1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Activités d'organisation (1843-1847)
Il serait souhaitable que ces trois nations — l'Angleterre, la France et l'Allemagne — s'entendent entre elles pour établir en quoi elles concordent ou sont en désaccord, car il doit bien y avoir des points de vue différents, puisque la doctrine du communisme vient d'une source différente dans chacun de ces trois pays.
Les Anglais parvinrent à ce résultat d'une manière pratique [économique] à la suite de l'accroissement rapide de la misère, de la désagrégation des mœurs et du paupérisme dans leur pays ; les Français de manière politique, du fait qu'ils exigèrent les premiers la liberté et l'égalité politiques, la revendication de la liberté et de l'égalité sociales ; les Allemands vinrent au communisme par la philosophie, en tirant les conclusions à partir de ces premiers principes...
Il faut que les ouvriers de ces trois pays apprennent à se connaître. Si ce premier pas est fait, je suis persuadé que, de tout cœur, ils souhaiteront tous le succès de leurs frères communistes de l'extérieur.
ENGELS, The New Moral World,
4 novembre 1843.
Je viens de passer trois jours à Cologne, et j'ai été frappé par l'ampleur de la propagande que les nôtres y ont faite [1]. Nos amis y sont très actifs ; toutefois, on sent nettement chez eux l'absence de formation de base théorique. Tant qu'on n'aura pas présenté, dans une série de textes, un exposé historique et cohérent de nos principes en tenant compte de l'évolution des idées et du passé, nous ne ferons qu'une agitation inconsciente et, le plus souvent, aveugle. Je me suis rendu ensuite à Dusseldorf, où nous avons également quelques éléments très actifs. Cependant, ce sont encore nos gars d'Elberfeld que je préfère. Une conception véritablement humaine leur est passée dans la chair et le sang.
Il y a quelques jours, je suis allé à Cologne et à Bonn. Tout marche bien à Cologne [2]. Grün t'aura probablement parlé de l'activité déployée par les nôtres. Hess a également l'intention d'aller à Paris lorsqu'il aura rassemblé l'argent nécessaire, d'ici deux à trois semaines. Bürgers y est déjà avec vous de sorte que vous y formerez un véritable conseil. Vous aurez d'autant moins besoin de moi que je suis devenu plus nécessaire ici. Il est clair que je ne puis encore venir en ce moment, à moins de me brouiller avec toute ma famille. En outre, j'ai encore une affaire de cœur à régler au préalable. Enfin, il faut que l'un de nous soit ici, car les gens ont tous besoin d'être aiguillonnés pour continuer leur activité dans le même sens et ne pas se perdre dans toutes sortes de détours ou s'engager dans des voies sans issue.
Ainsi, il m'est impossible de convaincre Jung et combien d'autres qu'il y a entre Ruge et nous une différence de principes, et ils continuent de penser qu'il y a simplement une brouille personnelle [3]. Quand on leur dit que Ruge n'est pas communiste, ils ne le croient pas vraiment, et prétendent qu'il est toujours regrettable de rejeter inconsidérément une telle « autorité littéraire ». Que répondre ? Force nous est d'attendre que Ruge laisse échapper une gaffe énorme pour leur administrer la preuve ad oculos. J'ai l'impression bizarre qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez Jung, il n'a pas assez de fermeté.
Nous organisons partout en ce moment des réunions publiques afin de créer des associations pour l'amélioration des conditions ouvrières [4]. Cela crée une agitation insolite chez nos braves Allemands, et tourne l'attention des philistins sur les questions sociales. On organise ces réunions sans s'inquiéter le moins du monde de ce qu'en pense la police. À Cologne, le comité pour l'élaboration des statuts se compose pour moitié de gens que nous y avons placés. À Elberfeld, nous y avons au moins un homme et, avec l'aide des rationalistes, nous avons, dans deux réunions successives, infligé une cuisante défaite aux calotins : à une majorité écrasante, nous avons fait écarter des statuts toute trace d'idées chrétiennes. Je me suis bien diverti en constatant combien ces rationalistes se rendaient ridicules avec leur vision théorique du christianisme et leur pratique athéiste. En principe, ils donnaient absolument raison à l'opposition chrétienne, mais en pratique le christianisme — qui, de leur propre aveu, constitue le fondement de l'association — ne devait en aucun cas être mentionné dans les statuts : ils devaient contenir tout, hormis le principe vital de l'association ! Mais ces gaillards s'accrochèrent avec tant d'obstination à leur ridicule position que je n'eus pas à dire un mot pour obtenir les statuts tels que nous pouvions les souhaiter dans les conditions actuelles. Il y aura une nouvelle réunion dimanche prochain, mais je ne pourrai pas y assister, car je vais en Westphalie.
Je suis en plein dans les journaux et livres anglais dans lesquels je puise la matière de mon ouvrage sur La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Je compte l'avoir achevé vers le milieu ou la fin janvier, puisque j'en ai terminé depuis une ou deux semaines avec le travail le plus difficile, celui du classement de la documentation.
Ce qui me fait un plaisir tout particulier, c'est de voir la littérature communiste s'implanter en Allemagne [5]. C'est à présent un fait accompli [6]. Il y a un an elle commençait à peine à se développer hors d'Allemagne, à Paris, et à vrai dire elle naissait seulement. Or voilà qu'elle se saisit déjà du Michel allemand. Tout cela va pour le mieux : journaux, hebdomadaires, revues mensuelles et trimestrielles, une véritable artillerie de gros calibre. Tout cela est allé diablement vite [7]. La propagande effectuée sous le manteau n'a pas été non plus sans porter ses fruits : chaque fois que je vais à Cologne, chaque fois que j'entre ici dans un bistrot, il y a de nouveaux progrès, de nouveaux prosélytes.
La réunion de Cologne a fait merveille : on découvre peu à peu l'existence de petits groupes isolés de communistes qui se sont développés en cachette, sans faire de bruit et sans intervention directe de notre part.
Nous avons également réussi à mettre la main sur la Gemeinnützige Wochenblatt dont la diffusion était autrefois assurée en même temps que la Rheinische Zeitung [8]. D'Ester s'en est chargé, et il verra ce que nous pourrons en faire. Mais nous avons le plus grand besoin en ce moment de quelques ouvrages assez gros afin de fournir un point d'appui solide aux nombreux demi-ignorants qui sont remplis de bonne volonté mais ne peuvent s'en tirer tout seuls. Fais ton possible pour mener à terme ton livre d'économie politique [9], même si tu n'es pas tout à fait satisfait de nombreux passages. Cela importe peu, car les esprits sont mûrs et il faut forger le fer quand il est chaud. Certes, mon livre sur les conditions des classes laborieuses en Angleterre ne manquera pas non plus son effet, car les faits qui y sont rapportés sont trop frappants. Néanmoins, je voudrais avoir les mains plus libres pour exposer en détail différentes choses qui seraient plus décisives et efficaces dans le moment actuel et pour la bourgeoisie allemande.
C'est une caractéristique de l'époque, et le résultat de la décomposition des survivances féodales de la nation allemande, que nous autres Allemands soyons des esprits essentiellement théoriques, mais il serait ridicule que nous ne soyons pas capables de développer notre théorie. En fait, nous n'avons même pas été en mesure de faire la critique de ces conditions absurdes [10]. Or, il est grand temps maintenant. Aussi arrange-toi pour en avoir terminé d'ici avril. Fais comme moi : fixe-toi une date à laquelle, quoi qu'il arrive, il faut que tu aies fini, et veille à ce que cela soit imprimé sans délai. Si tu ne peux faire imprimer sur place, cherche à Mannheim, Darmstadt ou ailleurs. Mais il importe que l'ouvrage paraisse au plus tôt.
Notes
[1] Cf. Engels à Marx, début octobre
1844.
Ces premiers extraits montrent que le communisme est
inséparable d'un besoin d'action et de propagande que
l'on retrouve chez le jeune Engels sous une forme
bouillonnante et passionnée. Ce besoin de communiquer et de
rayonner est d'ailleurs partagé par son correspondant :
Marx, et la même flamme les animera toute leur vie, brûlant
dans leurs multiples activités.
Cependant, Engels montre aussitôt que le prosélytisme et
l'agitation ne sont qu'une face de l'activité, ou
mieux qu'ils ont une condition préalable, la
théorie générale, le programme politique, le but socialiste,
qui justifient, expliquent et guident l'effort de gagner
les autres à la cause.
Dans sa fougue de jeune militant, Engels voit le communisme
se répandre avec rapidité, mais il est bientôt amené à
considérer les choses avec plus de recul.
Aujourd'hui, l'expérience du parti permet
d'établir la règle suivante pour les militants : partout et
toujours, la vie du parti doit s'insérer dans la vie des
masses, même lorsque les manifestations de celles-ci sont sous
l'influence de directives opposées à celles du parti de
classe. Cependant, il ne faut jamais considérer le mouvement
comme une pure activité de propagande orale ou écrite et de
prosélytisme politique.
[2] Cf. Engels à Marx, 19 novembre 1844.
[3] Des divergences d'opinion entre Marx et Ruge avaient mis fin à leur collaboration. C'est à l'occasion du soulèvement des tisserands silésiens que Ruge rejeta l'action révolutionnaire comme moyen d'émancipation. Marx rompit définitivement avec Ruge en mars 1844, et s'en expliqua dans un long article intitulé : « Notes relatives à l'article Le Roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien », 7-8-1844 (trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, p. 156-176).
[4] À la suite des émeutes des tisserands
silésiens de 1844, un vent de réforme sociale gagna les sphères
officielles de l'Allemagne jusque et y compris le roi de
Prusse, tout heureux de jouer le prolétariat contre la
bourgeoisie. Engels semble avoir mis à profit ce climat —
au reste suscité par l'action de force des tisserands
révoltés — pour développer l'agitation. Malgré
l'opposition des libéraux, les statuts de l'Association
pour la promotion ouvrière, fondée à Cologne en novembre 1844,
se fixèrent pour but de faire participer activement les
ouvriers à la marche de l'Association et de « défendre
les travailleurs face à la puissance du capital ». Dans
ces conditions, les bourgeois libéraux, sous la direction de
Ludolf Camphausen, quittèrent l'Association et mirent tout
en œuvre pour la faire interdire par
l'administration.
À Elberfeld, ce fut la création d'une Association de
culture populaire, où Engels tint deux discours sur le
communisme (cf. Werke, 2, p. 536-557). Les autorités
refusèrent de ratifier les statuts de cette association qui dut
cesser son activité au printemps 1845.
[5] Engels à Marx, 20 janvier 1845.
[6] En français dans le texte.
[7]Rendant compte dans la presse socialiste anglaise de l'agitation en Allemagne, Engels écrivait : « L'action était si soudaine, si rapide, et elle fut menée si énergiquement que le public et les gouvernements furent un moment déroutés. Mais cette violence de l'agitation démontrait simplement que nous ne nous appuyions pas sur un parti fort dans le public, sa puissance provenant bien plutôt de la surprise et de la confusion de nos adversaires. Lorsque les gouvernements recouvrèrent leurs esprits, ils prirent des mesures despotiques pour mettre fin à la liberté d'expression. Les tracts, journaux, revues, ouvrages scientifiques furent interdits par douzaines, et l'agitation tomba peu à peu. (« Progrès de la réforme sociale sur le continent », The New Moral World, trad. fr. : Écrits militaires, p. 117-137.)
[8] Marx avait collaboré à la
Rheinische Zeitung en avril 1843 et en devint
le rédacteur en chef en octobre. Le journal prit alors un tour
plus radical, et le gouvernement prussien l'interdit le
l[er] avril 1843 après l'avoir soumis à une
stricte censure à partir de la mi-janvier. Dans l'article
mentionné du New Moral World, Engels
écrivait à son sujet : « Le journal politique du parti
— La Gazette rhénane —
publia quelques articles défendant le communisme, sans
toutefois obtenir vraiment le succès escompté. (Ibid.,
p. 135.)
Dans le cadre de ce recueil, nous ne pouvons aborder le
problème du passage de Marx-Engels de « la démocratie
radicale » au socialisme scientifique que certains
exégètes situent dans les années 1844-1847. Au reste, c'est
à nos yeux un faux problème : le marxisme est né d'un seul
bloc, comme théorie de classe du prolétariat, donc
en opposition totale aux autres
idéologies et valeurs politiques, de quelque nuance
qu'elles soient. Si Marx-Engels ont défendu des positions
bourgeoises et démocratiques, c'est en liaison avec les
tâches historiques encore progressives et nécessaires
historiquement, à partir de positions communistes. C'est
d'ailleurs pourquoi ils continueront à revendiquer
l'instauration de la démocratie bourgeoise même après leur
« passage au communisme » dans les pays où il
s'agissait de lutter en premier contre des régimes
précapitalistes, l'Allemagne d'abord, puis tous les
pays du sud et de l'est de l'Europe où les rapports
capital-salariat étaient encore pratiquement inexistants.
[9] Engels fait allusion à l'ouvrage intitulé Critique de la politique et de l'économie politique pour lequel Marx signera, en février 1845, un contrat avec l'éditeur de Darmstadt Leske. Cet ouvrage anticipe sur Le Capital; le texte inachevé en a été publié sous le nom de Manuscrits de 1844, dits économico-philosophiques.
[10] Engels fait allusion à la spécificité du développement historique, donc aussi économique et politique, d l'Allemagne, qui explique qu'en 1845 elle n’avait pas encore effectué sa révolution bourgeoise, contrairement à des pays comparables, tels que l'Angleterre et la France. En Allemagne, la lutte avait toujours tendance à quitter le domaine de la pratique — politique et économique — pour glisser sur le plan théorique, philosophique ou religieux, condamnant les protagonistes à l'impuissance et à la stérilité, à moins d'une intervention extérieure. D'où la tendance marquée des Allemands à une vision internationaliste. Cf. Écrits militaires : « Notes historiques sur l'Allemagne » (p. 93-101) ; « La Situation allemande » (p. 101-108) ; « Faiblesses de la réaction nationale allemande contre Napoléon » p. 108-113). « Critique de Hegel » p. 176-189).