1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Questions d'organisation

Lutte de Marx-Engels pour le parti social-démocrate interdit


Lettre à Bebel, Liebknecht, Bracke

Cher Bebel,

La réponse à votre lettre du 20 août a quelque peu traîné en longueur, en raison aussi bien de l'absence prolongée de Marx que de divers incidents, d'abord l'arrivée des Annales de Richter, ensuite la venue de Hirsch lui-même [1].

Je suis obligé d'admettre que Liebknecht ne vous a pas montré la dernière lettre que je lui avais adressée, bien que je le lui aie demandé expressément, car sinon vous n'eussiez sans doute pas avancé les arguments mêmes que Liebknecht avait fait valoir et auxquels j'ai déjà répondu dans ladite lettre.

Passons maintenant aux divers points sur lesquels il importe de revenir ici [2].

I. Les négociations avec C. Hirsch

Liebknecht demande à Hirsch s'il veut prendre la responsabilité de la rédaction de l'organe du parti qui doit être créé de nouveau à Zurich. Hirsch désire des précisions sur la mise en place de ce journal : de quels fonds disposera-t-il, et de qui proviendront-ils ? La première question l'intéresse afin de savoir si le journal ne s'éteindra pas déjà au bout de quelques mois, la seconde pour connaître celui qui détient les cordons de la bourse, autrement dit celui qui tient entre ses mains l'ultime autorité sur la vie du journal [3]. La réponse du 27 juillet de Liebknecht à Hirsch (« Tout est en ordre, tu apprendras la suite à Zurich ») ne parvient pas au destinataire. Mais de Zurich arrive une lettre de Bernstein à Hirsch, en date du 24 juillet, dans laquelle Bernstein l'informe que « l'on nous a chargés de la mise en place et du contrôle » (du journal). Un entretien aurait eu lieu « entre Viereck et nous », au cours duquel on se serait aperçu « que votre position serait difficile en raison des divergences que vous avez eues avec plusieurs camarades du fait que vous appartenez au journal Laterne; cependant, je ne tiens pas ces réticences pour bien importantes ». Pas un mot sur ce qui a causé cela.

Par retour de courrier, Hirsch demande, le 26, quelle est la situation matérielle du journal. Quels camarades se sont portés garants pour couvrir un éventuel déficit ? Jusqu'à quel montant et pour combien de temps ? Il n'est pas du tout question, à ce niveau, de la question du traitement que touchera le rédacteur, Hirsch cherche simplement à savoir si « les moyens sont assurés pour tenir le journal un an au moins ».

Bernstein répond le 31 juillet : un éventuel déficit serait couvert par les contributions volontaires, dont certaines (!) sont déjà souscrites. À propos des remarques de Hirsch sur l'orientation qu'il pensait donner au journal, il fait remarquer, entre autres blâmes et directives (cf. ci-dessus) : « La commission de surveillance doit s'y tenir d'autant plus qu'elle est elle-même sous contrôle, c'est-à-dire est responsable. Vous devez donc vous entendre sur ces points avec la commission de surveillance. » On souhaite une réponse immédiate, par télégraphe si possible.

Mais, au lieu d'une réponse à ses demandes justifiées, Hirsch reçoit la nouvelle qu'il doit rédiger sous la surveillance d'une commission siégeant à Zurich, commission dont les conceptions divergent substantiellement des siennes et dont les noms des membres ne lui sont même pas cités !

Hirsch, indigné à juste titre par ces procédés, préfère s'entendre avec les camarades de Leipzig. Vous devez connaître sa lettre du 2 août à Liebknecht, étant donné que Hirsch y demandait expressément qu'on vous informe   vous et Viereck   de son contenu. Hirsch est même disposé à se soumettre à une commission de surveillance à Zurich, à condition que celle-ci fasse par écrit ses remarques à la rédaction et qu'il puisse faire appel de la décision à la commission de contrôle de Leipzig.

Dans l'intervalle, Liebknecht écrit à Hirsch le 28 juillet : « L'entreprise a naturellement un fondement, étant donné que tout le parti (Höchberg inclusivement) la soutient. Mais ne te soucie pas des détails. »

Même la lettre suivante de Liebknecht ne contient aucune mention sur le soutien; en revanche, elle assure que la commission de Zurich ne serait pas une commission de rédaction, mais ne se préoccuperait que d'administration et de finances. Le 14 août encore, Liebknecht m'écrit la même chose et me demande de persuader Hirsch d'accepter. Vous-mêmes, vous êtes encore si peu au courant des aspects réels de la question le 20 août que vous m'écrivez : « Il (Höchberg) n'a pas plus de voix dans la rédaction du journal que n'importe quel autre camarade connu. »

Enfin Hirsch reçoit une lettre de Viereck, en date du 11 août, dans laquelle il reconnaît que « les trois camarades, domiciliés à Zurich et formant la commission de rédaction, ont commencé à mettre en place le journal et s'apprêtent à élire un rédacteur qui doit être confirmé dans sa fonction par les trois camarades de Leipzig [...]. Pour autant qu'il me souvienne, il était également dit dans les résolutions portées à votre connaissance que le comité de fondation (zurichois) devrait assumer aussi bien des responsabilités politiques que financières vis-à-vis du parti [...]. De tout cela, il me semble que l'on puisse conclure que [...] sans la collaboration des trois camarades domiciliés à Zurich et chargés par le parti de cette fondation, on ne pouvait concevoir la formation de la rédaction.

Hirsch tenait enfin là quelque chose de précis, même si ce n'était que sur la position du rédacteur vis-à-vis des Zurichois. Ils forment une commission de rédaction, et ont aussi la responsabilité politique; sans leur collaboration, on ne peut former de rédaction. Bref, on indique à Hirsch qu'il doit s'entendre avec les trois camarades de Zurich, dont on ne lui fournit toujours pas les noms.

Mais, pour que la confusion soit totale, Liebknecht apporte une nouvelle au bas de la lettre de Viereck : « P. Singer de Berlin vient de passer ici et rapporte : la commission de surveillance de Zurich n'est pas, comme le pense Viereck, une commission de rédaction, mais essentiellement une commission d'administration qui est responsable vis-à-vis du parti, en l'occurrence nous, pour ce qui est des finances du journal. Naturellement, les membres ont aussi le droit et le devoir de discuter avec toi des problèmes de rédaction (un droit et un devoir qu'a tout membre du parti, soit dit en passant); ils ne peuvent pas te mettre sous tutelle. »

Les trois Zurichois et un membre du comité de Leipzig   le seul qui ait été présent lors des négociations   soutiennent que Hirsch doit être placé sous la direction administrative des Zurichois, tandis qu'un second camarade de Leipzig le nie tout uniment. Et, dans ces conditions, il faut que Hirsch se décide, avant que ces messieurs ne se soient mis d'accord entre eux. Que Hirsch soit justifié à connaître les décisions prises au sujet des conditions auxquelles on estime devoir le soumettre, c'est à quoi on n'a même pas pensé, et ce d'autant plus qu'il ne semble même pas qu'il soit venu à l'esprit des camarades de Leipzig qu'ils doivent eux-mêmes prendre réellement connaissance de ces décisions ! Car sinon, comment les contradictions mentionnées ci-dessus eussent-elles été possibles ?

Si les camarades de Leipzig ne peuvent se mettre d'accord sur les compétences à attribuer aux Zurichois, comment ces derniers peuvent-ils y voir clair !

Schramm à Hirsch, le 14 août : « Si vous n'aviez pas écrit à ce moment-là, vous vous seriez trouvé dans le même cas que Kayser [4], et vous eussiez procédé de même,  vous mettant dans la situation d'écrire de la même façon, sans que nous y ayons consacré un seul mot. Mais, de la sorte, nous devons, face à cette déclaration, déposer un vote décisif pour les articles à accepter dans le nouveau journal.

La lettre à Bernstein, dans laquelle Hirsch aurait dit cela, est du 26 juillet, bien après la conférence à Zurich au cours de laquelle on avait fixé les pouvoirs des trois Zurichois. Mais on se gonfle déjà tellement à Zurich dans le sentiment de la plénitude de son pouvoir bureaucratique que l'on revendique déjà, dans la lettre ultérieure à Hirsch, de nouvelles prérogatives, à savoir décider des articles à accepter dans le journal. Déjà le comité de rédaction devient une commission de censure.

C'est seulement à l'arrivée de Höchberg à Paris que Hirsch apprit de lui le nom des membres des deux commissions.

En conséquence, si les tractations avec Hirsch ont échoué, à quoi cela tient-il ?

  1. Au refus opiniâtre des camarades de Leipzig aussi bien que des Zurichois de lui faire part de quoi que ce soit de tangible sur les bases financières, donc sur les possibilités, du maintien en vie du journal, ne serait-ce que pour un an. La somme souscrite, il ne l'a apprise qu'ici par moi (après que vous me l'aviez communiquée). Il n'était donc pratiquement pas possible, à partir des informations données précédemment (le parti + Höchberg), de tirer une autre conclusion que celle selon laquelle le journal reposerait essentiellement sur Höchberg, ou dépendrait tout de même bientôt de ses contributions. Or, cette dernière éventualité n'est pas encore, et de loin, écartée aujourd'hui. La somme de   si je lis bien   800 marks est exactement la même (40 £) que celle que l'association de Londres a dû mettre en rallonge pour La Liberté au cours de la première moitié de l'année [5].
  2. L'assurance renouvelée, qui depuis s'est révélée tout à fait inexacte, de Liebknecht, selon laquelle les Zurichois ne devaient absolument pas contrôler la rédaction, ainsi que la comédie et les méprises qui en sont résultées.
  3. La certitude, enfin acquise, que les Zurichois ne devaient pas seulement contrôler la rédaction, mais encore exercer une censure sur elle, et que Hirsch ne tenait dans tout cela que le rôle d'homme de paille.

Nous ne pouvons que lui donner raison si, après cela, il a décliné l'offre. Comme nous l'avons appris par Höchberg, la commission de Leipzig a encore été renforcée par deux membres non domiciliés dans cette ville. Elle ne peut intervenir rapidement que si les trois camarades de Leipzig sont d'accord. De ce fait, le centre de gravité se trouve totalement déplacé à Zurich, et Hirsch, pas plus que n'importe quel autre rédacteur véritablement révolutionnaire et d'esprit prolétarien, ne pourrait à la longue travailler avec ceux de cette localité. Davantage à ce sujet plus tard.

II. L'orientation prévue du journal

Dès le 24 juillet, Bernstein informe Hirsch que les divergences qu'il avait eues avec certains camarades en tant que journaliste de la Laterne rendraient sa position plus difficile.

Hirsch répond que l'orientation du journal devrait être, selon lui, la même en gros que celle de la Laterne, soit une politique qui évite les procès en Suisse et n'effraie pas inutilement en Allemagne. Il demande qui sont ces camarades, et poursuit : « Je n'en connais qu'un seul, et je vous promets que je recommencerai à le critiquer de la même façon s'il commet le même genre d'infraction à la discipline. »

Gonflé du sentiment de sa nouvelle dignité officielle de censeur, Bernstein lui répond aussitôt : « En ce qui concerne maintenant l'orientation du journal, le comité de surveillance est cependant d'avis que la Laterne ne saurait servir de modèle au journal; à nos yeux, le journal ne doit pas tant se lancer dans une politique radicale, il doit s'en tenir à un socialisme de principe. Dans tous les cas, il faut éviter des incidents comme la polémique contre Kayser qui a été désapprouvée par tous les camarades sans exception (!) »

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Liebknecht appelle la polémique contre Kayser une « gaffe », et Schramm la tient pour si dangereuse qu'il a aussitôt établi la censure à l'encontre de Hirsch.

Hirsch écrit une nouvelle fois à Höchberg, en lui expliquant qu'un incident comme celui qui est advenu à Kayser « ne peut se produire lorsqu'il existe un organe officiel du parti, dont les claires explications ainsi que les discrètes et bienveillantes indications ne peuvent atteindre aussi durement un parlementaire ».

Viereck écrit lui aussi qu'il fallait prescrire au journal « une attitude sans passion et une opportune ignorance de toutes les divergences pouvant surgir »; il ne devrait pas être une « Laterne plus grande », et Bernstein d'ajouter : « On peut tout au plus lui reprocher d'être une tendance trop modérée, si cela est un reproche en des temps où l'on ne peut pas naviguer toutes voiles dehors. »

En quoi consiste donc l'affaire Kayser, ce crime impardonnable que Hirsch aurait commis ? Kayser est le seul parlementaire social-démocrate qui ait parlé et voté au Reichstag sur les droits douaniers. Hirsch l'accuse d'avoir violé la discipline du parti [6] du fait qu'il ait : 1. voté pour des impôts indirects, dont le programme du parti avait expressément exigé la suppression; 2. accordé des moyens financiers à Bismarck, violant ainsi la première règle de base de toute notre tactique de parti : « Pas un sou à ce gouvernement ! »

Sur ces deux points, Hirsch avait indubitablement raison. Et après que Kayser eut foulé aux pieds, d'une part, le programme du parti sur lequel les parlementaires avaient été assermentés pour ainsi dire par décision du congrès et, d'autre part, la toute première et indéclinable règle de la tactique du parti, en accordant par son vote de l'argent à Bismark comme pour le remercier de la loi antisocialiste, Hirsch avait parfaitement le droit, à notre avis, de frapper aussi fort.

Nous n'avons jamais pu comprendre pour quelles raisons on a pu se mettre tant en colère en Allemagne sur cette attaque contre Kayser. Or, voici que Höchberg me raconte que la « fraction parlementaire » a autorisé Kayser à intervenir de la sorte, et l'on tient Kayser pour couvert par cette autorisation.

Si les choses se présentent de la sorte, c'est tout de même un peu fort. D'abord, Hirsch, pas plus que le reste du monde, ne pouvait connaître cette décision secrète [7]. Dans ces conditions, la honte, qui auparavant ne pouvait atteindre que le seul Kayser, n'en deviendrait encore que plus grande alors pour le parti, tandis que ce serait toujours le mérite de Hirsch d'avoir dévoilé aux yeux du monde entier les discours ineptes et le vote encore plus inepte de Kayser, et d'avoir sauvé du même coup l'honneur du parti. Ou bien la social-démocratie allemande est-elle véritablement infectée de la maladie parlementaire, et croit-elle qu'avec les voix populaires aux élections le Saint-Esprit se soit déversé sur ses élus, transformant les séances de la fraction en conciles infaillibles, et les résolutions de la fraction en dogmes inviolables ?

Une gaffe a certainement été faite; cependant, elle n'a pas été faite par Hirsch, mais par les députés qui ont couvert Kayser avec leur résolution. Or, si ceux-là mêmes qui sont appelés à veiller en premier au respect de la discipline de parti se mettent à violer de manière si éclatante cette même discipline en prenant une telle décision, la chose n'en est que plus grave. Mais là où cela atteint son comble, c'est lorsqu'on se réfugie dans la croyance, sans vouloir en démordre, que ce n'est pas Kayser avec son discours et son vote, ainsi que les autres députés avec leur décision de le couvrir, qui auraient violé la discipline de parti, mais Hirsch en attaquant Kayser bien que la décision lui restât cachée.

Au demeurant, il est certain que, dans cette question de protection douanière, le parti a pris la même attitude obscure et indécise que dans presque toutes les autres questions économiques se posant dans la pratique, par exemple celle des chemins de fer nationaux. Cela provient de ce que l'organe du parti, notamment le Vorwärts, au lieu de discuter à fond de ces problèmes, s'étend avec complaisance sur la construction de l'ordre de la société future. Lorsque, après la loi antisocialiste, la protection douanière est subitement devenue un problème pratique, les opinions divergèrent suivant les orientations et tendances les plus diverses, et il n'eût pas été possible d'en trouver un seul dans le tas qui détienne ne serait-ce que la condition préalable à la formation d'un jugement clair et juste sur la question : la connaissance des rapports de l'industrie et de la position de celle-ci sur le marché mondial. Chez les électeurs, il ne pouvait pas ne pas se manifester çà et là des tendances protectionnistes, mais fallait-il en tenir compte ? Le seul moyen pour trouver une issue à ce désordre, à savoir concevoir le problème de manière purement politique (comme on le fit dans la Laterne), ne fut pas adopté avec clarté et décision. Il ne pouvait donc pas manquer d'advenir ce qui advint : dans ce débat, le parti intervint pour la première fois d'une manière hésitante, incertaine et confuse, et finit par se ridiculiser sérieusement avec Kayser.

Cependant, l'attaque contre Kayser devient maintenant l'occasion de prêcher sur tous les tons à l'intention de Hirsch que le nouveau journal ne doit à aucun prix imiter les excès de la Laterne, qu'il doit le moins possible suivre une politique radicale, mais s'en tenir sans passion à des principes socialistes. On l'entendit tout autant de la bouche de Viereck que de celle de Bernstein qui, précisément parce qu'il voulait modérer Hirsch, apparaissait comme l'homme de la situation où l'on « ne peut cingler toutes voiles dehors »

Or, pour quelles raisons s'expatrie-t-on, si ce n'est précisément pour cingler toutes voiles dehors ? À l'étranger, rien ne s'y oppose. On ne trouve pas en Suisse les lois allemandes sur les délits de presse, d'association, etc. On y a donc non seulement la possibilité mais encore le devoir de dire ce que l'on ne pouvait pas dire en Allemagne, même avant la loi antisocialiste, du fait du régime courant des lois. En outre, on ne s'y trouve pas seulement devant l'Allemagne, mais encore face à l'Europe entière, et on a le devoir, pour autant que les lois suisses le permettent, de proclamer ouvertement les voies et les buts du parti allemand. Quiconque voudrait se laisser lier les mains en Suisse par des lois allemandes démontrerait précisément qu'il est digne des lois allemandes, et qu'il n'a, en fait, rien d'autre à dire que ce que l'on était autorisé à dire en Allemagne avant les lois d'exception. Il ne faut pas davantage se laisser arrêter par l'éventualité selon laquelle les rédacteurs se verraient temporairement interdire tout retour en Allemagne. Quiconque n'est pas prêt à prendre un tel risque n'est pas fait pour un poste d'honneur aussi exposé.

Mais il y a plus. Les lois d'exception ont mis le parti allemand au ban, précisément parce qu'il était le seul parti d'opposition sérieux en Allemagne. Si, dans un organe publié à l'étranger, il exprime à Bismarck sa reconnaissance d'avoir perdu ce poste de seul parti d'opposition sérieux en se montrant bien docile, s'il encaisse ainsi le coup sans manifester la moindre réaction, il ne fait que prouver qu'il méritait ce coup de pied. De toutes les feuilles allemandes publiées en émigration depuis 1830, la Laterne est sans doute l'une des plus modérées. Mais si la Laterne était déjà trop frondeuse, le nouvel organe ne pourra que compromettre le parti devant nos camarades des pays non allemands.

III. Le manifeste des trois Zurichois

Dans l'intervalle, nous avons reçu les Annales de Höchberg qui contiennent l'article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne » et rédigé précisément par les trois membres de la commission zurichoise, comme Höchberg lui-même me l'a dit. Il s'agit d'une critique pure et simple du mouvement tel qu'il a existé jusqu'ici et, en conséquence aussi, du programme pratique d'orientation du nouvel organe, dans la mesure où il dépend d'eux.

On a d'emblée la déclaration suivante :

« Le mouvement que Lassalle considérait comme éminemment politique, auquel il appelait à se rallier non seulement les ouvriers mais encore tous les démocrates honnêtes, à la tête duquel devaient marcher les représentants indépendants de la science et tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité, ce mouvement s'abaissa, sous la présidence de J.B. von Schweitzer, à n'être plus que l'arène de lutte pour les intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie. »

Laissons de côté la question de savoir si cela correspond ou non à la réalité historique. Le reproche bien précis que l'on fait ici à Schweitzer, c'est qu'il ait réduit le lassalléanisme, conçu ici comme un mouvement démocratique et philanthrope bourgeois, à n'être plus qu'une organisation au service de la lutte et des intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie : il l'aurait rabaissé en approfondissant le caractère de classe de la lutte des ouvriers de l'industrie contre la bourgeoisie. En outre, il lui est reproché d'avoir « rejeté la démocratie bourgeoise ». Or, qu'est-ce que la démocratie bourgeoise peut bien chercher dans le parti social-démocrate ? Si cette démocratie bourgeoise est constituée d' « hommes honnêtes », elle ne tiendra même pas à y entrer; si elle veut cependant, ce ne sera que pour y semer la pagaille.

Le parti lassalléen « préféra se comporter de la manière la plus unilatérale en parti ouvrier ». Les messieurs qui écrivent cela sont eux-mêmes membres d'un parti qui, de la manière la plus tranchée, se veut un parti ouvrier, ils y ont même une charge et une dignité. Il y a donc ici une incompatibilité absolue. S'ils croient à ce qu'ils écrivent, ils doivent quitter ce parti, ou pour le moins se démettre de leur charge et dignité. S'ils ne le font pas, ils reconnaissent qu'ils veulent exploiter leur fonction pour combattre le caractère prolétarien du parti. En conséquence, le parti se trahit lui-même s'il les maintient dans leur charge et dignité.

À en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti universel, celui « de tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité », ce que l'on démontre le mieux en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « afin de se former le bon goût » et « se mettre dans le bon ton » (p. 85). Dès lors, l'« allure dépenaillée » de certains dirigeants s'effacera derrière l'« allure bourgeoise » et respectable. (Comme si l'apparence extérieure tristement dépenaillée était le moindre reproche que l'on puisse adresser à ces gens !) Alors viendront s'y joindre de « nombreux partisans appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Mais ceux-ci ne doivent être gagnés à notre cause que lorsque [...] l'agitation pourra donner des résultats tangibles. »

Le socialisme allemand se serait « trop préoccupé de conquérir les masses, négligeant par là d'effectuer une propagande énergique (!) dans ce que l'on appelle les couches supérieures de la société ». En effet, le parti « manque toujours encore d'hommes capables de le représenter au Parlement ». Il est pourtant « désirable et nécessaire de confier les mandats à des hommes qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser à fond avec les principaux dossiers des affaires. Le simple ouvrier et le petit artisan [...] n'en ont que très rarement le temps nécessaire ». Autrement dit, votez pour les bourgeois !

En somme, la classe ouvrière est incapable de s'émanciper par ses propres moyens : elle doit passer sous la direction de bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « disposent de suffisamment de temps » pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers. Enfin, il ne faut à aucun prix s'attaquer directement à la bourgeoisie, mais au contraire il faut la conquérir par une propagande énergique.

Or, si l'on veut gagner les couches supérieures de la société ou simplement les éléments de bonne volonté qui s'y trouvent, il ne faut surtout pas les effrayer. Et les trois Zurichois croient avoir fait une découverte apaisante à ce propos :

« Le parti montre précisément maintenant, sous la pression de la loi antisocialiste, qu'il n'a pas la volonté de suivre la voie d'une révolution violente, sanglante, mais est décidé [...] à s'engager dans la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme. » En conséquence, si les 5 à 600 000 électeurs social-démocrates, soit les 1/10° à 1/8° de tout le corps électoral, qui se répartissent sur tout le pays, montrent qu'ils « sont assez raisonnables pour ne pas aller se casser la tête contre le mur, en tentant d'effectuer une révolution sanglante tant qu'ils ne sont qu'un contre dix », cela démontre qu'ils s’interdisent à tout jamais dans l'avenir d'utiliser à leur profit un événement extérieur violent, un sursaut révolutionnaire qui s'ensuivrait subitement, mieux une victoire du peuple arrachée d'une collision ayant eu lieu dans ces conditions ! Le jour où Berlin sera de nouveau assez inculte pour se lancer dans un nouveau 18 mars 1848, les social-démocrates, au lieu de participer à la lutte des « canailles qui ont soif de se battre sur les barricades » (p. 88), devront bien plutôt « suivre la voie de la légalité », jouer les modérateurs, démonter les barricades et, si nécessaire, marcher avec les nobles seigneurs de la guerre contre les masses si unilatérales, vulgaires et incultes. En somme, si ces messieurs affirment que ce n'est pas là ce qu'ils pensent, mais alors que pensent-ils [8] ?

Mais il y a encore pire.

« En conséquence, plus il (le parti) saura demeurer calme, objectif et réfléchi dans sa critique des conditions existantes et dans ses projets de changement de celles-ci, moins il sera possible maintenant (alors que la loi anti-socialiste est en vigueur) de renouveler le coup qui vient de réussir et avec lequel la réaction consciente a intimidé la bourgeoisie en agitant le spectre de la terreur rouge. » (p. 88.)

Afin d'enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui démontrer clairement et simplement que le spectre rouge n'est vraiment qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Or, qu'est-ce que le secret du spectre rouge, si ce n'est la peur de la bourgeoisie de l'inévitable lutte à mort qu'elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur de l'issue fatale de la lutte de classe moderne ? Que l'on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie ainsi que « tous les hommes indépendants » ne craindront plus « de marcher avec les prolétaires, la main dans la main » ! Mais ceux qui seraient alors dupés, ce seraient les prolétaires.

Que le parti démontre, par une attitude plaintive et humble, qu'il a rejeté une fois pour toutes les « incorrections et les excès » qui ont donné prétexte à la loi antisocialiste. S'il promet de son plein gré qu'il n'évoluera que dans les limites des lois en vigueur sous le régime d'exception contre les socialistes, Bismarck et les bourgeois auront certainement la bonté d'abolir cette loi devenue superflue.

« Que l'on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « abandonner notre parti ni notre programme; nous pensons cependant que, pour de longues années encore, nous avons suffisamment à faire, si nous concentrons toute notre force, toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons arracher coûte que coûte, avant que nous puissions penser à réaliser nos fins plus lointaines ». Dès lors, c'est en masse que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits-bourgeois qu'ouvriers « qui, à l'heure actuelle, sont effrayés par nos revendications profondes ».

Le programme ne doit pas être abandonné, mais simplement ajourné   pour un temps indéterminé. On l'adopte, mais à proprement parler non pas pour soi et pour le présent, mais à titre posthume, comme héritage pour ses enfants et petits-enfants. En attendant, on emploie « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de reprises et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu'il se passe tout de même quelque chose, et en même temps pour que la bourgeoisie ne prenne pas peur. Dans ces conditions, gloire au « communiste » Miquel qui a démontré qu'il était inébranlablement convaincu de l'effondrement inévitable de la société capitaliste d'ici quelques siècles, en spéculant tant qu'il a pu, apportant ainsi sa contribution matérielle à la crise de 1873, autrement dit qui a effectivement fait quelque chose pour ruiner l'ordre existant.

Un autre attentat contre le bon ton, ce sont aussi les « attaques exagérées contre les fondateurs » de l'industrie, qui étaient tout simplement « enfants de leur époque »; « on ferait mieux de s'abstenir de vitupérer contre Strousberg et consorts ». Hélas, tout le monde est « enfant de son époque », et si cela est un excuse suffisante, nous ne devons plus attaquer qui que ce soit, nous devons cesser toute polémique et tout combat; nous recevons tranquillement tous les coups de pied que nous donnent nos adversaires, parce que nous, les sages, nous savons qu'ils ne sont que « des enfants de leur époque » et qu'ils ne peuvent agir autrement qu'ils ne le font. Au lieu de leur rendre les coups avec intérêt, nous devons bien plutôt plaindre ces malheureux!

De même, notre prise de position en faveur de la  Commune a eu, pour le moins, l'inconvénient « de rejeter de notre parti des gens qui autrement inclinaient vers nous et d'avoir accru en général la haine de la bourgeoisie à notre égard ». En outre, le parti « n'est pas sans porter une certaine responsabilité à la promulgation de la loi d'octobre, car il a augmenté inutilement la haine de la bourgeoisie ».

Tel est le programme des trois censeurs de Zurich. Il est on ne peut plus clair, surtout pour nous qui connaissons fort bien tous ces prêchi-prêcha depuis 1848. Ce sont les représentants de la petite bourgeoisie qui manifestent leur peur que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n'aille trop loin ». Au lieu de la franche opposition politique, ils recherchent le compromis général; au lieu de lutter contre le gouvernement et la bourgeoisie, ils cherchent à les gagner a leur cause par persuasion; au lieu de résister avec un esprit de fronde à toutes les violences exercées d'en haut, ils se soumettent avec humilité et avouent qu'ils méritent d'être châtiés. Tous les conflits historiquement nécessaires leur apparaissent comme des malentendus, et toute discussion s'achève par l'assurance que tout le monde est d'accord au fond. On joue aujourd'hui au social-démocrate comme on jouait au démocrate bourgeois en 1848. Comme ces derniers considéraient la république démocratique comme quelque chose de très lointain, nos social-démocrates d'aujourd'hui considèrent le renversement de l'ordre capitaliste comme un objectif lointain et, par conséquent, comme quelque chose qui n'a absolument aucune incidence sur la pratique politique du présent. On peut donc à cœur joie faire le philanthrope, l'intermédiaire, et couper la poire en deux. Et c'est ce que l'on fait aussi dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier   de toute façon, il ne suffit pas de la nier pour qu'elle cesse d'exister  , mais dans la pratique on la camoufle, on la dilue et on l'édulcore. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier; il ne doit pas s'attirer la haine de la bourgeoisie ou de quiconque; c'est avant tout dans la bourgeoisie qu'il faut faire une propagande énergique. Au lieu de s'appesantir sur des objectifs lointains qui, même s'ils ne peuvent être atteints par notre génération, effraient les bourgeois, le parti ferait mieux de s'employer de toutes ses forces et de toute son énergie aux réformes petites-bourgeoises de rafistolage qui représentent autant de soutiens nouveaux du vieil ordre social et peuvent éventuellement transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et si possible pacifique.

Ce sont exactement ces gens-là qui, sous l'apparence d'une activité fébrile, non seulement ne font eux-mêmes jamais rien, mais encore cherchent à empêcher les autres de faire quelque chose   sinon de bavarder. Ce sont exactement ces mêmes gens-là dont la crainte de toute action a freiné le mouvement à chaque pas en 1848 et 1849, et l'a enfin fait tomber. Ils ne voient jamais la réaction à l'œuvre, sont tout étonnés cependant lorsqu'ils se trouvent finalement dans une impasse, où toute résistance et toute fuite sont impossibles. Ces gens veulent enfermer l'histoire dans leur étroit et mesquin horizon petit-bourgeois, tandis qu'elle leur passe à chaque fois par-dessus la tête.

En ce qui concerne le contenu socialiste de leur écrit, il est déjà suffisamment critiqué dans le Manifeste au chapitre « Le socialisme allemand ou vrai ». Quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et « vulgaire », il ne reste plus qu'à fonder le socialisme sur un « véritable amour de l'humanité » et les phrases creuses sur la « justice ».

C'est un phénomène inévitable et inhérent au cours du développement que des individus appartenant jusque-la à la classe dominante viennent se joindre au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique. C'est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

Premièrement : ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d'une valeur réelle. Or, ce n'est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft [9] n'ont apporté quoi que ce soit qui eût fait avancer d'un pas notre mouvement : les éléments de formation réels d'une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, elles cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, superficiellement assimilées, avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'université ou d'ailleurs, et dont l'une est plus confuse que l'autre, grâce au processus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie allemande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue qu'il y a de têtes. Au lieu d'apporter de la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'introduire la pire des confusions   par bonheur, presque uniquement chez eux-mêmes. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est l'enseignement de ce qui n'a même pas été appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose à exiger d'eux, c'est qu'ils n'apportent pas avec eux des résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu'ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, ces conceptions ont certainement leurs raisons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il existe des raisons pour que nous les tolérions pour l'instant, il y a l'obligation aussi de les tolérer seulement, de ne leur confier aucune charge d'influence dans la direction du parti, tout en restant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne pouvons vraiment pas comprendre que le parti puisse tolérer plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Mais si la direction du parti tombe peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se dévirilisera, tout simplement, et sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.

Quant à nous, tout notre passé fait qu'une seule voie nous reste ouverte. Voilà près de quarante ans que nous prônons la lutte de classe comme le moteur le plus décisif de l'histoire, et plus particulièrement la lutte sociale entre bourgeoisie et prolétariat comme le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc en aucune manière nous associer à des gens qui voudraient rayer du mouvement cette lutte de classe.

Lors de la fondation de l'Internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était : l'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même.

Nous ne pouvons donc marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord par en haut, autrement dit par des grands et petits bourgeois philanthropes.

Si le nouvel organe du parti adoptait une orientation correspondant aux convictions politiques de ces messieurs, convictions bourgeoises et non prolétariennes, à notre grand regret, il ne nous resterait plus qu'à déclarer publiquement notre opposition à son égard et à rompre la solidarité que nous avons toujours maintenue jusqu'ici vis-à-vis du parti allemand en face de l'étranger. Cependant, nous espérons que les choses n'iront pas jusque-là.

Cette lettre est destinée à être communiquée à tous les cinq membres de la commission en Allemagne [10], ainsi qu'à Bracke. Rien ne s'oppose, du moins de notre part, à ce qu'elle soit également communiquée aux Zurichois.


Notes

[1] Cf. Marx-Engels à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke, etc., 17-18 septembre 1879.
Cette lettre adressée à la direction du parti ouvrier socialiste d'Allemagne est un document de politique interne de parti. Il s'agit indubitablement de la lettre décisive pour la création de l'organe illégal du parti, le Sozial-demokrat. Il ne s'agissait pas seulement de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire, mais encore de déterminer le juste programme face à la loi antisocialiste.
Dans sa lettre du 20 août 1879, Engels écrivait à Marx que, lors de la visite de Hirsch, il lui avait dit : « Précisément maintenant où (grâce à l'interdiction faite par Bismarck au parti de poursuivre des activités révolutionnaires) tous les éléments pourris ou vaniteux pouvaient sans contrainte occuper l'avant-scène du parti, il était plus que jamais temps de laisser tomber la politique de conciliation et de manque de netteté, et de ne pas craindre, si nécessaire, les disputes et le scandale. Un parti qui aime mieux se laisser mener par le bout du nez par le premier imbécile venu (Kayser, par exemple), plutôt que de le désavouer publiquement, n'a plus qu'à tout remballer. »

[2] Dans la suite de la lettre, Marx-Engels entrent dans les détails de faits politiques et même personnels qui peuvent sembler parfois fastidieux. En fait, ils surgissent des difficultés que rencontre le parti, surtout lorsque le programme, cessant d'être clair et cohérent, laisse place aux initiatives et interprétations les plus diverses de groupes ou de personnes. Dès lors, il suffit d'un rien, qu'un militant ait avalé de travers tel ou tel argument, pour qu'il se trouve dans un camp ou dans un autre. Nous tombons alors au niveau et dans les questions de personnes, où tout devient incertain : bonne foi ou mauvaise foi, dévouement ou ambition, abnégation ou vanité   bref, toutes choses foncièrement relatives, individuelles, qui pour avoir un sens doivent se rattacher à quelque chose d'objectif : dans le parti au programme, et dans l'histoire au devenir révolutionnaire, ce qui est loin d'être simple et facile à une volonté individuelle.
Dans leurs critiques ou leurs louanges de tel personnage, Bebel, Liebknecht, Kautsky et Bernstein, par exemple, Marx-Engels ne donnent donc jamais de sanction définitive dans le cercle du parti, sanction les marquant définitivement : ce procédé serait en contradiction flagrante avec les rapports entre camarades où les paroles et la rupture ne sont définitives qu'après la scission.

[3] Engels parle sans fard de l'importance, inévitable dans cette société, de l'argent dans les diverses manifestations du parti. Cependant, il ne faut pas chercher l’explication finale dans l'argent : c'est lorsque quelque chose ne va pas qu'on peut chercher d'où vient l'argent.
À ce propos, dans sa lettre du 20 août 1879 à Marx, Engels écrit : « Ci-inclus la lettre de Hirsch que je te retourne, ainsi que celle de Liebknecht auquel je viens de répondre. J'ai attiré son attention sur ses contradictions : ‘Tu écris à Hirsch que, derrière le Sozial-demokrat, il y aurait le parti + Höchberg; cela signifie donc que si Höchberg est un + d'une façon quelconque, c'est qu'il s'agit de sa bourse, puisque par ailleurs c'est une grandeur négative. Tu m'écris maintenant que ce Höchberg n'a pas donné un sou. Comprenne qui pourra; pour ma part, je renonce’. »
Dans leur lettre du 21 octobre 1879 à Engels, Fritzsche et Liebknecht précisèrent : « En fait donc : 1. la commission de rédaction se compose de Bebel, Fritzsche, Liebknecht; 2. les propriétaires sont : Auer, Bebel, Fritzsche, Grillenberger et Liebknecht; 3 dans la commission administrative, il y a Bernstein. ». (cf. Wilhelm LIEBKNECT, Briefwechsel mit Karl Marx und Friedrich Engels, publié par l'Internationaal Instituut Voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Mouton & Co, 1963, The Hague, p. 273-274.)

[4] Kayser, faute d'une action ou d'un ordre franc et net du parti social-démocrate, avait pris l'initiative d'une intervention au Parlement au sujet de l’importante question des protections douanières. Carl Hirsch, dans la Laterne des 25 mai et 8 juin 1879, avait vivement critiqué l'intervention très imparfaite de Kayser.
Schramm fait donc remarquer avec pertinence à Hirsch que lui-même risquait de tomber dans les mêmes errements que Kayser qu'il avait critiqué, si le parti ne prenait pas clairement ses décisions et ses responsabilités, laissant aux individualités le soin de sauver la face dans les moments critiques, quitte à les désavouer à la moindre faute ou difficulté.

[5] Après la promulgation de la loi antisocialiste, un groupe anarchiste prit la direction de l'Association culturelle des ouvriers communistes de Londres. Appuyé sur cette association et ce groupe, Johann Most, ancien social-démocrate devenu anarchiste, publia La Liberté. Celle-ci s'en prit à la tactique utilisée par les dirigeants social-démocrates face à la loi antisocialiste, et notamment la combinaison des moyens de lutte légaux et illégaux. Une scission intervint en mars 1880, et les deux fractions, l'une social-démocrate, l'autre anarchiste, conservèrent le même nom à leur organisation.

[6] Kayser avait, cependant, obtenu l'accord de la fraction social-démocrate pour voter en faveur du projet de loi de Bismarck tendant à introduire de fortes taxes d’entrée sur le fer, le bois, les céréales et le bétail. C'est donc toute la fraction parlementaire qui a violé la discipline de parti, en couvrant, à contresens des principes du parti, l'intervention de Kayser dans l'important débat de la protection douanière, où la fraction se déroba donc doublement.

[7] Dans le brouillon, Marx-Engels avaient écrit ici : « Admettons même que deux ou trois députés social-démocrates (car ils ne pouvaient guère y en avoir plus à la séance) se soient laissés induire à autoriser Kayser à raconter ses bêtises devant le monde entier et à voter pour accorder de l'argent à Bismarck, ils eussent alors été obligés de prendre sur eux la responsabilité de leur acte et d'attendre ce que Hirsch en dirait alors. »

[8] Engels suppose d'abord que les trois Zurichois ont pu tempérer leur position révolutionnaire en apparence seulement, sur le papier, afin de tromper l'adversaire, de sorte qu'au moment voulu ils surgiraient subitement « tels qu'en eux-mêmes » avec toute la flamme et le mordant révolutionnaires. Mais aussitôt Engels montre bien qu'il n'y croit pas, et l'expérience historique a prouvé que la marge de manœuvre pour tromper l'adversaire est très mince pour le parti du prolétariat. En effet, les paroles, les promesses ont, elles aussi, une force objective qui transforme non seulement la conception de ceux qui les entendent, mais encore de ceux qui les disent. En cherchant à tromper l'adversaire, en déformant ses positions théoriques, on s'adresse en outre aux masses peu conscientes ou à des couches qui s'intéressent subitement et prennent position en fonction de l’« élargissement de l'horizon révolutionnaire », et comme Engels le dit : finalement, on ne sait plus soi-même ce qu'il faut penser de ses propres positions.

[9] La Neue Gesellschaft, « mensuel pour la science sociale », édité par Franz Wiede d'octobre 1877 à mars 1880 à Zurich, était de tendance nettement réformiste.
La Zukunft, bimensuel de même tendance, parut d'octobre 1877 à novembre 1878 à Berlin, publiée et financée par le philanthrope petit-bourgeois Karl Höchberg, qui fut plus tard exclu de la social-démocratie.

[10] August Bebel, Wilhelm Liebknecht, Friedrich Wilhelm Fritzsche, Bruno Geiser et Wilhelm Hasenclever.


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