1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Le parti face à l'évolution du monde


Quiconque n'est pas complètement abruti par les criailleries du moment ou n'a pas intérêt à duper le peuple allemand, doit reconnaître que la guerre de 1870 porte tout aussi nécessairement dans son sein une guerre entre l'Allemagne et la Russie (alliée à la France) que la guerre de 1870 elle-même est née de celle de 1866.
Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie.
MARX, Lettre au Comité social-démocrate de Brunswick, fin août-début septembre 1870 [1].

La situation

F. Engels, dans une lettre adressée à l'un de nous [2], a fait un exposé si clair et si juste de la situation qui nous est faite par les élections du 4 octobre, que malgré son caractère privé nous croyons devoir la porter à la connaissance de nos lecteurs.

Londres, le 12 octobre 1885

Je ne vois pas que le 4 octobre soit une défaite, à moins que vous ne vous soyez livrés à toutes sortes d'illusions. Il s'agissait d'écraser les opportunistes ; ils ont été écrasés. Pour les écraser, il fallait une pression des deux côtés opposés, de droite et de gauche. Que la pression de droite ait été plus forte que l'on n'aurait cru, c'est évident. Mais cela rend la situation beaucoup plus révolutionnaire.

Le bourgeois, grand et petit, a préféré aux Orléanistes et Bonapartistes déguisés les Orléanistes et Bonapartistes francs, aux hommes qui veulent s'enrichir aux frais de la nation ceux qui se sont déjà enrichis en la volant, aux conservateurs de demain les conservateurs de la veille. Voilà tout.

La monarchie est impossible en France, ne fût-ce que par la multiplicité des prétendants. Serait-elle possible, ce serait un signe que les Bismarckiens ont raison de parler de la dégénérescence de la France. Mais cette dégénérescence n'atteint que la bourgeoisie, en Allemagne et en Angleterre aussi bien qu'en France.

La République demeure toujours le gouvernement qui divise le moins les trois sectes monarchistes, qui leur permet de s'unir en parti conservateur [3]. Si la possibilité d'une restauration monarchique réapparaît, le parti conservateur se divise dans l’instant en trois sectes ; tandis que les républicains sont forcés .de se grouper autour du seul gouvernement possible ; et, en ce moment, c'est probablement le ministère Clemenceau.

Clemenceau est toujours un progrès sur Ferry et Wilson. Il est très important qu'il arrive au pouvoir, non comme bouclier de la propriété contre les communistes, mais comme sauveur de la République contre la monarchie. En ce cas, il sera plus ou moins forcé de tenir ce qu'il a promis ; autrement, il se conduirait comme les autres. qui se sont crus, ainsi que Louis-Philippe, « la meilleure des républiques » : nous sommes au pouvoir, la République peut dormir tranquille ; notre prise de possession des ministères suffit, ne nous parlez donc plus des réformes promises.

Je crois que les hommes qui, le 4, ont voté pour les monarchistes sont déjà effrayés de leur propre succès et que le 18 donnera des résultats plus ou moins clemenceautistes, avec un certain succès, non d'estime, mais de mépris pour les opportunistes [4]. Le philistin se dira : après tout, avec tant de royalistes et de bonapartistes, il me faut quelques opportunistes. Du reste, le 18 décidera de la situation ; la France est le pays de l'imprévu, et je me garderai bien d'exprimer une opinion définitive.

Mais, dans tous les cas, il y aura en présence radicaux et monarchistes. La République courra juste le danger nécessaire pour forcer le petit-bourgeois à se pencher un peu plus vers l'extrême-gauche, ce qu'il n'aurait fait autrement. C'est précisément la situation qu'il nous faut, à nous communistes. Jusqu'à présent, je ne vois pas de raisons pour croire que la marche si exceptionnellement logique du développement politique de la France ait dévié : c'est toujours la logique de 1792 94 ; seulement le danger que causait alors la coalition est aujourd'hui causé par la coalition des partis monarchiques à l'intérieur. À la regarder de près, elle est moins dangereuse que ne l'était l'autre...

F. Engels


Au comité de rédaction du Socialiste

Citoyens,

Dans votre numéro du 17, vous publiez l'extrait d'une lettre privée que j'avais adressée à l'un de vous. Cette lettre était écrite à la hâte, tellement que pour ne pas manquer le courrier, je n'avais même pas eu le temps de la relire[5]. Permettez-moi donc de qualifier [6] un passage qui n'exprime pas clairement ma pensée.

En parlant de M. Clemenceau comme porte-drapeau du radicalisme français, je dis : « Il est très important qu'il arrive au pouvoir, non comme bouclier de la propriété contre les communistes, mais comme sauveur de la République contre la monarchie. En ce cas, il sera plus ou moins forcé de tenir ce qu'il a promis ; autrement, il se conduirait (ici il faut insérer : peut-être) comme les autres qui se sont crus, ainsi que Louis-Philippe, la meilleure des républiques : nous sommes au pouvoir, la République peut dormir tranquille ; notre prise de possession des ministères suffit, ne nous .parlez donc plus des réformes promises. »

D'abord je n'ai aucun droit d'affirmer que M. Clemenceau, s'il arrivait au pouvoir par la voie routinière des gouvernements parlementaires, agirait infailliblement « comme les autres ». Puis, je ne suis pas de ceux qui expliquent les actions des gouvernements par leur simple volonté, bonne ou mauvaise ; cette volonté elle-même est déterminée par des causes indépendantes, par la situation générale. Ce n'est donc pas la volonté, bonne ou mauvaise, de M. Clemenceau dont il s'agit ici. Ce dont il s'agit, dans l'intérêt du parti ouvrier, c'est que les radicaux arrivent au pouvoir dans une situation telle que la mise en pratique de leur programme leur soit imposée comme seul moyen de se maintenir. Cette situation, espérons que les 200 monarchistes de la Chambre suffiront à la créer.

Londres, le 21 octobre 1885.


Notes

[1] Après avoir consacré leurs efforts aux tâches d'organisation interne de la classe ouvrière, Marx-Engels reviennent, dans cette dernière partie, aux tâches pratiques qui attendent l'Internationale socialiste au sein de la société capitaliste existante qu'il s'agit de révolutionner. Dans ce but, ils étudient les forces en présence et en heurt dans la société réelle, afin de déterminer quel sera l'alignement des forces, le centre de gravité, ainsi que le point où le parti de classe pourra placer le levier pour renverser le système d'oppression réel.
En d'autres termes, Marx-Engels examinent quelle est la « politique extérieure de la classe ouvrière », dont ils ont fait à l'Internationale un devoir politique de définir les contours nets et tranchants dans l'Adresse inaugurale de l'A.I.T. de 1864. Si le parti de classe est l'organe dirigeant de la transformation socialiste du monde actuel, il lui faut connaître non seulement le champ des forces réelles, mais encore leur évolution dans le mouvement historique. C'est dire que le parti doit savoir tirer de l'étude des forces en mouvement la prévision de la nature et du cours du conflit entre le monde capitaliste et le communisme.
Le centre de gravité du monde à la fin du siècle dernier étant la France et l'Allemagne cela nous ramène à notre propre histoire. Ce sont tout naturellement les perspectives de révolution ou de guerre impérialiste entre ces deux pays qui ont alors déterminé fondamentalement la « politique extérieure du prolétariat socialiste ». Les analyses et l'action du parti marxiste « catastrophique »   en opposition au réformisme gradualiste qui triomphera finalement dans le mouvement ouvrier, mais non dans les faits, ceux-ci démentant, avec la boucherie impérialiste de 1914, toutes les visions idylliques et pacifiques de passage au socialisme   portent donc sur les faits saillants et cruciaux de l'histoire universelle : les heurts gigantesques entre classes OU États, qui déterminent ensuite pour une ou deux générations l'évolution de la société tout entière dans un sens ou dans un autre, selon que prolétariat ou bourgeoisie l'emportera.
Certes, c'est l'adversaire qui a fini par triompher, mais la vision de Marx-Engels a été confirmée par toute l'évolution historique, et les faits ont démontré que le succès n'est possible qu'à partir de leur conception et de leurs méthodes révolutionnaires.

[2] En se fondant sur son schéma des stades politiques progressifs en vue de la conquête du pouvoir, Engels analyse le résultat des élections françaises du 4 octobre 1885 dans sa lettre du 12 octobre 1885 à Lafargue. Celui-ci la jugea si importante pour le parti français qu'il la fit publier précipitamment dans Le Socialiste du 17 octobre 1885 (p. 2, col. 2). En analysant les résultats sur une base objective, Engels les avait, en effet, trouvés plus encourageants que les socialistes français qui étaient déçus pour d'autres raisons, plus immédiates : le résultat tangible des élections. La supériorité de la méthode marxiste apparaît ici encore, puisqu'elle situe les faits dans l'optique de classe, et les apprécie en fonction de l'ensemble du cours, non parlementariste, mais politique et révolutionnaire, ce que l'on peut appeler la stratégie d'ensemble.
Engels n'est donc pas autrement troublé par le fait que les monarchistes avaient eu la majorité des suffrages lors du premier tour des élections parlementaires, l'essentiel étant atteint : la défaite des républicains bourgeois, des opportunistes.
Au premier tour des élections, les éléments monarchistes bonapartistes et royalistes réactionnaires   recueillirent 3 500 000 voix (contre 1 789 000 en 1881) et eurent 177 élus, tandis que les républicains n'en comptèrent que 129.

[3] Sans doute Engels se réjouissait-il de voir les trois tendances monarchistes se regrouper par la force des choses, en un seul parti bourgeois de droite. On notera qu'il leur appliquerait le terme de secte lorsque, à contre-courant de l'évolution normale, ils se divisaient artificiellement.

[4] Les résultats du second tour ont nettement confirmé le jugement d'Engels. Le 18 octobre, les candidats républicains furent élus à une majorité écrasante. La Chambre des députés se composa de 372 républicains et de 202 monarchistes.

[5] Cette lettre d'Engels a été publiée par Le Socialiste, 31 octobre 1885, p. 2, col. 3.

[6] Ce mot a sans doute été mal déchiffré. Il s'agit probablement de « clarifier ».


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