Londres, 28 mars 1870.
Londres, 28 mars 1870.
Cher Kugelmann,
Un abcès à la fesse droite m'empêche de rester assis longtemps. Je t'envoie ci‑inclusla lettre destinée au Comité de Brunswick [1], Bracke et consorts. Cela m'évitera d'écrire deux fois. Le mieux serait, après l'avoir lue, de remettre toi-même personnellement le pli, en rappelant encore une fois que cette communication est confidentielle et non destinée au grand public.
Voici le texte de la lettre au Comité de Brunswick :
International Workingmen Association
Central Council London
(Communication confidentielle)
Le Russe Bakounine (bien que je le connaisse depuis 1843, je passe ici sur tout ce qui n'est pas absolument indispensable à l'intelligence de ce qui va suivre), eut, peu après la fondation de l'Internationale, une entrevue avec Marx à Londres. Ce dernier l'admit dans l'Association au succès de laquelle Bakounine promit de contribuer dans la mesure de ses forces. B[akounine] se rendit alors en Italie, y reçut de Marx les statuts provisoires et l'Adresse aux classes laborieuses, répondit par une lettre « très enthousiaste » et ne fit rien. Après bien des années au cours desquelles on n'entend plus parler de lui, il reparait subitement en Suisse. Là, il rejoint non pas l'Internationale, mais la Ligue de la Paix et de la Liberté. Après le congrès de cette Ligue de la Paix (Genève, 1867), B[akounine] s'introduit dans le Comité exécutif de la Ligue, mais y rencontre des adversaires qui non seulement ne lui permettent pas d'exercer une influence « dictatoriale », mais le traitent en « Russe suspect » et le surveillent. Peu après le Congrès de l'Internationale tenu à Bruxelles (septembre 1868), la Ligue de la Paix tient son congrès à Lausanne. Cette fois, B[akounine] se conduit en firebrand [ici : factieux] et – remarquons-le en passant ‑ adopte, pour dénoncer la bourgeoisie occidentale, le ton cher aux optimistes moscovites quand ils attaquent la civilisation occidentale afin de parer leur propre barbarie de belles couleurs. Il dépose une série de résolutions, absurdes en soi, mais calculées pour inspirer la terreur aux crétins bourgeois et permettre à Monsieur Bakounine de sortir avec éclat de la Ligue de la Paix pour rentrer dans l'Internationale. Il suffit de préciser que le programme qu'il propose au congrès de Lausanne contient des absurdités comme l'égalité des classes, la suppression de l'héritage considérée comme le commencement de la révolution sociale, etc. C'est un bavardage creux, un chapelet d'idées vides, qui veulent donner le frisson, bref une improvisation insipide calculée uniquement de façon à produire un certain effet à un moment donné. Les amis de B[akounine] à Paris (où un Russe est co‑éditeur de la Revue positiviste) et à Londres présentent au monde la sortie de Bakounine de la Ligue comme un événement et proclament que son grotesque programme, cette olla podrida [mixture infecte] de lieux communs usés, est une œuvre singulièrement terrible et originale.
Entre temps B[akouninel avait adhéré à la Branche romande de l'Internationale (à Genève). Mais tandis qu'il lui avait fallu des années pour qu'il se détermine à faire ce pas, il ne lui fallut pas même un jour pour qu'il décide de bouleverser l'Internationale et d'en faire son instrument.
A l'insu du Conseil Général de Londres ‑ qui n'en fut instruit que quand tout parut prêt ‑ il constitua ce qu'on appelle l'Alliance des démocrates socialistes. Or le programme de cette société n'était autre que celui proposé par Bakounine au congrès de la Paix de Lausanne. Ainsi il était clair que cette société n'avait d'autre but que de répandre la science ésotérique spécifiquement bakouninienne. Quant à Bakounine lui‑même, un des êtres les plus ignorants dans le domine de la théorie sociale, il y fait figure subitement de fondateur de secte. Mais le programme théorique de cette Alliance n'était qu'une simple farce. Son côté sérieux résidait dans son organisation pratique. En effet, la société devait être internationale et son Comité central siéger à Genève : c'est‑à‑dire directement placé sous la direction de Bakounine. Mais, en même temps, la société devait constituer une partie intégrante de l'Association internationale des Travailleurs. Ses branches devaient, d'une part, être représentées au « prochain congrès » de l'Internationale à Bâle et en même temps tenir parallèlement leur propre congrès, avec des séances séparées, etc.
Les troupes dont Bakounine disposait tout d'abord se composaient de la majorité du Comité fédéral romand de l'Internationale siégeant à Genève. On mit en avant J.‑Ph. Becker, à qui son zèle de propagandiste fait parfois perdre la tête. En Italie et en Espagne, Bakounine comptait quelques alliés.
A Londres, le Conseil Général était parfaitement informé. Il laissa cependant Bakounine tranquillement s'avancer, jusqu'au moment où ce dernier fut forcé de faire parvenir au Conseil Général par l'intermédiaire de J.‑Ph. Becker, les statuts (ainsi que le programme) de l'Alliance des démocrates socialistes aux fins de ratification. Le Conseil répondit alors par une décision longuement motivée, très « juridique ». très « objective », mais pleine d'ironie dans ses considérants. Elle se terminait par ces mots :
Dans les considérants, on prouvait clairement et irréfutablement que l' « Alliance » n'était rien d'autre qu'une machine destinée à désorganiser l'Internationale.
Bakounine, qui ne s'attendait pas à ce coup, avait déjà fait de L'Égalité, organe central des membres de l'Internationale de langue française en Suisse, son propre journal; de plus, au Locle, il avait fondé un petit moniteur privé, Le Progrès. Ce dernier joue jusqu'à ce jour, le même rôle sous la direction d'un partisan fanatique de Bakounine, un certain Guillaume.
Après plusieurs semaines de réflexion, le Comité central de l'Alliance répondit au Conseil Général sous la signature de Perron, un Genevois : l'Alliance, dans son zèle pour la bonne cause, est prête à sacrifier son organisation autonome, mais à une condition seulement : elle demande que le Conseil Général reconnaisse le caractère radical de ses principes.
Le Conseil Général répondit qu'il n'avait pas pour fonction de porter un jugement théorique sur les programmes des différentes sections, son devoir étant seulement de veiller à ce qu'ils ne continssent rien qui fût en contradiction directe avec les statuts et leur esprit. Aussi était‑il contraint de maintenir sa demande : suppression dans le programme de la formule absurde sur l'égalité des classes et son remplacement par abolition des classes. (La substitution eut lieu d'ailleurs.) Pour le reste ils Des membres de l'Alliance] pouvaient adhérer à l'Internationale après dissolution de leur organisation internationale autonome et après avoir communiqué au Conseil Général, la liste de toutes leurs sections (ce qui, nota bene, ne fut jamais fait).
L'incident était ainsi clos. L'Alliance fut dissoute, nominalement, mais continua à subsister en fait sous la direction de Bakounine, qui, en même temps, continuait à régner sur le Comité fédéral romand de l'Internationale à Genève. Aux organes qu'elle possédait déjà vinrent s'ajouter la Confederacion de Barcelone (et, après le congrès de Bâle, I'Equalita de Naples).
Bakounine chercha alors à atteindre son but : transformer par une autre voie l'Internationale en un instrument lui appartenant en propre. Par l'intermédiaire de notre Comité romand de Genève, il fit proposer au Conseil Général de mettre à l'ordre du jour du congrès de Bâle la « question de l'héritage ». Le Conseil y consentit pour pouvoir frapper Bakounine à la tête. Le plan de Bakounine était le suivant : si le congrès de Bâle adoptait les « principes » (!) posés par Bakounine à Lausanne, on montrerait par là au monde que ce n'est pas lui qui était passé du côté de l'Internationale, mais bien l'Internationale qui était passée du côté de Bakounine. Conséquence élémentaire : le Conseil Général de Londres (dont Bakounine connaissait l'opposition à tout « réchauffage » de la vieillerie saint‑simoniste) devrait se démettre et le congrès de Bâle déciderait alors le transfert du Conseil Général à Genève; ainsi l'Internationale tomberait sous la dictature de Bakounine.
Pour s'assurer la majorité au congrès de Bâle, Bakounine organisa une véritable conspiration. Il y eut même de faux mandats, tels ceux de Monsieur Guillaume pour Le Locle, etc. Bakounine lui‑même alla mendier les mandats de Naples et de Lyon. On répandit des calomnies de toute espèce contre le Conseil Général. Aux uns, on disait que l'élément bourgeois y prédominait; aux autres, qu'il était le siège du communisme autoritaire, etc.
Les résultats du congrès de Bâle sont connus : les propositions de Bakounine ne furent pas adoptées et le siège du Conseil Général resta fixé à Londres.
Le dépit qu'il ressentit d'avoir manqué son coup ‑ « dans son esprit et le fond de son cœur » Bakounine avait peut‑être lié à son succès pas mal de spéculations privées ‑ se fit jour dans les commentaires irrités de L'Égalité et du Progrès. Ces journaux prirent d'ailleurs de plus en plus la forme d'oracles officiels. Tantôt l'une, tantôt l'autre des sections suisses de l'Internationale était mise au ban, parce que, contrairement aux prescriptions expresses de Bakounine, elles avaient participé à l'action politique, etc. Enfin la rage longtemps contenue que l'on nourrissait contre le Conseil Général éclata publiquement. Le Progrès et L'Égalité ironisèrent, attaquèrent, déclarèrent que le Conseil Général ne remplissait pas ses devoirs (par exemple au sujet du bulletin trimestriel). Le Conseil Général devait supprimer le contrôle direct qu'il exerçait sur l'Angleterre et provoquer la constitution d'un Comité central pour l'Angleterre distinct de lui, et ne s'occupant que des affaires anglaises. Les résolutions du Conseil Général au sujet des fenians [2] prisonniers constituaient un abus de pouvoir car il n'avait pas à s'occuper de questions politiques locales. De plus dans Le Progrès et dans L'Égalité on prit parti pour Schweitzer et le Conseil Général fut invité catégoriquement à s'expliquer officiellement et publiquement sur la question Liebknecht-Schweitzer. Le Progrès et L'Égalité félicitèrent le journal Le Travail (de Paris) d'avoir publié des articles favorables à Schweitzer que les amis de celui‑ci y avaient fait passer en contrebande et L'Égalité invita Le Travail à faire cause commune avec lui contre le Conseil Général.
C'est pourquoi le moment où il fallait intervenir était venu. Le document suivant est la copie textuelle de la circulaire du Conseil Général au Comité fédéral de la Suisse romande à Genève. Le document est trop long pour que je le traduise en allemand :
Le Conseil Général au Conseil fédéral de la Suisse romande à Genève [3].
Dans sa séance extraordinaire[4] du 1 janvier 1870, le Conseil Général a résolu :
Nous lisons dans L'Égalité, numéro du 11 décembre 1869 :
Il est certain que le Conseil Général néglige des choses extrêmement importantes... Nous rappelons au Conseil Général ses obligations conformément à l'article premier du règlement : « Le Conseil Général est obligé d'exécuter les résolutions des congrès »... Nous aurions assez de questions à poser au Conseil Général pour que ses réponses constituent un assez long bulletin. Elles viendront plus tard. En attendant, etc.
Le Conseil Général ne connaît d'article, ni dans les statuts ni dans les règlements, qui l'obligeât d'entrer en correspondance ou en polémique avec L'Egalité ou de faire des « réponses » aux « questions » d'un journal quelconque [5].
Ce n'est que le Conseil fédéral de la Suisse romande qui représente [6], auprès du Conseil Général, les branches de la Suisse romande. Lorsque le Conseil fédéral nous adressera des demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c'est‑à‑dire par son secrétaire, le Conseil Général sera toujours prêt à y répondre. Mais le Conseil fédéral romand n'a le droit ni d'abdiquer ses fonctions dans les mains de L'Égalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions.
Généralement parlant, la correspondance du Conseil Général avec les comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter grand préjudice à l'intérêt général de l'Association. Donc, si les autres organes de l'Internationale imitaient Le Progrès et L'Égalité, le Conseil Général se trouverait placé dans l'alternative ou de se discréditer devant le public en se taisant, ou de violer ses devoirs en répondant publiquement [7].
L'Égalité sejoint au Progrès [8] pour inviter Le Travail [9] à faire sommation au Conseil Général [10]. C'est presque une Ligue du Bien Public.
En admettant que les questions posées par L'Égalité procèdent du Conseil fédéral romand; nous allons y répondre, toujours sous la réserve que de telles questions ne nous soient plus communiquées de cette façon [11].
Question du Bulletin.
Dans les résolutions du Congrès de Lausanne, insérées dans les règlements, il est prescrit que les comités nationaux enverront au Conseil Général des documents sur le mouvement prolétaire et qu'ensuite le Conseil Général publiera un bulletin dans les différentes langues, « aussi souvent que ses moyens le lui permettront » (as often as its means permit, the general Council shall publish a report, etc.).
L'obligation du Conseil Général était donc liée à des conditions ui n'ont jamais été remplies. Même l'Enquête statistique prescrite par les statuts, ordonnée par des Congrès généraux consécutifs, annuellement demandée par le Conseil Général, n'a jamais été faite. Quant aux moyens, le Conseil Général aurait depuis longtemps cessé d'exister sans les contributions « régionales » de l'Angleterre et sans les sacrifices personnels de ses membres.
Ainsi [12] le règlement passé au Congrès de Lausanne est resté lettre morte [13].
Quant au Congrès de Bâle, il n'a pas discuté l'exécution d'un règlement existant, il a discuté l'opportunité d'un bulletin à faire, et il n'a pris aucune résolution là‑dessus [14].
Du reste, le Conseil Général croit que le but primitif d'un bulletin public de sa part [15], est, en ce moment, parfaitement rempli par les différents organes de l'Internationale, publiés dans les différentes langues et s'échangeant entre eux. Il serait absurde de faire, par des bulletins coûteux, ce qui se fait déjà sans frais. De l'autre côté, un bulletin qui publierait ce qui ne se dit pas dans les organes de l'Internationale ne servirait qu'à introduire [16] nos ennemis dans nos coulisses.
Question de la séparation du Conseil Général d'avec le Conseil régional pour l'Angleterre.
Longtemps avant la fondation de L'Égalité, cette proposition se faisait périodiquement au soin même du Conseil Général par un ou deux de ses membres anglais. Elle a toujours été rejetée presque unanimement.
Quoiqu'il est probable [17] que l'initiative révolutionnaire partira de la France, l'Angleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement économique. C'est le seul pays où il n'y a plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme capitaliste, c'est-à-dire, le travail combiné sur grande échelle sous des maîtres capitalistes, s'est emparée de presque toute la production. C'est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés (wage labourers). C'est le seul pays où la lutte des classes et l'organisation de la classe ouvrière par des trade‑unions ont acquis un certain degré de maturité et d'universalité [18]. A cause de sa domination sur le marché du monde, c'est le seul pays où chaque révolution dans les faits économiques doit immédiatement réagir sur tout le monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège classique dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur destruction y sont les plus mûries [19]. Le Conseil Général étant placé à présent dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, nous dirions presque quel crime, de le laisser tomber dans des mains purement anglaises.
Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur [20] et la passion révolutionnaire. C'est seulement le Conseil Général qui y peut suppléer, qui peut ainsi [21] accélérer le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays et par conséquent partout. Les grands effets, que nous avons déjà produits dans ce sens, sont attestés par les journaux les plus intelligents et les mieux accrédités auprès des classes dominantes, comme par exemple la Pall Mall Gazette, la Saturday review, le Spectator et la Fortnightly Review, pour ne pas parler des membres soi‑disant radicaux des Commons et des Lords qui, il y a peu de temps, exerçaient encore une grande influence sur les leaders [22] des ouvriers anglais. Ils nous accusent publiquement d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière et de l'avoir poussée dans le socialisme révolutionnaire.
La seule manière de produire ce changement, c'est d'agir comme Conseil Général de l'Association internationale. Comme Conseil Général, nous pouvons prendre l'initiative [23] de mesures (comme par exemple la fondation de la [24] Land and Labour League) qui plus tard se produisent dans l'exécution devant le public comme des mouvements spontanés de la classe ouvrière anglaise.
Si un Conseil régional était formé en dehors du Conseil Général, quels seraient les effets immédiats ? Placé entre le Conseil Général de l'Internationale et le Conseil général des trade‑unions, le Conseil régional n'aurait aucune autorité. De l'autre côté, le Conseil Général de l'Internationale perdrait le maniement du grand levier.
Si à l'action sérieuse et souterraine nous aimions à [25] substituer l'éclat des tréteaux, nous aurions peut‑être commis la faute de répondre publiquement à L'Égalité, demandant pourquoi « le Conseil Général subit ce cumul si fâcheux de fonctions » ?
L'Angleterre ne doit pas être simplement traitée comme un pays à côté [26] des autres pays. Elle doit être traitée comme la métropole du Capital.
Questions sur les résolutions du Conseil Général, à propos de l'amnistie irlandaise.
Si l'Angleterre est le bulwark [rempart] du landlordisme et du capitalisme européens, le seul point où on peut frapper le grand coup contre l'Angleterre officielle, c'est l'Irlande.
En premier lieu, l'Irlande est le bulwark du landlordisme anglais. S'il tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande, l'opération est cent fois plus facile, parce que la lutte économique est exclusivement concentrée sur la propriété foncière, parce que cette lutte y est, en même temps, nationale et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exaspéré qu'en Angleterre. Le landlordisme en Irlande s'est maintenu [27] exclusivement par [28] l'armée anglaise. Du moment que l'Union forcée entre les deux pays viendrait à cesser, une révolution sociale, quoique dans des formes arriérées, éclaterait [29] en Irlande. Le landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une grande source de ses richesses, mais encore sa plus grande force morale, c'est-à-dire celle de représenter. la domination de l'Angleterre sur l'Irlande. De l'autre côté, en maintenant le pouvoir de ses landlords en Irlande, le prolétariat anglais les rend invulnérables dans l'Angleterre elle‑même.
En deuxième lieu, la bourgeoisie anglaise n'a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser par l'immigration forcée des pauvres Irlandais, la classe ouvrière en Angleterre, mais elle a, en outre, divisé le prolétariat en deux camps hostiles. Le feu révolutionnaire de l'ouvrier celte ne se combine pas avec la nature solide, mais lente, de l'ouvrier anglo‑saxon. Il y a au contraire, dans tous les grands centres industriels de l'Angleterre, un antagonisme profond entre le prolétaire irlandais et le prolétaire anglais. L'ouvrier anglais vulgaire hait l'ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprime [30] les salaires et le standard of life [standard de vie]. Il sent pour lui des antipathies nationales et religieuses. Il le regarde à peu près, comme les poor whites [pauvres blancs] des États méridionaux de l'Amérique du Nord regardaient les esclaves noirs. Cet antagonisme, parmi les prolétaires de l'Angleterre elle‑même, est artificiellement [31] nourri et entretenu par la bourgeoisie. Elle sait [32] que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir.
Cet antagonisme se reproduit encore [33] au‑delà de l'Atlantique. Les Irlandais, chassés de leur sol natal par des [34] bœufs et des moutons, se retrouvent dans les États‑Unis, où ils constituent une portion formidable et toujours croissante de la population. Leur seule pensée, leur seule passion, c'est la haine de l'Angleterre. Le gouvernement anglais et le gouvernement américain, c'est‑à‑dire les classes qu'ils représentent, alimentent ces passions pour éterniser la lutte internationale qui [35] empêche toute alliance sérieuse et sincère entre les classes ouvrières des deux côtés, et, par conséquent, leur émancipation commune [36].
L'Irlande [37] est le seul prétexte du gouvernement anglais pour entretenir une grande armée permanente qui, en cas de besoin, est lancée, comme cela s'est vu, sur les ouvriers anglais, après avoir fait ses études soldatesques en Irlande. Enfin, ce que nous a montré l'ancienne Rome sur une échelle monstrueuse se répète de nos jours en Angleterre. Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes [38].
Donc, la position de l'Association internationale vis‑à‑vis de la question irlandaise est très nette. Son [39] premier besoin est de pousser à la [40] révolution sociale en Angleterre. A cet effet, il faut frapper le grand coup en Irlande [41].
Les résolutions du Conseil Général sur l'amnistie irlandaise ne servent qu'à introduire d'autres résolutions qui affirmeront que, abstraction faite de toute justice internationale, c'est une condition préliminaire de l'émancipation de la classe ouvrière anglaise de transformer la présente Union forcée, c'est‑à‑dire l'esclavage de l'Irlande, en confédération égale et libre, s'il se peut, en séparation complète, s'il le faut [42].
Du reste, les doctrines [43] de L'Égalité et du Progrès sur la connexion ou plutôt la non‑connexion entre le mouvement social et le mouvement politique n'ont jamais, à ce que nous sachions, été canonisées par aucun de nos congrès. Elles sont contraires à nos statuts. On y lit :
That the economical emancipation of the working classes is the great end to which every political movement ought to be subordinate as a means [44].
Ces mots : as a means [comme moyen] ont été supprimés dans la traduction française, faite en 1864, par le Comité de Paris. Interpellé par le Conseil Général, le Comité de Paris s'excusa par les misères de sa situation politique.
Il y a d'autres mutilations du texte authentique des statuts. Le premier considérant des statuts est ainsi conçu.
The struggle for the emancipation of the working classes means a struggle... for equal rights and duties and the abolition of class rule [45].
La traduction parisienne reproduit « les droits et devoirs égaux », c'est‑à‑dire la phrase générale qui se trouve à peu près dans tous les manifestes démocratiques depuis un siècle, et qui a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais elle supprime la chose concrète [46], l'abolition des classes.
Encore dans le deuxième considérant des statuts, on lit :
That the economical subjection of the man of labour to the monopoliser of the means of labour, that is the sources of life, etc. [47]
La traduction parisienne met capital au lieu de [48] means of labour, that is the sources of life [moyens de travail, c'est-à-dire les sources de vie], expression qui inclut la terre aussi bien que les autres moyens de travail. Le texte primitif et authentique a été restauré dans la traduction française publiée en 1866, à Bruxelles [49].
Question Liebknecht‑Schweitzer.
L'Égalité dit : « ces deux groupes sont de l'Internationale ». C'est faux. Le groupe d'Eisenach (que Le Progrès et L'Égalité veulent bien transformer en groupe du citoyen Liebknecht) appartient à l'Internationale. Le groupe de Schweitzer n'y appartient pas.
Schweitzer a même longuement expliqué dans son journal, le Sozial‑Demokrat, pourquoi l'organisation lassallienne ne pouvait s'englober dans l'Internationale sans se détruire elle‑même. Sans le savoir, il a dit la vérité. Son organisation factice de secte est opposée à l'organisation réelle [50] de la classe ouvrière.
Le Progrès et L'Égalité ont sommé le Conseil Général de donner publiquement son « avis » sur les différends personnels de Liebknecht et Schweitzer. Comme le citoyen J.‑Ph. Becker (qui est aussi bien calomnié dans le journal de Schweitzer que Liebknecht) est un des membres du comité de rédaction de L'Égalité, il paraît vraiment étrange que ses éditeurs ne soient pas mieux informés sur les faits. Ils devraient savoir que Liebknecht, dans le Demokratisches Wochenblatt [51], a publiquement invité Schweitzer à prendre le Conseil Général comme arbitre de leurs différends [52] et que Schweitzer a, non moins publiquement répudié l'autorité du Conseil Général.
Le Conseil Général [53] n'a rien négligé pour mettre fin à ce scandale [54]. Il a chargé son secrétaire pour l'Allemagne [55] de correspondre avec Schweitzer, ce qui a été fait [56]; mais toutes les tentatives du Conseil ont échoué, grâce à la résolution bien prise de Schweitzer de conserver à tout prix, avec l'organisation de secte, son pouvoir autocrate.
C'est au Conseil Général à déterminer le moment favorable où son intervention publique dans cette question [57] sera plus utile que nuisible [58].
Par ordre du Conseil Général, etc.
Malgré toutes les intrigues de Bakounine à Lyon et à Marseille, où il avait entraîné quelques jeunes têtes chaudes, les comités français ainsi que le Conseil général belge (Bruxelles), ont déclaré approuver pleinement ce rescrit du Conseil Général.
La copie destinée à Genève (le secrétaire pour la Suisse, Jung, étant fort occupé), fut quelque peu différée. Elle se croisa avec une lettre officielle adressée au Conseil Général par Perret, secrétaire du Comité central romand à Genève.
En effet, la crise avait éclaté à Genève avant l'arrivée de notre circulaire. Quelques rédacteurs de L'Égalité s'étaient opposés à l'orientation dictée par Bakounine. Celui‑ci et ses partisans (dont 6 rédacteurs à L'Égalité) voulaient forcer le Comité central genevois à licencier les récalcitrants. Mais comme depuis longtemps le Comité central était las du despotisme de Bakounine et qu'il répugnait à se voir entraîné par lui à s'opposer aux autres comités de Suisse allemande et au Conseil Général, etc., il confirma au contraire dans leurs fonctions. les rédacteurs de L'Égalité qui déplaisaient à Bakounine Les six partisans de Bakounine donnèrent alors leur démission de la rédaction, croyant provoquer ainsi la disparition du journal.
En réponse à notre missive le Comité central genevois déclare que les attaques de L'Égalité s'étaient produites sans son aveu, qu'il n'a jamais approuvé la politique qu'on y prônait, que désormais le journal est rédigé sous le contrôle strict du Comité, etc.
Bakounine se replia alors de Genève sur le Tessin. En Suisse il ne peut plus fourrer les doigts qu'au Progrès (Le Locle).
Peu de temps après, Herzen mourut. Bakounine, ‑ qui, depuis l'époque où il voulait s'ériger en guide du mouvement ouvrier européen, avait renié son ancien protecteur et ami ‑ se mit à claironner ses éloges, après la mort de celui‑ci. Pourquoi ? Malgré sa richesse, personnelle, Herzen se faisait verser 25 000 francs par an pour la propagande par ses amis du parti panslaviste pseudo‑socialiste de Russie. Par son panégyrique, Bakounine a dirigé cet argent vers lui et, malgré sa haine de l'héritage, il a recueilli ainsi « l'héritage de Herzen », pécuniairement et moralement, sine beneficio inventarii [sans bénéfice d'inventaire].
En même temps, une jeune refugee colony [colonie de réfugiés] a élu domicile à Genève; ce sont des étudiants fugitifs qui agissent de bonne foi et prouvent leur honnêteté en faisant de la lutte contre le panslavisme le point principal de leur programme.
Ils publient à Genève un journal : La Voix du peuple.
Il y a about [environ] deux semaines, ils se sont adressés à Londres, ont envoyé leurs statuts et programme et demandé notre approbation à la constitution d'une branche russe. Autorisation a été accordée.
Dans une lettre particulière à Marx, ils lui ont demandé de les représenter provisoirement au Conseil central. Ce fut également accepté. Ils ont annoncé en même temps, et semblaient vouloir s'en excuser auprès de Marx, qu'il leur faudrait prochainement démasquer publiquement Bakounine parce que cet homme parlait deux langages absolument différents, en Russie et en Europe.
Ainsi, le jeu de cet intrigant extrêmement dangereux prendra bientôt fin, du moins sur le terrain de l'Internationale.
Notes
[1] A Brunswick siégeait le Comité directeur du Parti ouvrier social‑démocrate. Marx lui adresse cette communication en sa qualité de secrétaire correspondant pour l'Allemagne, fonction qu'il remplissait auprès de l'Internationale.
[2] Révolutionnaires irlandais. (voir ci‑dessus p. 81, note 4).
[3] C'est le texte ci‑dessous que les historiens désignent d'ordinaire sous le titre de « Communication confidentielle ». Il en existe plusieurs versions françaises. L'une a été établie par Eugène Dupont, secrétaire correspondant de l'Internationale pour la France. Elle a été reproduite dans le numéro 69 de La Pensée (sept‑oct. 1956) précédée d'un commentaire de Maurice Moissonnier. L'autre figure dans le volume contenant les Minutes des délibérations de l'Internationale publiées par l'Institut du Marxisme‑Léninisme de Moscou (The General Council of the First International, Minutes, volume embrassant la période 1868‑1870, pp. 354‑363). Cette dernière version a été écrite de la main de Jenny, la fille de Marx, et porte des corrections de la main de Marx. Le texte inclus dans la lettre à Kugelmann ne comporte, par rapport à ces deux textes que des variantes mineures. Nous en avons, au passage, signalé les plus importantes. La référence Dupont suivie d'un numéro de page, renvoie à l'exemplaire publié par La Pensée, la référence Minutes au volume publié par l'Institut du Marxisme‑Léninisme de Moscou.
[4] extraordinaire ne figure pas dans la version Dupont, p. 40.
[5] Aux questions des journaux (Dupont, p. 409 ; Minutes, p. 354).
[6] Le Conseil fédéral romand représente seul (Dupont. p. 40).
[7] Mots biffés sur la version Minutes, p. 355 : « les mêmes personnes qui l'année passée, immédiatement après leur entrée tardive dans notre Association, formaient le projet dangereux de fonder au milieu de l'Association Internationale des Travailleurs une autre Association Internationale, sous leur contrôle personnel, et siégeant à Genève, ont repris leur projet et croient toujours à leur mission spéciale d'usurper la direction suprême de l'Association Internationale. Le Conseil Général rappelle au Conseil fédéral romand qu'il est responsable de la question des journaux L'Égalité et Le Progrès ».
[8] Ajout : Journal qui n'est pas envoyé au Conseil Général (Minutes, p. 355 ; Dupont, p, 41).
[9] Ajout : (journal parisien qui jusqu'ici ne s'est pas déclaré organe de l'Internationale et qui n'est pas envoyé non plus au Conseil Général) (Minutes, p. 355 ; Dupont, p. 41).
[10] Dans la version Minutes, p. 355, Marx a biffé ici la phrase : Le Progrès (qui n'est pas envoyé au Conseil Général comme il devrait l'être d'après les résolutions trois fois réitérées des Congrès généraux) a pris l'initiative dans l'usurpation des fonctions du Conseil fédéral.
[11] A condition qu'à l'avenir de telles questions ne nous parviennent pas par cette voie (Minutes, p. 355).
[12] Aussi (Dupont p. 41).
[13] a été lettre morte (Dupont, p. 41) ; une lettre morte (Minutes p. 356). En outre dans Minutes p. 356 une phrase est biffée : Il a été traité comme tel par le Congrès de Bâle.
[14] Au lieu de là‑dessus, dans les deux autres versions (Minutes p. 356, Dupont p. 41) : (Voir le rapport allemand imprimé à Bâle sous les yeux du Congrès !)
[15] De sa part ne figure pas dans les deux autres versions.
[16] Dans les deux autres versions admettre et « les coulisses ».
[17] Quoique l'initiative révolutionnaire partira probablement de la France, (Minutes, pp. 356‑357 ; Dupont, p. 42).
[18] Après universalité pas de point. Après marché du monde et c'est (Dupont p. 42).
[19] y sont plus mûries (Dupont, p. 42) ; sont le plus mûries (Minutes, p. 357).
[20] l'esprit de généralisation (Dupont, p. 42).
[21] Et aussi (Dupont, p. 42).
[22] chefs (Dupont, p. 42).
[23] Initier les mesures (Minutes, p. 358).
[24] Comme les fondations de la Reform League, du Land... (Dupont, p. 42).
[25] nous avions substitué (Dupont, p. 42).
[26] auprès (Dupont, p. 42 ; Minutes, p. 358).
[27] se maintient (Dupont, p. 43 ; Minutes, p. 359).
[28] les baïonnettes de (Dupont, p. 43).
[29]immédiatement (Dupont, p. 43 ; Minutes, p. 359).
[30] Il faut comprendre qui fait baisser les salaires et réduit le niveau de vie.
[31] Artificiellement ne figure pas dans le texte Dupont, p. 43.
[32] se dit (Dupont, p. 43).
[33] Encore cet antagonisme (Dupont, p. 43 ; Minutes, p. 359).
[34] les (Dupont, p. 43).
[35] La lutte souterraine entre les États‑Unis et l'Angleterre; c'est ainsi qu'ils empêchent l'alliance sérieuse et sincère, par conséquent l'émancipation des classes ouvrières des deux côtés de l'Atlantique (Dupont, p. 43 ; Minutes p. 360).
[36] Toute émancipation (Minutes, p. 360).
[37] Encore, l'Irlande (Minutes, p. 360 ; Dup, p. 43).
[38] Cette phrase n'est pas en italique dans les deux autres versions.
[39] Notre (Dupont p. 43).
[40] pousser la révolution (Dupont, p. 43 ; Minutes, p. 360).
[41] Mots biffés dans Minutes p. 360 après Irlande : et exploiter de toutes les manières possibles la lutte économico‑nationale des Irlandais.
[42] Dans Minutes p. 360 le passage suivant a été biffé : « Les difficultés et même les dangers personnels que le Conseil Général encourt en se plaçant sur ce terrain peuvent se juger par le fait que le Bee‑Hive dans le compte rendu de nos séances a non seulement supprimé nos résolutions, mais même le fait que le Conseil Général s'occupait de la question irlandaise, ce qui l'a forcé de faire imprimer ses résolutions, pour les envoyer à toutes les Trades Unions séparément. Libre maintenant aux oracles de L'Égalité de dire que c'est un mouvement politique local, qu'elle veut bien permettre à un Conseil régional de s'occuper de ces bagatelles et qu'il ne faut pas « améliorer les gouvernements actuels ». Elle aurait pu dire avec le même droit que nous avions l'intention « d'améliorer le gouvernement belge » en dénonçant ses massacres. »
Dupont ne reproduit qu'une partie du texte, du début à toutes les Trades‑Unions, p. 44.
[43] Ajout : plus que naïves (Minutes, p. 361).
[44] Que l'émancipation économique des classes laborieuses est le grand but auquel tout mouvement politique, en tant que moyen, doit être subordonné.
[45] La lutte pour l'émancipation des classes laborieuses est... une lutte .. pour l'égalité des droit, et des devoirs et l'abolition des classes.
[46] Les deux autres versions donnent ici le texte anglais : the abolition of all class rule (Minutes, p. 361 ; Dupont, p. 44).
[47] Que la dépendance économique du travailleur envers celui qui détient le monopole des moyens de travail, c'est‑à‑dire des sources de vie, etc.
[48] Dans Minutes, p. 361, on lit ici ou bien the, qui ne peut être qu'une erreur de lecture ou une faute d'impression.
[49] Minutes, p. 362 : publiée à Bruxelles par La Rive gauche (1866) et imprimée comme pamphlet ; Dupont, p. 44 : publiée à Bruxelles par Rive Gauche en 1866.
[50] l'organisation historique et spontanée (Minutes, p. 362, Dupont, p. 44).
[51] Les deux autres versions portent par erreur le Volksstaat. Or à cette date le journal de Liebknecht s'appelait encore Demokratisches Wochenblatt.
[52] pour arbitre de leur différend (Dupont, p. 45).
[53] Les deux autres sources ajoutent : pour sa part ou de sa part.
[54] Dupont, p. 45 : ce scandale, qui déshonore le parti prolétarien en Allemagne.
[55] C'est‑à‑dire K. Marx.
[56] Ajout : pendant deux années (Dupont, p. 45 ; Minutes, p. 362).
[57] Les deux autres sources : querelle (Minutes, p. 363 ; Dupont p. 45).
[58] Les deux sources portent en outre : 7° Comme les accusations de L'Égalité sont publiques et qu'elles pourraient être considérées comme émanant du Comité fédéral romand de Genève, le Conseil Général communiquera cette réponse à tous les comités correspondant avec lui (Dupont, p. 45, Minutes, p. 363). En outre dans la version Dupont on lit :
Par ordre du Conseil Général de l'Association Internationale des Travailleurs,
Le secrétaire correspondant pour la France,
Londres, 1° janvier1870.
Communication privée.
Eugène Dupont.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.