociale annoncé à grands
cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à
Engels que quelques députés sociaux-démocrates
voulaient voter pour la loi d'assurance-maladie, et cita les noms de
Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était
d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme.
Par discipline de parti, les sociaux-démocrates votèrent
contre le projet de Bismarck. mais Grillenberger. par exemple,
prononça à cette occasion un discours ouvertement
opportuniste.
Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui,
concéda le fameux système d'assurance sociale aux
ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des
hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à
la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la
bonne recette bonapartiste.
Dès 1844, Marx avait dénoncé
le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des
représentants de classe semi-féodales : «
Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse
déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être
effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et
devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le
prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste
plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste
déteste davantage le libéral que le
communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient
plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire,
ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral,
parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère.
Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe
chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat
n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le
prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût
atteint déjà une puissance décisive pour
supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et
s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx,
Notes critiques relatives à l'article « Le roi de
Prusse et la Réforme sociale » par un Prussien ,
7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires,
Édit. L'Herne, pp. 157-158.)
[3]
L'Allemagne d'aujourd'hui ne produit plus les quelques 700 000
tonnes d'acier de l'époque, mais bel et bien 53 millions
de tonnes. Ce chiffre met en évidence le niveau absolument
inouï de production antisociale et le gaspillage fantastique de
forces productives du capitalisme sénile qui empoisonne non
seulement les hommes et la nature ambiante, mais concentre encore de
façon criminelle les moyens de production dans quelques rares
pays dits développés, privant la majeure partie des
habitants de la planète des plus élémentaires
moyens de subsistance indispensables à la vie la plus
élémentaire et les fait crever de faim faute de moyens
techniques.
La critique d'Engels, sur cet arrière-plan,
démasque les efforts de Bismarck comme des combines servant à
imposer au monde solvable, mais qui n'a pas de besoins vitaux, une
production de camelote, tout juste bonne à faire de l'argent
et des profits, afin de promouvoir l'odieux capitalisme,
cest-à-dire, selon l'expression de Marx, la «
production pour la production », qui aboutit aux crises et à
la guerre, aux destructions massives de biens de production et des
carnages humains. La critique de Marx-Engels, loin d'être
dépassée, fournit de manière radicale la
critique des conditions éléphantesques et
dégénératives du capitalisme moderne.
[4] Ces prévisions sans cesse répétées par le marxisme catastrophique - outre les perpétuelles mesures de violence du gouvernement allemand - eussent dû attirer tout particulièrement l'attention des dirigeants sociaux-démocrates sur le problème inéluctable de la violence et les préparer de longue date à ne passe laisser « surprendre » par la violence le jour décisif du 4 août 1914, où toute leur politique fit fiasco et précipita le monde dans un malheur qu'il paie aujourd'hui encore par d'incessantes guerres auxquelles le livrent plus que jamais le pacifisme bêlant des actuels partis ouvriers dégénérés de l'Est et de l'Ouest.
[5] Cf. Première et Deuxième Adresses du Conseil général sur la guerre franco-allemande, in : Marx-Engels, La Guerre civile en France, Éditions Sociales, 1953, pp. 277-290.