1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Introduction par R. Dangeville
Les hommes font leur histoire eux-mêmes. À l'échelle des classes et de la société, ils le font par l'intermédiaire des superstructures, grâce auxquelles ils systématisent leur activité et concentrent leurs forces, d'abord en parti au niveau de la classe, puis en pouvoir d'État au niveau de la société, pour faire prévaloir leurs intérêts et leur mode de vie, et les imposer à l'ensemble de la collectivité. Ils manifestent, par ces superstructures, une volonté dans l'action. La forme en est inconsciente chez la bourgeoisie, s'effectuant sous la pression directe des situations changeantes. De toute nécessité, elle doit être consciente chez le prolétariat, dont l'action — pour être efficace — doit anticiper, de manière cohérente et systématique, le but auquel il tend : l'instauration d'une société dans laquelle les hommes organisent collectivement leur production et leur vie sociale d'après un plan commun, rationnel et conscient.
Dans l'histoire de l'humanité, les superstructures constituent un premier moyen d'intervention dans l'économie et la vie sociale :
« La dynamique des sphères politique, juridique, philosophique, religieuse, littéraire, artistique, etc., repose sur la dynamique économique. Ces sphères réagissent toutes les unes sur les autres, ainsi que sur la base, économique. Ce n'est pas que l'économie soit la seule cause active et que tout le reste n'exerce qu'une action passive. Au contraire, il y a action réciproque sur la base économique, encore que celle-ci l’emporte toujours en dernière instance. Par exemple, l'État agit par le protectionnisme, le libre-échange, par une bonne ou mauvaise fiscalité [1]. »
Ces sphères ne constituent donc nullement des reflets passifs de la base économique, comme se l’imaginent les marxistes vulgaires qui manquent d'esprit dialectique et n'entendent rien au déterminisme. Dans la société capitaliste développée, chacune de ces « sphères » représente une véritable branche d'activité regroupant des masses considérables d'hommes et de femmes — souvent salariées — qui remplissent des fonctions indispensables au capital, quoique improductives ou socialement nocives, par exemple l'administration, la police, l'armée, l'éducation nationale, la presse, la publicité, les spectacles, les exercices religieux, etc.
« Dans la mesure où toutes ces activités constituent des groupes indépendants au sein de la division sociale du travail, leurs productions y compris leurs erreurs — exercent une influence en retour sur tout le développement économique. Ce qui n'empêche qu'elles soient toutes sous l'influence dominante du développement économique [2]. »
Et Engels d'expliquer brièvement quel est le rapport entre l'économie et les activités superstructurelles : « L'économie ne crée rien directement d'elle-même, mais elle détermine une sorte de modification et un développement de la matière intellectuelle existante, et encore le plus souvent indirectement. Ainsi ce sont les formes politiques, juridiques, morales, qui exercent le plus directement une action sur la philosophie. » (Ibid.)
Les modifications sont donc très lentes et partent de la base économique « qui est en dernier ressort toujours déterminante ». C'est donc au fur et à mesure que se développent, au sein de la production capitaliste, les rapports sociaux nouveaux du futur communisme avec le travail associé à l'échelle de plus en plus grande de la masse des prolétaires, la combinaison sociale croissante des procédés, techniques et instruments de production, la production de plus en plus massive des produits fabriqués en grande série pour le marché mondial et l'application de plus en plus poussée de la science, de ce que Marx appelle le « cerveau social [3] » qui s'est approprié, a combiné et systématisé toutes les connaissances et méthodes de la pensée humaine depuis l'aube des temps. C'est seulement au bout d'une longue période historique que ces rapports de production nouveaux se renforcent et, aux cycles de crise après une phase effrénée d'augmentation de la production, entrent en opposition tranchée avec les anciens rapports de production devenus trop étroits et prolongés dans l'énorme superstructure politique et administrative de l'État bourgeois.
Toute la conception marxiste du parti, fondée sur le matérialisme, l'histoire et la dialectique, et confirmée par les tâches pratiques de subversion sociale du parti, exige qu'il soit lié à l'économie, non pas dans l'abstrait, mais dans son cours réel, par définition changeant sous le capitalisme. La vision de la formation, de la nature et du rôle du parti sous-tend une vision bien déterminée du cours général de l'économie capitaliste dans lequel il agit. Toute déformation dans la conception du parti révèle implicitement une certaine vision économique.
Aux yeux de Marx-Engels, le cours du capitalisme ne correspond pas à une montée, puis à un déclin de la production, mais au contraire à une exaltation dialectique de la masse des forces productives (avec l'accumulation toujours croissante des moyens de production matériels à un pôle, et la réaction hostile de masses toujours plus dominées et contrôlées par le capital, notamment l'antagonisme de classe du prolétariat). Le potentiel productif et économique général monte toujours en moyenne jusqu'à ce que l'équilibre soit rompu : on a alors la crise ou phase révolutionnaire explosive au cours de laquelle, dans une courte période précipitée par la rupture des formes de production surannées, les forces de production tombent pour se donner une nouvelle assise ; lorsque la crise est surmontée, elles reprennent une ascension plus puissante encore. Il y a donc montée générale en moyenne, avec des cycles de crise, révolution ou guerre, puis de reprise, de prospérité et de nouvelle crise.
Toutes les écoles révisionnistes — du réformisme classique au stalinisme en passant par les écoles trotskistes (sous une forme plus atténuée, mais plus insidieuse) — se retrouvent, au contraire, pour affirmer que le capitalisme, après une phase de maturité, suit une courbe descendante qui ne peut plus remonter : sa courbe est fataliste et gradualiste, au lieu d'être ascendante en moyenne et heurtée avec des chutes cycliques. Elles ignorent, en outre, l'action des superstructures politiques, avec l'intervention de l'État, la fiscalité, le libre-échange ou le protectionnisme (ou la combinaison des deux), qui ont une action en retour sur l'économie, comme il ressort expressément de la citation ci-dessous d'Engels. Or donc, le réformisme classique estimait que, lorsque le capitalisme aura fini de décliner, le socialisme viendrait de lui-même sans agitations, sans luttes ni heurts armés, sans préparation de parti : des éléments de socialisme pénètrent progressivement le tissu capitaliste, avec les nationalisations, les transports en commun, les constructions d'intérêt social, les services publics destinés à l'éducation, la santé, l'hygiène, l'assistance aux enfants, malades, vieillards, etc. La conception de Staline et des post-staliniens est que la production russe dite socialiste est toujours en forte expansion, alors que la production capitaliste serait en baisse à l'âge impérialiste ou sénile du capital. En réalité, la production russe est celle d'un capitalisme jeune dont la croissance initiale, à l'instar de celle de tout corps jeune, est très forte, puis baisse progressivement, tout en restant ascensionnelle et heurtée.
La conception dite trotskiste rejoint par certains points le courant anarchiste en ce sens qu'elle voit la courbe du capitalisme non plus positive mais négative sous le capitalisme sénile. Ainsi la révolution pourrait éclater à n'importe quel moment, comme le pensent les anarchistes de toujours qui ne prêtent aucune attention à l'incidence de l'économie sur le processus révolutionnaire et, en conséquence, dédaignent l'action des superstructures tant de la bourgeoisie, pour conserver et stimuler la production capitaliste, que du prolétariat, pour l'organisation des masses grâce au parti afin de préparer et diriger la révolution qui ouvrira la voie au communisme une fois brisées les institutions politiques bourgeoises. Certes, les trotskistes ne jurent que par le parti ; toutefois, à leurs yeux, les conditions matérielles existent depuis longtemps, mais seules manquent les conditions subjectives. Or, leur fausse vision générale du cours concret du capitalisme fait précisément qu'il y a un décalage impossible à combler entre les conditions matérielles en stagnation ou en déclin et les conditions subjectives devant aller dans le sens d'une reprise.
Dans la vision marxiste correcte des cycles heurtés, les conditions matérielles finissent — après plusieurs cycles décennaux — par rejoindre les conditions politiques, et lors de la chute de la production capitaliste au moment de la crise, les conditions subjectives — conscience et volonté incarnées au niveau de la classe dans le parti — peuvent intervenir en politique d'abord, en économie ensuite, par des « mesures despotiques ».
Marx-Engels ont combattu l'ouvriérisme, surtout en France, parce qu'il élargit outrancièrement les conditions d'admission dans les organisations prolétariennes, dépolitise le parti et aboutit à faire hésiter sur l'emploi énergique des moyens politiques actuels. De même, ils ont combattu, surtout en Allemagne, la déformation intellectualiste de ceux qui envisagent le parti comme un regroupement d'éléments conscients, mais dépourvus de liens avec la lutte de classe physique, économique, des masses.
Séparer les conditions dites « subjectives » des conditions objectives revient à tomber dans l'une ou l'autre de ces déformations. C'est alors que la question se pose de savoir « pourquoi la révolution n'avance pas ». Or, elle ne peut avoir de réponse si l'on admet que le capitalisme du stade impérialiste est déclinant. En revanche, la vision marxiste d'une courbe heurtée, mais ascendante jusqu'au sommet où se produit une chute violente, brusque, presque verticale, et au fond de laquelle un nouveau régime social peut surgir, entamant un nouveau cours historique ascensionnel des forces productives, peut seule expliquer le processus révolutionnaire aussi bien que contre-révolutionnaire. En outre, elle explique tous les phénomènes de l'actuelle phase impérialiste : en économie, concentration et développement croissants des trusts, monopoles, dirigismes d'État, nationalisations, et en politique, régimes totalitaires et policiers, superpuissances militaires et blocs impérialistes, etc., qui règnent en maîtres.
Face à ces développements, il serait réactionnaire — et vain — que le parti opposât des revendications gradualistes, dans le domaine politique, avec des formules de compromis démocratiques, parlementaristes, en vue de la restauration de formes libérales et tolérantes.
Comme l'histoire, l'économie et la politique n'ont cessé de se radicaliser depuis un siècle, il doit en aller de même du parti révolutionnaire.
Marx et Engels se sont toujours élevés contre l'idée qu'il fallait « déradicaliser » le parti pour accroître ses effectifs et son influence sur les masses prolétariennes. On connaît la formule de Marx selon laquelle la théorie devient une force matérielle en s'emparant des masses, et pour ce faire elle doit être radicale [4]. Toute leur lutte contre l'ouvriérisme (qui veut élargir le parti à toute la classe), contre l'anarchisme (qui veut diluer l'organisation dans la masse hétérogène du peuple) [5] et enfin contre le réformisme naissant de la social-démocratie témoigne de ce que, pour conquérir les masses, la théorie et le parti, qui revendique le programme dans son intégralité par-delà les situations contingentes, doivent être radicaux. L'Internationale communiste a commencé de dégénérer après Lénine, parce qu'elle croyait conquérir les masses, non pas en faisant front commun là où il le faut, à savoir sur le plan syndical, au niveau des revendications économiques ouvrières, mais sur le plan politique, en faisant front commun avec les organisations et partis ouvriers conservateurs d'abord (avec les socialistes qui, en Allemagne et en Italie, avaient lutté contre les premiers assauts révolutionnaires des prolétaires), puis avec les partis « démocratiques » petits-bourgeois et bourgeois. Cette série d'alliances correspondait, en fait, à une dilution des principes et de l'organisation que l'on appelait à devenir un « parti de masse » et à collaborer avec d'autres partis, le programme perdant de plus en plus son caractère de classe pour devenir populaire.
L'illusion du stalinisme a été de croire que de pures mesures formelles d'organisation — monolithisme du parti, discipline rigide, autocritique des militants, sanctions de toute sorte à l'intérieur du « parti de fer » pouvaient sauver les principes et la révolution, alors qu'en réalité ces mesures se retournaient despotiquement contre les éléments réellement communistes et ne faisaient que préparer l'absence de principes pour tous les tournants et politiques possibles et la négation finale du communisme, après que le parti de classe du prolétariat eut été caricaturé, tronqué et sali.
Notes
[1] Cf. Engels à Starkenburg, 25 janvier 1894. De nombreux passages sur cette question sont groupés dans le recueil de Marx- Engels, Sur la littérature et l'art. Éd. sociales, Paris, 1963, p. 155-164.
[2] Cf. Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.
[3] Cf. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, 10/18, vol. Il, chap. « Automation », p. 213.
[4] Cf. Marx, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », introduction, Annales franco-allemandes. 1484.
[5] Gramsci, de formation
peu marxiste, crut — par exemple — avoir trouvé une
formule d'organisation susceptible de
regrouper facilement et rapidement tout le prolétariat grâce
aux conseils d'entreprise. En fait, il rejoignait par ce
biais les positions du parti communiste ouvrier d'Allemagne
qui voulait transférer, plus ou moins consciemment, les
fonctions et le rôle du parti à des organisations de masse
« purement prolétariennes ».
Certes, s'ils rassemblent au niveau
économique tous les ouvriers, ces conseils peuvent
être très utiles — surtout si les syndicats sont
défaillants —, le prolétariat formant une classe en soi
dans la production. Cependant, étendus à toutes les professions
et activités, ces conseils deviennent populaires, non
classistes, de pures superstructures du mode de distribution de
l’économie capitaliste. Ils ne sont donc révolutionnaires
que s'ils se limitent au prolétariat et s'alignent sur
le programme communiste, c'est-à-dire agissent sous la
direction du parti politique de classe.
Tout ce que Marx-Engels ont écrit sur la nécessité
de l'action et de
l'organisation politiques est valable
pour ces conseils auxquels il faut appliquer la critique de
Lénine au parti communiste ouvrier allemand : « La seule
façon de poser la question : dictature du parti ou
bien dictature de la classe ? dictature (parti) des
chefs ou bien dictature (parti) des masses ?
témoigne déjà de la plus incroyable et désespérante confusion
de pensée. » (« La Maladie
infantile du communisme », Œuvres,
t. XXXI, p. 35.) De fait, on n'a rien compris de
la théorie de la classe de Marx-Engels si l'on conçoit le
système de dictature du prolétariat comme excluant le parti à
la tête de l'État de la dictature du prolétariat :
l'État — force concentrée — est subordonné au
parti (Internationale), celui-ci seul représentant, avec
continuité bien qu'avec des moyens changeants, les rapports
sociaux communistes qui s'épanouiront dans la société
future.