1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Activités d'organisation (1843-1847)
Prolétaires de tous les pays unissez-vous !
Article 1. - Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée [1].
Art. 2. - Les conditions d'adhésion sont :
a) un mode de vie et une activité conformes à ce but ;
b) une énergie révolutionnaire et un zèle propagandiste ;
c) faire profession de communisme ;
d) s'abstenir de participer à toute société
politique ou nationale anticommuniste, et informer le Comité
supérieur de l'inscription à une société
quelconque ;
e) se soumettre aux décisions de la Ligue ;
f) garder le silence sur l'existence de toute affaire de la Ligue ;
g) être admis à l'unanimité dans une commune.
Quiconque ne répond plus à ces conditions est exclu. (Voir
section VIII.)
Art. 3. - Tous les membres sont égaux et frères, et se doivent donc aide en toute circonstance [2].
Art. 4. - Les membres portent un nom d'emprunt.
Art 5. - La Ligue est organisée en communes, districts. districts directeurs, Conseil central et Congrès.
Art. 6. - La commune se compose de trois membres au moins et de vingt au plus.
Art. 7. - Chaque commune élit un président et l'adjoint. Le président dirige la séance, l'adjoint tient la caisse et remplace le président en cas d'absence.
Art. 8. - Les diverses communes ne se connaissent pas entre elles, et n'échangent pas de correspondance entre elles.
Art. 10. - Les communes portent des noms distinctifs.
Art. 11. - Tout membre qui change d'adresse doit au préalable en aviser le président.
Art. 12. - Le district comprend au moins deux et au plus dix communes.
Art. 13. - Les présidents et adjoints de la commune forment le comité de district. Celui-ci élit un président dans son sein, et il tient la correspondance avec ses communes et le district directeur.
Art. 14. - Le comité de district représente le pouvoir exécutif pour toutes les communes du district.
Art 15. - Les communes isolées doivent ou bien se rattacher à un district déjà existant, ou bien former avec d'autres communes un nouveau district.
Art 16. - Les différents districts d'un pays ou d'une province sont placés sous l'autorité d'une direction de districts.
Art. 17. - La division des districts de la Ligue des provinces et la nomination des directions de districts sont luvre du Congrès sur proposition du Conseil central [3].
Art. 18. - La direction de districts forme le pouvoir exécutif pour tous les districts d'une province. Elle tient la correspondance avec ces districts et le Conseil central.
Art. 20. - Les directions de districts sont, provisoirement responsables vis-à-vis du Conseil central et, en dernier ressort, vis-à-vis du Congrès.
Art. 21. - Le Conseil central forme le pouvoir exécutif de toute la Ligue et, en tant que tel, est responsable devant le Congrès.
Art. 22. - Il se compose d'au moins cinq membres et est élu par la direction de district du lieu où le Congrès a fixé le siège de la Ligue.
Art. 23. - Le Conseil central est en correspondance avec les directions de district. Il établit tous les trois mois un rapport sur la situation de toute la Ligue.
Art. 24. - Les communes et les directions de district ainsi que le Conseil central se réunissent au moins une fois tous les quinze jours.
Art. 25. - Les membres de la direction des districts et du Conseil central sont élus pour un an, rééligibles et révocables à tout moment par leurs électeurs.
Art. 26. - Les élections ont lieu au mois de septembre.
Art.
27. - Les directions de district doivent orienter les
discussions conformément aux buts de la Ligue.
Si le Conseil central estime que la discussion de certaines questions
est d'un intérêt général et immédiat,
il doit inviter la Ligue entière à discuter des
questions [4].
Art.
28. - Chaque membre de la Ligue dont correspondre au
moins une fois par trimestre, et chaque commune au moins une fois par
mois, avec leur direction de district.
Chaque district doit adresser, à la direction de district, un rapport
sur sa sphère au moins une fois tous les deux mois, et
celle-ci au moins une fois tous les trois mois au Conseil central.
Art. 29. - Chaque centre de la Ligue doit prendre, dans la limite des statuts et sous sa propre responsabilité, les mesures appropriées à sa sécurité et à l'efficacité d'une action énergique, et en aviser sans retard le centre supérieur.
Art. 30. - Le Congrès est le pouvoir législatif de l'ensemble de la Ligue. Toutes les propositions relatives à une modification des statuts sont envoyées par les directions de districts au Conseil central qui les soumet au Congrès [5].
Art. 31. - Chaque district envoie un délégué.
Art. 32. - Chaque district envoie un délégué
pour trente membres, deux jusqu'à soixante, trois jusqu'à
quatre-vingt-dix membres, etc. Les districts peuvent se faire
représenter par des membres de la Ligue qui n'appartiennent
pas à leur localité.
Dans ce cas, ils doivent envoyer à leur député un
mandat détaillé.
Art. 33. - Le Congrès se réunit au mois d'août de chaque année. Dans les cas d'urgence, le Conseil central convoquera un Congrès extraordinaire [6].
Art. 34. - Le Congrès fixe chaque fois le lieu où le Conseil central aura son siège pour l'année suivante et le lieu ou le Congrès se réunira la fois suivante.
Art. 35. - Le Conseil central a droit de séance au Congrès, mais n'a pas de voix décisive.
Art. 36. - Après chacune de ses sessions, le Congrès lance, en plus de sa circulaire, un manifeste au nom du parti.
Art.
37. - Quiconque viole les conditions imposées
aux membres (art. 2) est, suivant les circonstances, suspendu de la
Ligue ou exclu.
L'exclusion s'oppose à une réintégration.
Art. 38. - Seul le Congrès se prononce sur les expulsions.
Art. 39. - Le district ou la commune peut écarter des membres en l'annonçant aussitôt à l'instance supérieure. Sur ce point aussi, le Congrès décide en dernier ressort.
Art. 40. - La réintégration de membres suspendus est prononcée par le Conseil central à la demande du district.
Art. 41. - Les infractions contre la Ligue sont jugées par la direction de districts qui assure l'exécution du jugement.
Art. 42. - Les individus écartés ou exclus, ainsi qu'en général les sujets suspects, sont à surveiller par la Ligue et à mettre hors d'état de nuire.
Art. 43. - Le Congrès fixe pour chaque pays le minimum de la cotisation à verser par chaque membre.
Art. 44. - Cette cotisation va pour moitié au Conseil central, et reste pour moitié à la caisse de la commune ou du district.
Art.
45. - Les fonds du Conseil central sont employés :
1. à couvrir les frais de correspondance et d'administration ;
2. à faire imprimer et à diffuser les brochures et tracts
de propagande ;
3. à envoyer éventuellement des émissaires.
Art. 46. - Les fonds des directions locales sont employés
:
1. à couvrir les frais de correspondance ;
2. à imprimer et à diffuser des écrits de propagande ;
3. à envoyer éventuellement des émissaires.
Art. 47. - Les communes et districts qui sont restés six mois sans verser leurs cotisations pour le Conseil central seront avisés par le Conseil central de leur suspension.
Art. 48. - Les directions de districts doivent, au moins trimestriellement, faire à leurs communes un compte rendu des recettes et dépenses. Le Conseil central présente au Congrès le compte rendu de gestion des fonds et de la situation financière générale. Toute indélicatesse concernant les fonds de la Ligue est frappée des sanctions les plus sévères.
Art. 49. - Les dépenses extraordinaires et les frais de Congrès sont couverts par des contributions extraordinaires.
Art. 50. - Le président de la commune donne lecture au candidat des articles 1 à 49, les explique, met particulièrement en évidence dans une brève allocution les obligations dont se charge celui qui entre dans la Ligue, et lui pose ensuite la question : « Veux-tu, dans ces conditions, entrer dans cette Ligue ? » Si le candidat répond « Oui ! », le président lui demande sa parole d'honneur qu'il accomplira les obligations de membre de la Ligue, et il est déclaré membre de la Ligue, et à la réunion suivante il est introduit dans la commune.
Londres, le 8 décembre 1847.
Au nom du deuxième congrès de l'automne 1847.
Le Secrétaire : Engels
Le président : Karl Schapper
Jette donc un coup d'œil sur la profession de foi. Le mieux, je crois, c'est d'abandonner la forme de catéchisme et de l'intituler Manifeste communiste [7]. Étant donné qu'il nous faut y donner plus ou moins un aperçu historique, la forme actuelle ne convient absolument pas. Je te remettrai le projet que j'ai préparé ici. Il est simplement narratif, mais très mal rédigé, avec une hâte folle. Je commence comme suit : « Qu'est-ce que le communisme ? , et tout de suite après, je passe au prolétariat : genèse historique, différences avec les travailleurs du passé, développement de l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, crises et conséquences. Tout cela est accompagné de considérations annexes et s'achève par la politique à mener par le parti communiste, pour autant qu'elle fasse partie du domaine public.
Ce projet n'est pas encore tout à fait prêt à être soumis à l'approbation de la Ligue ; mais je pense pouvoir le faire accepter, à quelques points de détail près, sous une forme qui ne heurte pas nos conceptions en la matière.
À Paris, la Ligue marche très mal [8]. Je n'ai jamais rencontré un pareil laisser-aller et une pareille jalousie mesquine les uns vis-à-vis des autres. Les théories de Weitling et de Proudhon sont vraiment l'expression la plus fidèle des conditions de vie de ces ânes. C'est pourquoi on reste tout à fait impuissant. En réalité, ce ne sont que des travailleurs d'une autre époque, les uns étant de vieilles badernes sur le déclin, les autres des petits-bourgeois en espérance. De fait, une classe qui, à l'instar des Irlandais, vit en faisant baisser le salaire des Français est totalement inutilisable [9]. Je vais encore faire une dernière tentative ; si cela ne réussit pas, je me retire de cette espèce de propagande [10].
J'espère que les papiers de Londres (le Manifeste communiste) ne tarderont pas, et qu'ils donneront un peu de vie à tout cela. J'exploiterai alors le moment propice. Comme les gens ne voient pas jusqu'à présent le moindre résultat du congrès, ils sont complètement amorphes. Je suis en contact avec quelques nouveaux ouvriers qui m'ont été amenés par Stumpf et Neubeck, mais je ne saurais dire encore s'il y a quelque chose à en tirer.
Dis à Bornstedt :1. qu'il ne fasse pas preuve de tant de rigueur commerciale à faire payer les abonnements aux ouvriers d'ici, sinon il risque de les perdre tous ; 2. que l'agent que lui a procuré Moses est un lambin.
Notes
[1] Marx et Engels ont activement collaboré à la
rédaction de ces statuts élaborés au ler congrès de la Ligue en
juin 1847. Après discussion dans les communes de la Ligue, ils
firent encore une fois l'objet de débats lors du IIe
congrès (29 novembre au 8 décembre 1847) et furent adoptés
définitivement le 8 décembre.
Le premier article fixe les buts (invariables) que poursuit
la Ligue et dont se déduisent toutes les prescriptions du
militant dans la situation dans laquelle il se trouve. De fait,
ces statuts portent la marque de l'époque et des conditions
correspondantes de lutte, notamment celle de la nécessité de la
clandestinité imposée par les autorités aussi bien prussiennes
que françaises, anglaises, belges, etc., aux militants
émigrés.
[2] Cet article, entre autres, témoigne de l'esprit de communisme utopique propre aux artisans et abstrait des conditions matérielles, économiques et politiques. En effet, il est impossible d'introduire des rapports « d'égaux et de frères en toute circonstance » — même entre camarades de parti — tant que les rapports capitalistes subsistent, ce qui ne préjuge en rien de liens cordiaux. Les rapports entre hommes ne peuvent être changés, même dans un cercle restreint, sans un changement préalable dans la base matérielle, une action révolutionnaire. En fait, les artisans qui formaient la majeure partie de la Ligue des communistes renouaient avec les traditions du compagnonnage (associations fraternelles de solidarité entre gens d'un même métier, ou bien du compagnon qui fait le tour du pays pour apprendre son métier en trouvant abri et aide chez tous les artisans de son métier).
[3] L'organisation sur la base
territoriale, clairement affirmée ici, est caractéristique
d'une constitution de parti politique. La hiérarchie se
greffe le plus naturellement sur une donnée physique et
pratique de coordination.
Par définition, le parti du prolétariat doit se placer
au-dessus des diverses catégories professionnelles, parce que
celles-ci reflètent les intérêts matériels de groupes sociaux
économiques limités et contradictoires qui se superposent
directement à la division de la production propre au mode
capitaliste. Baser l'organisation du parti sur les cellules
d'entreprises, c'est ravaler le parti au niveau
économique, mi-syndical, c'est l'enfermer dans les
usines où non seulement les possibilités de réunion sont
mesurées, mais où la composition d'une cellule ne reflète
pas du tout la diversité d'activités et d'intérêts
— donc l'ampleur de vision possible — des
cellules territoriales, plus politiques. Enfin, la liaison
entre cellules d'usines reflète ou bien un type fédératif,
ordonné en fonction des branches d'industrie existantes
(capitalistes), ou bien un type bureaucratique, ou enfin un
mélange des deux, ce qui entraîne un manque de coordination
vivante et organique, donc un laisser-aller qui se surajoute à
une dictature de chefs plus ou moins isolés des masses et
irresponsables vis-à-vis des principes du programme
général de la classe.
[4] Au-dessus de toutes les hiérarchies, il y a le programme, le but défini dans le premier article des statuts. Ce programme est la synthèse des tâches dictées au prolétariat, en tant que classe, par l'évolution objective de l'histoire vers la destruction de la forme de production et de société capitaliste, et ne dépend pas de la volonté. Par rapport au programme, il n'y a pas de question de discipline : ou bien on l'accepte, ou bien on ne l’accepte pas, et dans ce dernier cas on quitte l'organisation. Ce programme est commun à tous et n'est pas proposé ou établi par la majorité des camarades. Le Conseil central, et même l'instance suprême de décision — le Congrès —, n'a pas le droit de le modifier. Eux-mêmes, au contraire, sont contrôlés par les militants ou groupes de militants en fonction de ce programme. C'est pourquoi toute tentative de déformation ou d'interprétation, tout écart vis-à-vis de ce programme dans la réalisation pratique doivent être considérés comme une rupture de la parole donnée, un reniement, une trahison.
[5] Comme toute institution humaine, le parti doit pouvoir changer ses statuts (d'où leur caractère — historiquement — relatif), mais s'il les modifie en opposition au programme, il renie ou trahit.
[6] Le principe de l'annualité des congrès est une constante pour Marx-Engels. On le retrouve dans la Ire Internationale, et en 1892 encore, Engels le rappelle à la direction du parti allemand.
[7] Engels à Marx, 26 novembre 1847.
Nous ne reproduirons pas ici les interventions d'Engels
dans les réunions qui témoignent de son activité dans
l'Association des travailleurs allemands de Bruxelles et
signalent sa lutte contre Bornstedt. Cf., notamment, Engels à
Marx, 28-30 septembre 1847, in MARX-ENGELS,
Correspondance, t. l. Éd. sociales, p. 481-491.
[8] Cf. Engels à Marx, 14 janvier 1848.
Engels constate que, malgré tous ses laborieux efforts, la
valeur des effectifs du « parti » n'est pas
brillante, et il en explique la cause réelle : l'immaturité
générale des conditions économiques, et le fait que les
travailleurs en question ne sont pas des ouvriers salariés au
sens moderne.
[9] Irlandais et Allemands étaient tous deux sous-payés et, de ce fait, exerçaient une pression sur les salaires anglais et français ; cependant, les Irlandais étaient des ouvriers salariés, à la différence des Allemands qui travaillaient essentiellement comme artisans à Paris.
[10] En français dans le texte.