1870-71 |
Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire... |
La Commune de 1871
Prolongements historiques et théoriques de la Commune
« Se souvenant des enseignements de la Commune, il [le prolétariat russe] savait que le prolétariat ne doit pas négliger les moyens de lutte pacifiques - ces derniers servent ses intérêts quotidiens et sont indispensables en période de préparation de la révolution - mais qu'il ne doit jamais oublier non plus que dans certaines circonstances la lutte de classe se transforme en lutte armée et en guerre civile: il est des moments où les intérêts du prolétariat exigent l'extermination implacable de ses ennemis dans des combats déclarés. » V. Lénine, la Commune de Paris, p. 14.
Der Volksstaat, le 26 juin 1874
Durant la contre-révolution qui suit chaque révolution vaincue, les réfugiés qui ont pu en réchapper, développent une activité fiévreuse. Les différentes tendances de parti se regroupent, s'accusent mutuellement d'avoir fait échouer le navire dans la vase, d'avoir trahi ou commis toutes les vilenies possibles et imaginables. Par ailleurs, on maintient avec son pays une liaison étroite, on organise, on conspire, on lance des tracts et des journaux, on jure que le mouvement va se déclencher une nouvelle fois dans les quarante-huit heures, que la victoire est certaine et, dans cette perspective, on distribue déjà des postes gouvernementaux. Naturellement, c'est aller de déception en déception. Or, comme on attribue tous les déboires à des erreurs contingentes, et non à des circonstances historiques inévitables que l'on ne veut pas considérer en face afin de les comprendre, on n'en finit plus de s'accuser mutuellement, et tout cela débouche dans des lamentations générales. C'est le sort de toute émigration, depuis celle des royalistes de 1792 à celle de réfugiés politiques d'aujourd'hui. Ceux parmi les réfugiés qui ont une claire vision et conscience de la situation se retirent des chamailleries stériles, dès qu'ils peuvent le faire décemment, et se consacrent à des tâches meilleures.
L'émigration française de la Commune n'a pas échappé à ce sort inévitable. Le Conseil général de l'Internationale a été contraint, pendant les deux premières années, d'escamoter, du moins aux yeux du monde, les dissensions internes qui le déchiraient, parce que toute l'Europe officielle avait lancé une campagne de diffamation contre toutes les tendances quelles qu'elles soient, mais surtout contre le point central commun que représentait Londres en particulier. Cependant, au cours de ces deux dernières années, le Conseil général ne fut plus en mesure de dissimuler le processus de décomposition qui s'étendait de plus en plus rapidement. La polémique ouverte éclatait de toutes parts. En Suisse, une fraction, influencée essentiellement par Malon, l'un des fondateurs de l'Alliance secrète, [1] se joignit aux bakounistes. Ce furent, ensuite, les prétendus blanquistes de Londres qui se retirèrent de l'Internationale et constituèrent un groupe à part sous l'appellation: la Commune révolutionnaire. À côté de cela, il se forma toute une kyrielle d'autres groupes, qui sont en voie de formation et de réorganisation constantes et n'ont pas fait grand-chose même dans leurs proclamations, alors que les blanquistes viennent de porter à la connaissance du monde leur programme dans un manifeste aux « Communeux ».
Ces blanquistes ne portent pas ce nom parce qu'ils forment un groupe fondé par Blanqui; seuls quelques-uns des trente-trois signataires de ce programme ont peut-être eu l'occasion de parler avec Blanqui. Ils prétendent bien plutôt vouloir agir dans son esprit et dans sa tradition. Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique. Socialiste simplement de par sentiment, sympathisant avec les souffrances du peuple, il ne possède pas de théorie socialiste, ni des solutions pratiques bien déterminées pour remédier aux maux sociaux. De par son activité politique, c'est essentiellement un « homme d'action », étant persuadé qu'une petite minorité bien organisée doit, au bon moment, tenter un coup de main révolutionnaire et réussir, à la suite de ce premier succès, à entraîner les masses populaires et assurer ainsi le triomphe de la révolution.
Sous Louis-Philippe, il ne put évidemment constituer ce noyau que sous la forme d'une société secrète, et c'est alors que se produisit ce qui arrive habituellement lors des conjurations: excédés d'être sans cesse sous le collier en s'entendant promettre sans résultat que le moment était tout proche de passer à l'action, ses partisans finirent par perdre patience et se rebiffèrent, si bien qu'il ne resta qu'une alternative: ou bien laisser tomber la conjuration, ou bien déclencher une action sans les prémisses extérieures. On passa à l'action (le 12 mai 1839), et l'on fut écrasé en un clin d'œil. Au reste, ce fut la seule conspiration blanquiste dans laquelle la police ne réussit pas à prendre pied, ayant été surprise comme par la foudre dans un ciel serein.
Étant donné que Blanqui conçoit toute révolution comme un coup de main, il s'ensuit, de toute nécessité, l'instauration d'une dictature après son triomphe, j'entends bien, non pas une dictature de la classe révolutionnaire - la dictature du prolétariat -, mais la dictature de la poignée de ceux qui ont fait le coup de main et qui >eux-mêmes étaient déjà, auparavant, organisés sous la dictature d'un seul homme ou de plusieurs.
Comme on le voit, Blanqui est un révolutionnaire de la génération précédente. Ses idées sur le cours des événements révolutionnaires sont depuis longtemps dépassées, du moins pour le parti ouvrier allemand et même en France elles ne peuvent plus guère avoir de résonance qu'auprès d'ouvriers, peu nombreux, qui ne sont pas très formés et ne savent contenir leur impatience. Qui plus est, nous allons voir que ces conceptions ne sont pas reprises sans quelques restrictions dans le programme en question. Chez nos blanquistes de Londres circule aussi le principe selon lequel les révolutions en général ne se font pas toutes seules, mais doivent être faites; cependant, selon eux, elles doivent être faites par une minorité relativement restreinte d'après un plan conçu au préalable, et ils pensent qu'elle peut « éclater » à n'importe quel moment.
Il va de soi qu'avec de tels principes, on est livré, pieds et poings liés, à toutes les déceptions personnelles de la vie de réfugié, étant voué à se précipiter d'une folie dans une autre. On veut, avant tout, jouer à être Blanqui, l' « homme d'action». Mais, ici la bonne volonté n'est pas d'un grand secours: chacun n'a pas l'instinct révolutionnaire, l'énergie et l'esprit de décision rapide de Blanqui, et Hamlet peut parler d'énergie à perdre haleine, il n'en reste pas moins Hamlet. Or, lorsque nos trente-trois hommes d'action ne trouvent absolument rien à faire au niveau de ce qu'ils appellent Faction, nos trente-trois Brutus entrent avec eux-mêmes dans une contradiction plus comique que tragique, contradiction dont le tragique n'est nullement accru par les mines sombres qu'ils affichent, comme s'ils étaient tous des « Meuros, cachant le poignard sous son manteau », [2] ce qu'ils n'ont pas l'intention de faire, soit dit en passant.
Que faire dès lors ? Ils préparent le « prochain grand coup », en dressant des listes de proscription pour l'avenir, afin que les rangs de ceux qui ont participé à la Commune soient épurés, ce pour quoi ils sont appelés les « purs » parmi les autres réfugiés. Je ne suis pas en mesure de dire s'ils se sont affublés eux-mêmes de ce titre, qui, au reste, irait assez mal à un certain nombre d'entre eux. Leurs réunions se passent à huis clos, et leurs décisions doivent être tenues secrètes, ce qui n'empêche nullement que l'écho s'en répercute le lendemain dans toute la colonie française.
Il arrive à ces sérieux hommes d'action ce qui arrive toujours lorsqu'il n'est pas possible d'agir: ils se sont engagés d'abord dans une polémique personnelle, puis littéraire, avec un digne adversaire, l'un des plus malpropres personnages de la petite presse parisienne, un certain Vermersch, qui publia sous la Commune le Père Duchêne, une lamentable caricature du journal d'Hébert de 1793. Ce noble personnage répond à leur indignation morale, en les traitant tous, dans un pamphlet, de « voyous et de complices de voyous » et les inonde d'un flot épais d'injures ordurières:
Chaque mot
Est un pot de chambre,
Et qui n'est pas vide. [3]
C'est avec un pareil adversaire que nos trente-trois Brutus jugent nécessaire de se mesurer devant le public.
Si une chose est certaine, c'est que le prolétariat parisien - après une guerre épuisante, après la famine de Paris, et surtout après l'atroce saignée des journées de Mai 1871 - a besoin de toute une période de repos, afin de rassembler de nouveau ses forces, toute tentative prématurée d'un soulèvement ne pouvant avoir pour conséquence qu'une défaite nouvelle, si possible plus terrible encore. Nos blanquistes ne sont pas de cet avis. La désagrégation de la majorité monarchiste à Versailles leur annonce « la chute de Versailles et la revanche de la Commune. En effet, nous arrivons à ce grand moment historique, cette grave crise, où le peuple qui semble noyé dans sa misère et voué à la mort, va reprendre sa marche révolutionnaire avec une force nouvelle ».
Cela va donc barder de nouveau, et bientôt. Or, cet espoir d'une imminente « revanche de la Commune » n'est pas seulement une illusion de réfugié, c'est un acte de foi nécessaire de gens qui se sont mis de toute force en tête qu'ils doivent jouer aux « hommes d'action », à un moment où il n'y a absolument rien qui permette de faire quoi que ce soit dans ce sens, celui d'un coup de main révolutionnaire. Mais que leur importe ! Si le mouvement est déclenché, ils estimeront « que le moment est venu, que tout ce qui, parmi les réfugiés, a encore en soi de la vie, va se manifester». Ainsi donc, les Trente-Trois nous déclarent qu'ils sont: 1º athées; 2º communistes; 3º révolutionnaires.
Nos blanquistes ont en commun avec les bakounistes qu'ils veulent représenter la tendance la plus avancée et la plus extrémiste. C'est pour cela que, soit dit en passant, ils marchent souvent ensemble, pour ce qui est des moyens employés, bien que leurs buts soient opposés. Il s'agit donc, pour ce qui est de l'athéisme, d'être plus radicaux que tous les autres. Par bonheur, il est très facile aujourd'hui d'être athée. En général, l'athéisme est à peu près une évidence pour les partis ouvriers européens, encore que, dans certains pays, il puisse subsister un parti comme celui des bakounistes espagnols, qui proclame: croire à Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire en la Vierge Marie, c'est tout autre chose, et il va de soi qu'un socialiste courant y croit. Chez la plupart des ouvriers sociaux-démocrates allemands, on peut même dire que le problème de l'athéisme est dépassé, ce terme purement négatif n'ayant plus d'effet sur eux, puisqu'ils n'ont plus vis-à-vis de la foi en Dieu une opposition théorique, mais pratique: ils en ont tout simplement fini avec Dieu, car ils vivent et pensent dans le monde réel et sont, de ce fait, des matérialistes.
C'est certainement aussi le cas en France. Mais, s'il n'en était pas ainsi, rien ne serait plus simple que de s'attacher à diffuser massivement parmi les ouvriers la brillante littérature matérialiste française du siècle dernier. L'esprit français, tant du point de vue de la forme que du contenu, y a atteint ses plus hauts sommets. Même si l'on considère le niveau scientifique actuel, cette littérature dépasse de très loin la substance des écrits d'aujourd'hui; pour ce qui est de sa forme, elle n'a jamais plus été atteinte. Mais, cela ne convient pas à nos blanquistes. Afin de démontrer qu'ils sont plus radicaux que quiconque, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793:
« La Commune doit avoir libéré l'humanité de ce fantôme de la misère d'autrefois » [Dieu] « et de cette cause » [Dieu qui n'existe pas devient une cause ! ! !] « de sa misère présente. - Il n'y a pas de place pour les curés dans la Commune; toute manifestation religieuse, toute organisation religieuse doit être interdite. »
Cette revendication, à savoir transformer les gens en athées par ordre du mufti, est signée par deux membres de la Commune qui ont pourtant eu l'occasion d'apprendre par l'expérience: 1° que l'on peut ordonner tout ce que l'on veut sur le papier, sans que pour autant cela soit appliqué, et 2° que les persécutions sont le meilleur moyen pour faire naître des croyants inopportuns. Une chose est sûre: le seul service que l'on puisse rendre aujourd'hui à Dieu, c'est de déclarer que l'athéisme est un article de foi obligatoire, et de surenchérir sur les lois anticléricales du Kulturkampf de Bismarck [4] en interdisant la religion en général.
Le second point du programme, c'est le communisme. Nous nous sentons ici plus chez nous, car le navire sur lequel nous voguons s'appelle: Manifeste du Parti communiste, publié en février 1848. Dès l'automne 1872, les cinq blanquistes sortis de l'Internationale ont professé un programme socialiste qui dans tous ses points essentiels était celui-là même de l'actuel communisme allemand, et motivé leur départ uniquement par le fait que l'Internationale refusait de jouer à la révolution comme ils l'entendaient. [5] À présent, le comité des Trente-Trois a adopté ce programme avec toute la conception matérialiste de l'histoire qu'il implique, encore que sa traduction en français blanquiste laisse à désirer sur bien des points, dès lors que le Manifeste n'est pas reproduit pour ainsi dire littéralement. C'est ce que montre, par exemple, le passage suivant:
« Comme expression ultime de toutes les formes d'asservissement, la bourgeoisie a dépouillé l'exploitation du travail de son voile mystique, qui l'enveloppait autrefois: les gouvernements, religions, familles, lois, institutions du passé comme du présent se réduisent enfin, dans cette société, au simple antagonisme entre capitalistes et ouvriers salariés, en étant les instruments de l'oppression, grâce auxquels la bourgeoisie maintient sa domination et assujettit le prolétariat. »
Que l'on compare à ce passage le texte du Manifeste communiste, « En un mot, à la place de l'exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, la bourgeoisie a mis l'exploitation franche, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse. Elle a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu'alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le curé, le poète, l'homme de science. Elle a arraché aux relations familiales leur voile de touchante sentimentalité et les a transformées en un simple rapport d'argent, etc. »
Mais à mesure qu'ils descendent de la théorie à la pratique, les Trente-Trois affirment de plus en plus leur originalité: « Nous sommes communistes, parce que nous voulons arriver à notre but, sans nous arrêter à des stades intermédiaires, à des compromis qui ne font que différer la victoire et prolonger l'esclavage. »
Les communistes allemands sont communistes, parce qu'ils passent par tous les stades intermédiaires et compromis, qui ne sont pas faits par eux, mais par le développement historique, en ayant toujours clairement devant les yeux le but final qu'ils poursuivent sans cesse: l'abolition des classes et l'instauration d'une société où n'existe plus de propriété privée du sol et des moyens de production.
Les Trente-Trois sont communistes, parce qu'ils s'imaginent que l'affaire est réglée, pourvu qu'ils aient la bonne volonté de sauter les stades intermédiaires et les compromis: comme il est convenu, s'ils « passent tel jour à l'attaque » et arrivent au pouvoir, le « communisme est instauré » le surlendemain. Si cela n'est pas possible tout de suite, alors nous ne sommes pas des communistes. Il est puéril et naïf d'ériger l'impatience en fondement de la conviction théorique !
Enfin, nos Trente-Trois sont des « révolutionnaires ». Comme on le sait, dans ce domaine, les bakounistes ont déjà battu tous les records possibles, pour ce qui est des formules creuses et enflées. Toutefois, les blanquistes se font un devoir de les surpasser encore. Et comment ? Comme on le sait, tout le prolétariat socialiste - de Lisbonne et New York à Pest et Belgrade - a tout de suite assumé en bloc la responsabilité des actes de la Commune de Paris. Mais, ce n'est pas assez pour nos blanquistes:
« En ce qui nous concerne, nous revendiquons notre part de responsabilité dans les exécutions qui [sous la Commune] ont frappé les ennemis du peuple » [suit la liste des fusillés]; « nous revendiquons notre part de responsabilité dans les incendies qui ont anéanti les instruments de l'oppression monarchiste ou bourgeoise ou qui ont protégé les combattants ».
Dans toute révolution, il arrive inévitablement toutes sortes de bêtises, comme d'ailleurs dans toute autre période, et lorsqu'on a enfin de nouveau repris un peu son calme, on en vient nécessairement à la conclusion: Nous avons fait beaucoup de choses que nous eussions mieux fait de ne pas faire, et nous avons omis de faire beaucoup de choses que nous eussions dû faire, et c'est pour cela que nous avons essuyé un revers. Mais quel manque d'esprit critique que de sanctifier littéralement la Commune, de la déclarer infaillible, d'affirmer que chaque maison brûlée, chaque otage fusillé a subi, exactement et jusque dans le dernier détail, ce qui lui était dû. [6] Cela ne revient-il pas à affirmer que, durant la semaine de Mai, le peuple a fusillé exactement les gens qui devaient être fusillés - et pas plus et pas moins -, et qu'il a incendié exactement les bâtiments qu'il fallait, et pas plus et pas moins. Enfin, n'est-ce pas comme si l'on affirmait à propos de la première révolution française: tous ceux qui ont été guillotinés l'ont été à bon escient, aussi bien ceux que Robespierre a fait décapiter que ceux qui ont ensuite décapité Robespierre ? Voilà les enfantillages auxquels aboutissent des gens, au fond tout à fait débonnaires, qui veulent faire un effet terrible !
Mais, il suffit ! Malgré toutes les excentricités de réfugiés et toutes les tentatives - qui se changent en leur contraire - de vouloir faire apparaître Charles ou Edouard comme des terreurs, il y a incontestablement un progrès fondamental dans ce programme: c'est le premier manifeste, par lequel des ouvriers français professent l'actuel communisme allemand. [7] Qui plus est, des ouvriers de la tendance qui tient les Français pour le peuple élu de la révolution et Paris pour la Jérusalem révolutionnaire. C'est le mérite incontesté de Vaillant - cosignataire du programme et excellent connaisseur de la langue allemande et de notre littérature socialiste - que de les avoir amené à faire ce pas. Les ouvriers socialistes allemands, qui ont démontré qu'ils étaient totalement affranchis de tout chauvinisme national, peuvent considérer comme un symptôme de bon augure le fait que des ouvriers français adoptent des principes théoriques justes, bien qu'ils viennent d'Allemagne.
Jusqu'à ce jour, le Conseil général s'est imposé une réserve absolue quant aux luttes intérieures de l'Internationale et n'a jamais répondu publiquement aux attaques publiques, lancées durant plus de deux ans contre lui par des membres de l'Internationale.
Tant que ce ne sont que quelques intrigants qui persistent à entretenir à dessein une confusion entre l'Internationale et une société 150 qui, dès son origine, lui a été hostile, le Conseil général peut encore garder le silence, mais dès lors que la réaction européenne s'appuie sur les scandales provoqués par cette société au moment même où l'Internationale traverse sa crise la plus grave, il se voit contraint de faire l'historique de toutes ces intrigues.
Après la chute de la Commune de Paris, le premier acte du Conseil général fut de publier son manifeste sur la Guerre civile en France, dans lequel il se solidarisa avec tous les actes de la Commune, qui à ce moment précis servaient à la bourgeoisie, à la presse et aux gouvernements d'Europe à accabler sous les calomnies les plus infâmes les vaincus de Paris. Même une partie de la classe ouvrière n'avait pas encore compris que sa cause venait de subir un échec. Le Conseil en acquit une preuve, entre autres, par les démissions de deux de ses membres, les citoyens Odger et Lucraft, qui se désolidarisèrent d'avec ce Manifeste. On peut dire que l'unité des vues de la classe ouvrière sur les événements de Paris date de la publication de ce Manifeste dans tous les pays civilisés.
Par ailleurs, l'Internationale trouva un moyen de propagande des plus puissants dans la presse bourgeoise, notamment d'Angleterre, qui se vit contrainte par ce Manifeste à s'engager dans une polémique entretenue par les répliques du Conseil général.
L'arrivée à Londres de nombreux réfugiés de la Commune obligea le Conseil général à se constituer en Comité de secours et à exercer, durant plus de huit mois, cette fonction tout extérieure à ses attributions normales. Il va sans dire que les vaincus et les exilés de la Commune n'avaient rien à espérer de la bourgeoisie. D'autre part, les demandes de secours venaient à un moment difficile pour la classe ouvrière. La Suisse et la Belgique avaient déjà reçu leur contingent de réfugiés qu'elles devaient soutenir et aider à passer en Angleterre. Les sommes collectées en Allemagne, en Autriche et en Espagne étaient envoyées en Suisse. En Angleterre, c'était la grande lutte pour la journée de travail de neuf heures à Newcastle [8] et elle absorbait aussi bien les contributions individuelles des ouvriers que les fonds réunis par les syndicats, fonds qui, du reste, ne peuvent être affectés qu'aux luttes revendicatives. Cependant grâce à des démarches et des correspondances incessantes, le Conseil put réunir par petites sommes l'argent qu'il distribuait chaque semaine. Les ouvriers américains ont répondu le plus généreusement à son appel. Il est bien dommage que le Conseil n'ait pu disposer des millions que l'imagination terrifiée de la bourgeoisie voit magnanimement dans les coffres-forts de l'Internationale !
Après Mai 1871, un certain nombre de réfugiés de la Commune furent appelés à remplacer au Conseil l'élément français qui, par suite de la guerre, ne s'y trouvait plus représenté. Parmi les membres ainsi cooptés, il y avait d'anciens Internationaux et une majorité d'hommes connus pour leur énergie révolutionnaire: leur élection fut un hommage rendu à la Commune de Paris.
Les mesures répressives à l'encontre de l'Internationale par le gouvernement bonapartiste avaient empêché la réunion du Congrès de l'Internationale à Paris, prescrite par le Congrès de Bâle. Usant du droit conféré par l'article 4 des Statuts, le Conseil général, dans sa circulaire du 12 juillet 1871, convoqua le Congrès à Mayence. [9] En même temps, le Conseil général adressa des lettres aux différentes fédérations afin de leur proposer le transfert du siège du Conseil général d'Angleterre en un autre pays et pour demander que les délégués soient pourvus de mandats impératifs sur cette question. Les Fédérations se déclarèrent à l'unanimité pour son maintien à Londres. La guerre franco-allemande, éclatant peu de jours après, rendit tout congrès impossible. C'est alors que les Fédérations consultées nous donnèrent le pouvoir de fixer la date du prochain Congrès selon les événements.
Dès que la situation parut le permettre, le Conseil général convoqua une Conférence restreinte, en s'appuyant sur les précédents de la Conférence de 1865 [10] et les séances administratives internes de chaque Congrès.
Un Congrès public était impossible et n'eût fait que de dénoncer les délégués du continent. En effet, c'était le moment où la réaction européenne célébrait ses orgies: Jules Favre demandait l'extradition des réfugiés comme criminels de droit commun à tous les gouvernements, même à celui de l'Angleterre; Dufaure proposait à l'Assemblée rurale une loi mettant l'Internationale hors la loi [11] et dont Malou servit aux Belges une contrefaçon hypocrite; en Suisse, un réfugié de la Commune fut arrêté préventivement, en attendant la décision du gouvernement fédéral sur la demande d'extradition, la chasse aux Internationaux était la base manifeste de l'alliance entre Beust et Bismarck, dont Victor-Emmanuel s'empressa d'adopter la clause dirigée contre l'Internationale, le gouvernement espagnol, se mettant entièrement à la disposition des bourreaux de Versailles, contraignit le Conseil fédéral de Madrid à chercher refuge au Portugal. Bref, c'était le moment où l'Internationale avait pour premier devoir de resserrer son organisation et de relever le gant jeté par les gouvernements.
Toutes les sections en rapports réguliers avec le Conseil général furent convoquées en temps opportun à la Conférence qui, bien que n'étant pas un Congrès public, se heurta à de sérieuses difficultés. Il va sans dire que, dans l'état où elle se trouvait, la France ne pouvait élire de délégués. En Italie, la seule section, organisée alors, était celle de Naples : au moment de nommer un délégué, elle fut dissoute par la force armée. En Autriche et en Hongrie, les membres les plus actifs furent emprisonnés. En Allemagne, quelques-uns des membres les plus connus furent poursuivis pour crime de haute trahison, d'autres étaient en prison, et les moyens pécuniaires étaient absorbés par la nécessité de venir en aide à leurs familles. Les Américains, tout en adressant à la Conférence un mémoire détaillé sur la situation de l'Internationale dans leur pays employèrent les frais de délégation au soutien des réfugiés. Du reste, toutes les fédérations reconnurent la nécessité de substituer une Conférence restreinte au Congrès public.
Après avoir siégé à Londres du 17 au 23 septembre 1871, la Conférence laissa au Conseil général le soin de publier ses résolutions, de codifier les règlements administratifs et de les publier avec les Statuts généraux, revus et corrigés, en trois langues, d'exécuter la résolution substituant les timbres d'adhésion aux cartes de membres, de réorganiser l'Internationale en Angleterre, et enfin de subvenir aux dépenses nécessitées par ces divers travaux. Dès la publication des travaux de la Conférence, la presse réactionnaire, de Paris à Moscou, de Londres à New York, dénonça la résolution sur la politique de la classe ouvrière [12] comme renfermant des desseins si dangereux - le Times l'accusa « d'une audace froidement calculée » - qu'il était urgent de mettre l'Internationale hors la loi. D'autre part, la résolution faisant justice des sections sectaires qui s'étaient glissées dans nos rangs fut le prétexte pour la police internationale aux aguets de revendiquer bruyamment la liberté et l'autonomie des ouvriers, ses protégés, contre le despotisme avilissant du Conseil général et de la Conférence. La classe ouvrière se sentait si « gravement opprimée » que le Conseil général reçut d'Europe, d'Amérique, d'Australie et même des Indes orientales des adhésions et des avis de formation de nouvelles sections...
La première phase de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie se caractérise par la formation de sectes. Elles ont leur raison d'être à une époque où le prolétariat n'est pas encore assez développé pour agir en tant que classe. Çà et là des penseurs font la critique de la société et de ses antagonismes, et en donnent des solutions imaginaires que la masse des ouvriers n'a qu'à accepter, à propager et à mettre en pratique. De par leur nature, les sectes formées par ces initiateurs s'abstiennent de faire de la politique et sont étrangères à toute action pratique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d'ensemble. La grande masse des ouvriers reste toujours indifférente, voire hostile, à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes et des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenites.
Or, ces sectes qui, à l'origine, représentaient les leviers du mouvement, lui font obstacle dès que le mouvement les dépasse. Elles deviennent alors réactionnaires, La preuve en est les sectes en France et en Angleterre, et récemment les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l'organisation du prolétariat, ont fini par devenir de purs et simples instruments de la police. En somme, elles représentent l'enfance du mouvement prolétarien, comme l'astrologie et l'alchimie sont l'enfance de la science. Pour que la fondation de l'Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.
En face des organisations fantaisistes et antagonistes des sectes, l'Internationale est l'organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir de classe organisé dans l'État. Aussi les statuts de l'Internationale ne connaissaient-ils que de simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétarien et en laisse l'élaboration théorique à l'impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l'échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinctement toutes les convictions sociales dans leurs organes et leurs Congrès.
De même que, dans toute nouvelle phase historique, les vieilles erreurs reparaissent un instant pour disparaître bientôt après, de même l'Internationale a vu renaître dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.
Le fait même que l'Alliance considère comme un progrès immense la résurrection des sectes, est une preuve concluante que leur temps est dépassé. Car, tandis qu'à leur origine elles représentaient les éléments du progrès, le programme de l'Alliance - à la remorque d'un « Mahomet sans Coran » - ne représente qu'un ramassis d'idées d'outre-tombe, déguisées sous des phrases sonores, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les Internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres... *
Depuis la chute de la Commune, les obstacles légaux n'ont fait que s'accroître dans divers pays: ils rendent encore plus indispensable l'intervention du Conseil général pour tenir les éléments douteux en dehors de l'Association. Tout dernièrement, les comités de France ont demandé que le Conseil général intervienne pour les débarrasser des mouchards; dans un autre grand pays (l'Autriche), les Internationaux l'ont requis de ne reconnaître aucune section n'étant fondée par ses mandataires directs ou par eux-mêmes. Ils motivaient leur demande par la nécessité d'éloigner aussi des agents provocateurs dont le zèle bruyant se manifestait par la formation rapide de sections d'un radicalisme sans pareil...
Si la guerre franco-allemande a eu pour effet pratique de créer la désorganisation des sections, en enrôlant un grand nombre d'ouvriers dans les deux armées, il n'en est pas moins vrai que la chute de l'Empire et la proclamation ouverte de la guerre de conquête de Bismarck provoquèrent en Allemagne et en Angleterre une lutte passionnée entre la bourgeoisie prenant parti pour les Prussiens et le prolétariat affirmant plus que jamais ses sentiments internationaux. Par cela même, l'Internationale devait gagner du terrain dans ces deux pays. En Amérique, le même fait produisit une scission dans l'immense émigration prolétaire allemande: le parti international se sépara nettement du parti chauviniste.
D'un autre côté, l'avènement de la Commune de Paris a donné un essor sans précédent au développement apparent de l'Internationale et à la revendication virile de ses principes par les sections de toutes nationalités - excepté cependant les jurassiens...
Londres, le 27 septembre 1873
Cher Sorge,
... Les conditions en Europe me donnent à penser qu'il est absolument nécessaire de faire passer pour le moment l'organisation formelle de l'Internationale à l'arrière-plan, en ayant soin cependant, si c'est possible, de ne pas lâcher le point central de New York simplement pour éviter que des idiots comme Perret ou des aventurieurs comme Cluseret s'emparent de la direction et compromettent la cause. Les événements, l'inévitable évolution et enchaînement des choses pourvoieront d'eux-mêmes à une résurrection de l'Internationale sous une forme améliorée. En attendant, il suffit de ne pas laisser échapper des mains la liaison avec les meilleurs éléments dans les divers pays. Pour le reste, il ne faut pas se soucier le moins du monde des décisions locales de Genève: on peut les ignorer totalement. La seule bonne résolution qui y ait été prise - celle de remettre le Congrès à deux ans - facilite notre façon d'agir. Au reste, nous faisons totalement échec aux calculs des gouvernements du continent, qui veulent, utiliser le spectre de l'Internationale pour engager une croisade réactionnaire, les bourgeois tenant partout ce spectre pour heureusement enterré.
À propos: il faut absolument que vous nous renvoyiez le livre de comptes pour l'administration des fonds consacrés aux réfugiés de la Commune. Nous en avons absolument besoin pour nous justifier contre des insinuations calomnieuses. Ce livre n'a aucun lien avec les fonctions générales du Conseil général et, selon moi, il n'aurait jamais dû sortir de nos mains...
Londres, le 4 août 1874
En Angleterre, l'Internationale est pour le moment pour ainsi dire morte. Le Conseil fédéral de Londres n'a plus qu'une existence purement nominale, quoique quelques-uns de ses membres soient actifs individuellement. Le grand événement est ici le réveil des travailleurs agricoles [13]. L'échec de leurs premières tentatives n'est pas un malheur, au contraire (Fr). En ce qui concerne les ouvriers des villes, c'est bien dommage que tout le paquet des chefs ne soit pas entré au Parlement. C'est le moyen le plus sûr de se débarrasser de cette racaille.
En France, nous assistons à l'organisation de syndicats ouvriers dans les différentes grandes villes, et ils correspondent entre eux. Ils se limitent à des questions purement professionnelles, et ils ne peuvent faire autrement, sinon ils seraient supprimés sans autre forme de procès. Les ouvriers se donnent ainsi en tout cas une sorte d'organisation, un point de ralliement pour le moment où une plus grande liberté de mouvement redeviendra possible...
Pour juger des conditions françaises, et spécialement parisiennes, il ne faut pas oublier que, à côté des autorités officielles de la police et de l'armée, il y a aussi l'action en secret d'une meute de chiens épauletiers bonapartistes, avec lesquels le grand républicain Thiers a formé les Conseils de guerre pour massacrer les communards. Ils constituent une sorte de tribunal terroriste secret, dont les mouchards sont partout et rendent peu sûrs les quartiers ouvriers de Paris.
Londres, 12 septembre 1874
Avec ton départ, la vieille Internationale est complètement finie. [14] Et c'est une bonne chose. Elle appartenait à la période du Second Empire où l'oppression qui régnait dans toute l'Europe prescrivait au mouvement ouvrier qui était en train de se réveiller de s'unir et de s'abstenir de toute polémique interne. C'était le moment où les intérêts cosmopolites communs du prolétariat pouvaient passer au premier plan. L'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Danemark venaient à peine d'entrer dans le mouvement ou étaient en train d'y entrer. En 1864, la conscience théorique du mouvement était encore très confuse dans les masses d'Europe, c'est-à-dire dans la réalité le communisme allemand n'existait pas encore sous la forme d'un parti ouvrier, le proudhonisme était encore trop faible pour enfourcher ses marottes particulières, les dernières élucubrations de Bakounine n'avaient pas encore germé dans son esprit, même les chefs des syndicats anglais croyaient pouvoir entrer dans le mouvement sur la base du programme formulé dans les Considérants des statuts.
Le premier grand succès devait briser cette naïve collaboration de toutes les fractions. Ce succès fut la Commune qui intellectuellement était sans contredit fille de l'Internationale, bien que l'Internationale n'eût pas remué un doigt pour la faire, et de laquelle l'Internationale fut, dans cette mesure aussi, rendue responsable à juste titre. Lorsque la Commune fut devenue, grâce à la Commune, une puissance morale en Europe, ce fut le commencement des discordes. Chaque tendance voulut exploiter le succès à son profit, et ce fut l'inévitable dislocation. La jalousie envers la force croissante des seuls gens qui étaient réellement résolus à travailler sur le vieux programme général - les communistes allemands - poussa les proudhoniens belges dans les bras des aventuriers bakounistes.
Le Congrès de La Haye marqua effectivement la fin - et cela pour les deux partis. Le seul pays où il était encore possible de faire quelque chose au nom de l'Internationale était l'Amérique, et un heureux instinct y transféra la haute direction. Son prestige y est maintenant épuisé, et tout effort ultérieur pour y insuffler une vie nouvelle serait folie et gaspillage de force. L'Internationale a dominé dix années d'histoire européenne en l'orientant vers un côté - celui de l'avenir. Elle peut considérer le travail accompli avec fierté.
Quoi qu'il en soit, elle ne faisait que se survivre sous sa forme ancienne. Pour susciter une nouvelle Internationale du type de l'ancienne - une alliance de tous les partis prolétariens de tous les pays -, il faudrait un écrasement général du mouvement ouvrier tel qu'il avait régné de 1849 à 1864. Pour cela, le monde prolétarien est devenu trop vaste et trop profond. Je crois que la prochaine Internationale sera directement communiste et arborera d'emblée nos principes, lorsque les écrits de Marx auront produit leur effet durant quelques années...
L'émigration française est tout à fait divisée. Les émigrés se sont tous brouillés entre eux et avec tout le monde en plus, pour des motifs purement personnels, affaires d'argent presque toujours, et nous en sommes à peu près débarrassés. Ces gens veulent souvent vivre sans vraiment travailler, ils ont la tête pleine de prétendues inventions qui doivent produire des millions, pourvu qu'on les mette seulement en état d'exploiter ces inventions, ce qui demande simplement quelques livres sterling. Mais si l'on est assez naïf pour marcher, on est refait de son argent et par-dessus le marché traité de bourgeois. Le Moussu s'est comporté le plus misérablement, se révélant à la fin comme un escroc. La vie de bohème menée durant la guerre, la Commune et l'exil a terriblement démoralisé ces gens, et seule l'amère nécessité peut refaire d'un bohème français un homme rangé. Par contre, la grande masse des ouvriers français, politiquement inconnus, a pour le moment laissé de côté la politique et a trouvé du travail ici.
Mes meilleures salutations.
Ton Fr. E.
Londres, le 27 janvier 1887
... Lorsque Marx fonda l'Internationale, il rédigea les Statuts généraux de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer: Proudhoniens, Pierre Lerouxistes et même la partie la plus avancée des syndicats anglais. Ce n'est que par cette large base que l'Internationale est devenue ce qu'elle fut: le moyen de dissoudre et d'absorber progressivement ces petites sectes, à l'exception des anarchistes, dont la soudaine apparition dans les différents pays n'a été que la réaction violente de la bourgeoisie contre la Commune, et c'est pourquoi nous pouvions les laisser tranquillement décliner, ce qui arriva effectivement. Si, de 1864 à 1873, nous avions tenu à ne collaborer qu'avec ceux qui reconnaissaient ouvertement notre programme, où serions-nous aujourd'hui ? Je pense que notre pratique a montré qu'il est possible de travailler avec le mouvement général de la classe ouvrière à chacune des diverses étapes, sans abandonner ni cacher notre propre position distincte, voire à notre organisation. Je crains que les Allemands d'Amérique commettraient une grave erreur, s'ils s'engageaient dans une autre voie...
Notes
[1] Il s'agit de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, fondée en octobre 1868 à Genève par Bakounine.
[2] Meuros est un personnage de la ballade Die Bürgschaft de Schiller.
[3] Cf. Heine, Romancero, vol. 3: Mélodies hébraïques.
[4] Au cours des années 1870, Bismarck inaugura une campagne anticléricale, appelée Kulturkampf par les libéraux bourgeois. En attaquant l'Église catholique, Bismarck visait en réalité le parti du Centre qui représentait les survivances et nostalgies des petits États anti-prussiens du centre et du sud de l'Allemagne. Cette campagne anti-catholique masquait aussi la répression dans les territoires polonais occupés par la Prusse et, dans une mesure moindre, en Alsace-Lorraine. Enfin, Bismarck dévoya la lutte de classe grâce à des querelles religieuses.
[5] Un groupe de blanquistes, parmi lesquels figuraient Arnould, Vaillant et Cournet, quitta l'Internationale après le Congrès de La Haye en septembre 1872. Il publia ensuite à Londres une brochure intitulée Internationale et Révolution. À propos du congrès de La Haye, par des réfugiés de la Commune, ex-membres du Conseil général de l'International: cf. réédition dans Cahiers de l'Institut de science appliquée, Série M, nº 7, août 1964, pp. 162-176.
[6] Washburne avait, en fait, refusé d'intervenir auprès du gouvernement Thiers pour lui soumettre la proposition de la Commune, à savoir échanger le seul Blanqui contre l'archevêque Darboy et d'autres personnes prises en otage après que des Communards aient été fusillés. Après l'exécution de l'archevêque, Washburne utilisa hypocritement, dans ses articles et ses conférences, cette mesure prise par la Commune pour répondre au terrorisme des Versaillais, afin de salir les Communards. Marx traite de la question des otages dans son Adresse sur la Guerre civile en France, cf. p. 61 (Éd. Soc.).
[7] Marx et Engels attribuaient au prolétariat anglais l'apport économique au marxisme, au prolétariat français l'apport politique, et au prolétariat allemand l'apport théorique: d'où l'expression, nullement chauvine, de socialisme allemand. En d'autres termes, le côté fort du prolétariat français du siècle dernier était son génie des luttes politiques, et son côté faible la théorie et les luttes revendicatives économiques. Avec le développement historique, ces particularités doivent normalement s'atténuer.
[8] Les ouvriers anglais commencèrent la lutte pour la journée de travail à 9 heures dans les années 1860. En Mai 1871, les ouvriers du bâtiment et de la construction mécanique de Newcastle commencèrent une importante grève, dirigée pour la première fois par la Ligue en faveur de la journée de neuf heures, créée peu avant. La grève fut particulièrement dure, car la Ligue entraîna dans la lutte des ouvriers non syndiqués. Le président de la Ligue, John Burnett, s'adressa au Conseil général, lui demandant d'intervenir pour éviter que les patrons ne fassent venir des briseurs de grève de l'étranger. Le Conseil général envoya deux de ses membres - Eccarius et Cohn - sur le continent, afin d'y expliquer aux ouvriers le sens de la grève de Newcastle. Les patrons durent cesser l'importation de travailleurs étrangers pour briser la grève. En octobre 1871, la grève s'acheva par la victoire des ouvriers, dont la semaine de travail fut ramenée à 54 heures.
[9] Le 17 mai 1870, le Conseil général décida de tenir son prochain Congrès à Mayence, et non à Paris. Le 12 juillet 1870, Marx proposa au Conseil général le programme du Congrès de Mayence. Celui-ci ne put se réunir du fait de la guerre.
[10] Au lieu de tenir son Congrès à Bruxelles, comme prévu, le Conseil général de l'A.I.T. décida, à la demande de Marx, de tenir une conférence à Londres du 25 au 29 septembre.
[11] Après la circulaire de Favre demandant à tous les gouvernements, par l'intermédiaire de la représentation diplomatique française, de procéder à l'extradition des réfugiés de la Commune, en mai 1871, Dufaure proposa à une commission spéciale de l'Assemblée nationale d'élaborer une loi prévoyant l'emprisonnement des personnes appartenant à l'Internationale. Cette loi fut adoptée le 14 mars 1872.
[12] Il s'agit de la résolution IX de la Conférence de Londres de septembre 1871.
*
Les documents policiers, publiés ces derniers temps sur l'Internationale, sans
en excepter ni la circulaire de Jules Favre aux puissances étrangères, ni le rapport du rural Sacaze sur le projet
Dufaure, (1)
fourmillent de citations empruntées aux pompeux manifestes de l'Alliance. La
phraséologie de ces sectaires, dont tout le radicalisme est purement verbal,
sert à merveille les desseins de la réaction (Note de Marx et d'Engels).
(1)
Après la
circulaire de Favre demandant à tous les gouvernements, par l'intermédiaire de
la représentation diplomatique française, de procéder à l'extradition des
réfugiés de la Commune, en mai 1871, Dufaure proposa à une commission spéciale
de l'Assemblée nationale d'élaborer une loi prévoyant l'emprisonnement des
personnes appartenant à l'Internationale. Cette loi fut adoptée le 14 mars 1872.
[13]
En mars 1872, le syndicat des ouvriers agricoles, récemment fondé, prit la tête d'une grève dans
le comté de Warwickshire. Le mouvement s'étendit rapidement aux comtés voisins
du centre et de l'est de l'Angleterre. Les syndicats des ouvriers de l'industrie
soutinrent les grévistes et leur apportèrent une aide financière. Une demande
accrue de main-d'œuvre dans l'industrie à la suite de l'essor de la production
contribua en outre au succès de la grève des ouvriers agricoles. Cf. l'article
d'Engels sur la Grève des ouvriers
agricoles anglais, in Marx-Engels, Les
Syndicats, Éd. Maspero, Paris, 1971.
En mai 1872, ce fut la création de la National
Agricultural Labourer's Union, présidée par l'ouvrier Joseph Arch, qui
regroupa environ 100 000 ouvriers agricoles. La lutte pour la diminution de la
journée de travail et l'augmentation des salaires dura jusqu'en 1874 et
s'acheva, dans plusieurs comtés, par la victoire des grévistes.
[14] Le 14 août 1874, F.-A. Sorge, qui dirigeait le Conseil général de l'Internationale transféré à New York, annonça à Engels qu'il avait résilié ses fonctions de secrétaire général et quitté le Conseil général.