1918

Brochure publiée à Moscou en août 1918

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A bas la peine de mort !

Julius Martov


A bas la peine de mort !

Bien de fois, camarades ouvriers, vous êtes sortis dans la rue avec ces paroles au temps du tsarisme maudit. Ces paroles vous les avez inscrites sur vos glorieux drapeaux rouges. Ces paroles ont retenti pendant les grandes journées de février 1917, lorsque se sont écroulés les remparts de l’oppression séculaire et que le gouvernement de la Révolution a proclamé pour la première fois : La peine de mort est abolie.

Lorsque, au mois de juillet dernier, on avait tenté de rétablir la peine de mort pour les pires criminels à l’égard du peuple – pour ceux qui désertaient le champ de bataille, pour les maraudeurs et les espions des puissances étrangères – vous avez protesté contre le rétablissement de la peine de mort. Vous l’avez fait non par sympathie pour les déserteurs et les maraudeurs, mais parce que vous compreniez le danger qu’il y aurait à faire revivre la peine de mort abolie, ne fût-ce que pour les pires et incontestables criminels.

Et lorsque vous protestiez il y a un an contre le rétablissement de la peine de mort, à votre tête s’étaient mis les mêmes gens qui, maintenant, gouvernent la Russie. Le parti bolcheviste vous appelait alors de ne pas laisser rétablir la peine de mort – même pour les espions et pour les traîtres, les déserteurs et les maraudeurs. Lui, ce parti, vous disait alors que la peine de mort, dans toutes les circonstances, pour quelle raison qu’elle fût prononcée, est une barbarie sauvage qui fait honte à l’humanité ; lui, ce parti bolcheviste, vous disait que les socialistes répudient la peine de mort, répudient l’assassinat de sang-froid des criminels désarmés, réduits à l’impuissance de nuire ; répudient la transformation des citoyens en bourreaux, commettant par ordre du tribunal la besogne vile de priver un être humain – même criminel – du don suprême de la vie.

Lui, ce parti bolcheviste vous disait alors : qu’importe si l’Eglise chrétienne qui prêche une religion d’amour pour le prochain, justifie hypocritement, lorsqu’elle y trouve son profit, le meurtre de l’homme par l’Etat, par le tribunal de l’Etat. Le socialisme n’ira jamais à une telle hypocrisie, sa religion, qui est celle de la fraternité des travailleurs, ne sanctionnera jamais le principe anthropophage de la peine de mort.

C’est ainsi que parlaient les gouvernants actuels de la Russie. Et après avoir pris le pouvoir en octobre, ils ont décidé au deuxième Congrès Panrusse des Soviets :

La peine de mort est abolie, – même au front.

Telles étaient leurs paroles que vous applaudissiez, par lesquelles ils achetaient votre affection, votre confiance. Vous voyiez en eux des lutteurs intrépides, des révolutionnaires prêts à mourir pour leurs idées, prêts, au nom de ces idées, à tuer les adversaires en franc combat, mais incapables d’être des bourreaux tuant après un simulacre de jugement des adversaires déjà réduits à l’impuissance, vaincus, désarmés et sans défense.

Telles étaient leurs paroles, camarades. Maintenant vous voyez leurs actes.

Dès qu’ils ont pris le pouvoir, dès le premier jour, dès avoir annoncé l’abolition de la peine de mort, ils ont commencé à tuer.

Tuer les prisonniers pris dans les combats de la guerre civile – ainsi que le font les sauvages.

Tuer les ennemis qui s’étaient rendus sur parole après le combat, la vie sauve leur ayant été promise. Cela a eu lieu à Moscou, pendant les journées d’octobre, lorsque le bolchevik Smidovitch avait signé la promesse de laisser la vie aux élèves de l’Ecole militaire qui se rendraient, et qu’il avait permis ensuite qu’ils fussent massacrés un à un. Cela a eu à Mohilev où Krylenko n’a pas sauvegardé le général Doukhonine qui s’était rendu à lui et qui fut déchiré sous ses yeux par des assassins dont le crime est resté impuni. Cela a eu lieu à Kiev, à Rostov, dans beaucoup d’autres villes prises par les troupes bolchevistes. Cela a eu lieu à Sébastopol, Symphéropol, Yalta, Eupatoria, Théodosie, où des bandes de gredins ont massacré, d’après des listes dressés d’avance, des soi-disant contre-révolutionnaires, sans enquête ni jugement, tuant, dans le nombre, des femmes et des enfants en bas âge.

Immédiatement après ces lynchages et ces massacres organisés par injonction ou par consentement tacite des bolcheviks, ont commencé des meurtres sur l’ordre direct des organes du pouvoir bolcheviste. La peine de mort était déclarée abolie, mais dans chaque ville, dans chaque district, toute sorte de « Commissions extraordinaires » et de « Comités militaires révolutionnaires » faisaient fusiller des centaines et des centaines de personnes. Les uns – comme contre-révolutionnaires, les autres – comme spéculateurs, les troisième comme pillards. Aucun tribunal n’établissait la véritable culpabilité des exécutés, personne ne peut dire si, vraiment, la victime avait été coupable de complot, de spéculation, de pillage, ou bien si quelqu’un l’avait fait tuer pour satisfaire à une rancune ou à une vengeance personnelle !

Que d’innocents ont ainsi été rués dans toute la Russie ! Avec l’approbation tacite du Conseil des Commissaires du Peuple, des gens inconnus au peuple, siégeant dans des Commissions extraordinaires, – des gens parmi lesquels on découvre de temps en temps des criminels, des forfaiteurs, des criminels du droit commun, des anciens provocateurs tsaristes – ordonnent des exécutions et souvent – comme ce fut le cas des six étudiants fusillés à Petrograd, on n’arrive même pas à établir par qui cet assassinat a été ordonné.

La vie humaine ne vaut plus cher. Moins cher que le papier sur lequel le bourreau écrit l’ordre de la détruire. Moins cher que la ration de pain supplémentaire pour laquelle l’assassin mercenaire est prêt à envoyer un homme dans l’autre monde sur l’ordre du premier gredin venu s’étant emparé du pouvoir.

Cette débauche sanglante se passe au nom du socialisme, au nom de cette doctrine qui a proclamé la fraternité des hommes dans le travail comme but suprême de l’humanité.

C’est en ton nom que ce crime est commis, prolétaire russe !

Après avoir exterminé sans jugement des centaines de milliers de personnes les bolcheviks commencent maintenant des exécutions par arrêté des tribunaux.

Ils ont crée un nouveau tribunal révolutionnaire suprême pour juger les ennemis du pouvoir soviétiste.

La première séance de ce tribunal a prononcé un arrêt de mort exécuté dans les 10 heures.

En créant ce tribunal les bolcheviks n’ont pas dit qu’il aurait le droit de condamner à la mort – au mépris de la résolution du deuxième Congrès des Soviets qui avait aboli la peine de mort.

Ils ont caché au peuple leur projet infâme de créer une cour martiale qui, pareille à celles de Stolypine, enverra dans l’autre monde les personnes indésirables au parti bolcheviste.

Comme des voleurs, en contrebande, ils ont établi la peine de mort, abolie par la deuxième Congrès des Soviets.

Ayant senti que les lynchages et les exécutions par ordre des Commissions extraordinaires soulevaient la haine du peuple entier, ils ont décidé d’exécuter après un simulacre de jugement lequel, soi-disant, établit la culpabilité de l’accusé avant de le tuer.

Mais ce n’est qu’une comédie, camarades. Il n’y a pas de tels jugements.

Voyez comment on a jugé le capitaine Stchastny.

On l’a accusé d’avoir ourdi un complot contre le pouvoir des Soviets.

Le capitaine Stchastny a nié sa culpabilité.

Il a demandé qu’on interroge des témoins, y compris les commissaires bolchevistes qui avaient été chargés de le surveiller. Qui donc pouvait savoir mieux s’il avait intrigué contre le pouvoir des Soviets ?

Le tribunal a refusé de faire venir ces témoins. Il a refusé à l’inculpé ce droit que tout tribunal – sauf la cour martiale de Stolypine – accorde au pire des criminels.

Pourtant il y allait de la vie ou de la mort d’un homme …

De la vie et de la mort d’un homme qui avait mérité l’affection et la confiance de ses hommes, les marins de la flotte Baltique, qui avait protesté contre son arrestation.

D’une homme qui avait rendu un grand service au peuple, qui avait accompli un exploit pénible – qui avait sorti de Helsingfors, les sauvant ainsi des gardes-blancs finlandais, toutes les unités de la flotte Baltique.

Ce ne sont pas les gardes-blancs finlandais, ni les impérialistes allemands qui ont, par rancune, fusillé cet homme : ceux qui l’ont exécuté sont des socialistes russes ou qui se font passer pour tels : MM. Medvedev, Brouno, Kareline, Vesselovsky, Peterson, juges au tribunal révolutionnaire suprême.

Stchastny s’est vu refuser le droit dont dispose tout voleur, tout assassin – celui de faire venir des témoins. Aucun de ses témoins n’a été admis. Par contre, on a entendu le témoin de l’accusation.

Et ce témoin fut Trotsky.

Le même Trotsky qui, en sa qualité de membre du Conseil des Commissaires du peuple, avait ordonné que Stchastny fût jugé par ce même tribunal, le Tribunal Suprême, créé pour prononcer des verdicts de mort.

Au procès, Trotsky a comparu non comme témoin, mais comme accusateur. Comme accusateur, il affirmait : cet homme est coupable, condamnez-le ! – et cela après avoir bâillonné cet homme en lui interdisant de citer des témoins capables de réfuter l’accusation.

Il ne faut pas beaucoup de courage pour combattre ainsi un adversaire – après l’avoir garrotté et bâillonné.

Ni beaucoup de probité et de générosité. Non, ce n’est pas un jugement, c’est une comédie de jugement !

Il n’y a pas de jugement là où le verdict est prononcé par des juges qui dépendent du pouvoir.

Dans le tribunal révolutionnaire suprême il n’y a pas de jury élu par le peuple, il n’y a que des fonctionnaires, payés par le Trésor de l’Etat, qui est entre les mains de Trotsky et d’autres commissaires du peuple.

Ce n’est pas un tribunal, puisque sous le masque de témoin se présente le représentant du pouvoir suprême, et, comme membre du gouvernement, ordonne aux juges : crucifiez-le !

Et ce non-tribunal a prononcé le verdict de mort qui fut exécuté à la hâte avant que les hommes indignés et bouleversés par cet ordre d’assassinat, aient pu entreprendre quelque chose pour sauver la victime.

Au temps de Nicolas II, en faisant ressortir la cruauté monstrueuse du verdict, on réussissait parfois à arracher la victime des mains du bourreau.

Au temps de Vladimir Oulianov (Lénine) cela même est impossible. Les hommes et les femmes qui sont à la tête du parti bolcheviste, dormaient du sommeil des justes lorsque quelque part, dans le silence nocturne, on tuait clandestinement le premier homme condamné par leur tribunal.

Personne ne savait qui et comment commettait cet assassinat, comme au temps des tsars, les noms des bourreaux sont cachés au peuple. Personne ne sait si Trotsky, qui d’un bout à l’autre avait pris part à toute cette comédie de la justice, est venu en personne surveiller et diriger l’exécution.

Peut-être lui aussi dormait-il tranquillement, voyant en rêve le prolétariat mondial lui faire fête comme au libérateur de l’humanité, comme au chef de la révolution socialiste mondiale !

Car c’est au nom du socialisme, en ton nom, prolétariat, que des aveugles insensés et des sots vaniteux ont joué cette sanglante comédie d’homicide à tête reposée !

La bête a goûté au sang chaud de l’homme. La machine meurtrière est mise en branle. MM. Medvedev, Brouno, Peterson, Vesselovsky, Kareline ont retroussé leurs manches et commencé leur besogne de bouchers. Le premier exemple est donné et maintenant le tribunal révolutionnaire suprême enverra dans l’autre monde tous ceux que le Parti bolcheviste désirera priver de la vie – il transformera en cadavres autant d’êtres humains qu’il l’est possible à des fonctionnaires modérés et précis au cours de leur journée de travail de huit heures.

On commence par l’officier que l’on peut présenter aux masses obscures comme ennemi du peuple, comme contre-révolutionnaire. Ensuite viendra le tour de tous ceux qui font voir au peuple le caractère criminel et néfaste du régime instauré par les bolcheviks. Dès maintenant des centaines d’ouvriers et de paysans, des centaines d’utiles travailleurs politiques, des quantités de social-démocrates et de socialistes-révolutionnaires pâtissent dans les prisons et les cachots bolchevistes. C’est pour un mot de critique, pour un mot de protestation, pour avoir ouvertement proclamé ses convictions, pour avoir défendu les intérêts de la classe ouvrière et des paysans, que ces gens sont mis sous clef. Parfois, au cours d’un lynchage sauvage, ils ont été tués sans nulle raison. Maintenant chacun d’eux peut procéder dans l’autre monde en passant par la salle du Tribunal Suprême.

C’est pour faire table rase de tous les adversaires du parti bolcheviste, pour exterminer les socialistes, les ouvriers et les paysans indociles, qu’on a rétabli la cour martiale stolypinienne, qu’on a rétabli la peine de mort.

Mais le sang engendre le sang. La terreur politique introduite par les bolcheviks dès le mois d’Octobre, a saturé d’exhalations sanglantes l’air des champs russes. La guerre civile devient de plus en plus farouche et féroce, de plus en plus on oublie les grandes idées vraiment humaines que le socialisme a toujours enseignées. Là où le pouvoir des bolcheviks est renversé soit par les masses populaires, soit par les forces de la bourgeoisie, on se met à appliquer contre les bolcheviks la même terreur que ceux-ci ont appliqué contre leurs ennemis. Les hommes de Doutov, de Semenov, d’Alexeev, les « haïdamak » ukrainiens, les troupes de Skoropadsky et de Krasnov, les détachements de Drozdovsky pendent et fusillent. Les paysans et les petits bourgeois, après avoir chassé les Soviets bolchevistes locaux, se livrent sur leurs membres à des atrocités inouïes.

La bestialité grandit de part et d’autre – et toute la responsabilité incombe au parti qui a nom de socialisme a commis le sacrilège de consacrer le meurtre à sang-froid, des prisonniers désarmés, qui proteste hypocritement contre les exécutions commises par les gardes-blancs en Finlande tout en arrosant le sol russe du sang des exécutés.

La cruauté née de la guerre civile se traduit déjà en meurtres sournois. On a tué le commissaire bolcheviste Volodarsky, malheureuse victime de la haine mutuelle, engendrée par la terreur du gouvernement. Deux jours plus tard un garde-rouge a tué dans Petrograd même un vieil ouvrier, le social-démocrate Vassiliev, qui pendant de longues années a loyalement servi la cause ouvrière ; il a été tué, peut-être par un homme exaspéré par le meurtre de Volodarsky et se vengeant sur le premier adversaire venu.

Le Parti Ouvrier Social-Démocrate a toujours été contre les meurtres politiques qu’ils soient commis par le bourreau ou par un vengeur volontaire. Il était contre ces meurtres même à l’époque où des révolutionnaires tuaient des acolytes du tsar. Il enseignait aux ouvriers que ce n’est pas par de tels actes, fussent-ils dirigés contre les pires ennemis du peuple, que celui-ci améliorera son destin, mais uniquement par une transformation radicale de tout le régime politique, de toutes les conditions qui engendrent l’oppression et la violence. Maintenant ce parti prévient les ouvriers et les paysans, poussés au désespoir par la violence du pouvoir bolcheviste : ne vous vengez pas en exterminant tel ou tel commissaire, tel ou tel bolchevik, ne suivez pas la voie des meurtres, n’ôtez pas la vie à vos ennemis, contentez-vous à leur ôter le pouvoir que vous-mêmes leur avez donné !

Nous, social-démocrates, nous sommes contre toute terreur, terreur d’en bas et terreur d’en haut.

C’est pour cela aussi que nous sommes contre la peine de mort, cette forme extrême de la terreur, moyen auquel ont recours tous les gouvernants qui n’ont pas la confiance du peuple.

La lutte contre la peine de mort a été inscrite au drapeau de tous ceux qui luttaient pour la liberté et le bonheur du peuple russe, de tous ceux qui luttaient pour le socialisme.

L’histoire des longues souffrances du peuple russe a rendu sacrés la potence et l’échafaud, les a entourés d’une auréole de martyre. Les meilleurs enfants de la Russie ont monté les gradins de l’échafaud, ont vu braquer sur eux les fusils du peloton d’exécution. Léon Tolstoï, Korolenko, Maxime Gorki, une série d’artistes ont flétri l’œuvre cruelle, l’assassinat, au nom de la loi, d’un homme ligoté et sans armes.

Et maintenant il s’est trouvé un parti qui se dit révolutionnaire, ouvrier et socialiste, et qui a porté la main à cette sainte haine qu’inspire au peuple russe la peine de mort ! Parti, qui a osé joindre de nouveau le bourreau au nombre de ceux qui détiennent le pouvoir suprême de l’Etat ! Parti, qui a emprunté au tsarisme la religion sanglante de l’homicide selon la loi au nom des intérêts de l’Etat !

Honte aux révolutionnaires qui par leurs exécutions justifient celles qui ont été commises par Nicolas et ses ministres et qui ont été maudites par de longues générations du peuple russe !

Honte aux hommes qui par leurs jugements hâtifs lavent la honte des lâches cours martiales de Stolypine, odieuses au peuple !

Honte au parti qui cherche à consacrer la vile besogne du bourreau par le nom de socialiste.

En 1910, au Congrès international socialiste de Copenhague, on a pris la résolution de lutter dans tous les pays contre la barbarie de la peine de mort.

Le socialisme international a reconnu que les socialistes ne peuvent jamais, dans aucune condition, admettre ce meurtre de sang-froid des gens sans armes, par ordre de l’Etat, que l’on appelle la peine de mort.

Cette résolution, camarades, a été signée par tous les chefs actuels du parti bolcheviste : Lénine, Zinoviev, Trotsky, Kamenev, Radek, Rakovsky, Lounatcharsky. Je les ai vus à Copenhague, lever la main pour la résolution qui déclarait la guerre à la peine de mort.

Je les ai vus ensuite à Petrograd, au moins de juillet dernier, protester contre l’application de la peine de mort, même en temps de guerre, même contre les traîtres.

Je les vois maintenant appliquer la peine de mort à gauche et à droite, contre la bourgeoisie et les ouvriers, contre les paysans et les officiers, je les vois demander à leurs subordonnés de ne pas compter les victimes, de soumettre à la peine de mort le plus grand nombre possible d’adversaires du pouvoir bolcheviste.

Je les vois créer en contrebande, sournoisement, un tribunal spécial pour prononcer des verdicts de mort, – une machine à tuer les êtres humains.

Et je leur dis, à ces juges bolchevistes :

Vous êtes des fourbes et des parjures.

Vous avez trompé l’Internationale Ouvrière, puisque, après avoir signé avec elle l’obligation d’exiger partout l’abolition de la peine de mort, vous l’avez rétablie dès que le pouvoir est tombé en vos mains.

Vous trompez les ouvriers de Russie puisque vous rétablissez la peine de mort en leur cachant qu’elle a été condamnée par l’Internationale Ouvrière, comme une barbarie sauvage, comme une lâche atrocité cultivée par l’ordre capitaliste. Vous trompez les malheureux lettons et les gardes-rouges puisque vous les envoyez tuer des gens ligotés, leur cachant que l’Internationale Ouvrière, au nom de laquelle vous gouvernez, a interdit cette vile besogne.

Vous, Rakovsky et Radek, vous avez trompé les ouvriers de l’Europe Occidentale, en leur disant que vous allez en Russie pour y lutter pour la cause du socialisme, qui est la cause suprême de l’humanité. Vous avez trompé les ouvriers de l’Europe Occidentale, en leur disant que vous allez porter le flambeau du socialisme dans la Russie arriérée.

En réalité vous êtes venus chez nous pour cultiver notre ancienne barbarie implantée par les tsars, pour brûler l’encens devant le vieil autel de l’homicide, pour pousser à des proportions, inouïes même dans notre pays sauvage, le mépris de la vie d’autrui, pour organiser l’œuvre du bourreau dans la Russie entière !

Vous, A. Lounatcharsky, vous qui aimez venir aux ouvriers pour leur peindre en phrases sonores la grandeur de l’idéal socialiste et le caractère essentiellement humain de la doctrine socialiste ; vous qui levez les yeux au ciel pour chanter la fraternité des hommes sous le régime socialiste ; vous qui flétrissez l’hypocrisie de la religion chrétienne consacrant l’homicide, et qui prêchez une nouvelle religion de socialisme prolétarien, – vous êtes un triple menteur, un triple pharisien, puisque après vous être rafraîchi par une phrase banale, vous participez avec Lénine et Trotsky à l’organisation des assassinats avec et sans jugement !

Vous tous qui avez signé avec l’Internationale l’obligation de lutter contre la peine de mort, vous tous qui vous êtes frayé le chemin vers le pouvoir en promettant à la classe ouvrière l’abolition définitive de la peine capital, tous, vous n’êtes que des banqueroutiers frauduleux qui ne méritez que le mépris !

« Je ne puis me taire ! » s’est écrie le grand vieillard Léon Tolstoï en apprenant les exécutions journalières ordonnées par les tribunaux de Stolypine.

Ouvriers de Russie ! A vous aussi Léon Nikolaévitch a ordonné de ne pas vous taire à un moment où le bourreau devient de nouveau la figure centrale de la vie russe ! Il vous ordonne aussi de ne pas vous taire ce Karl Marx dont vous venez de célébrer le souvenir. Le grand maître du socialisme a été l’ennemi juré de toute barbarie qui nous a été léguée par les siècles passés, et c’est un outrage à sa mémoire que l’œuvre sanglante du bourreau accomplie au nom de socialisme, au nom du prolétariat.

On ne peut pas se taire !

Il vous sera mesuré selon la mesure dont vous mesurez. Demain, lorsque la folie du bolchevisme aura épuisé les forces de la démocratie et qu’à sa place sera venue la contre-révolution pour laquelle il travaille, demain pourront commencer en Russie les mêmes horreurs qui ont lieu en Finlande, où tous les ouvriers, tous les socialistes sont traqués comme des bêtes fauves. Malheur, si alors, lorsque nous protesterons contre les violences dirigées contre les ouvriers, que nous réclamerons la sécurité de la vie et de l’honneur des ouvriers, nous entendrons la bourgeoisie nous dire : du temps des bolcheviks vous autres, ouvriers, vous avez approuvés les mêmes violences, les mêmes exécutions ! Vous avez gardé le silence là-dessus !

Mais nous n’avons même pas à attendre ce moment. Dès maintenant, la contre-révolution protégée par les baïonnettes allemandes, règne sur le Don et en Crimée, en Ukraine et dans les provinces Baltiques. A chaque salve des fusils bolchevistes qui exécutent ici les adversaires politiques du pouvoir soviétiste, répond là-bas un écho décuplé d’autres fusils, exécutant les ouvriers et les paysans révolutionnaires locaux. Et la contre-révolution locale, la commandature allemande répondent aux protestations de la classe ouvrière : Nous agissons en bolcheviks.

Par l’exécution du capitaine Stchastny les bolcheviks encouragent l’assassinat des dizaines d’ouvriers et de paysans dans le Midi et l’Ouest de la Russie. Car le sang engendre le sang.

Arrête ! doit crier la classe ouvrière à ce flot sanglant.

Puisse la classe ouvrière déclarer unanimement et hautement au monde entier, qu’avec cette terreur, avec la barbarie d’exécutions ordonnées par le tribunal, avec le cannibalisme des exécutions sans jugement, le prolétariat de Russie n’a rien de commun.

A vos gouvernants qui depuis longtemps ont perdu la confiance du peuple et ne s’appuient que sur la seule violence, dites qu’ils sont des parjures qui ont foulé aux pieds leurs promesses solennelles ; dites leur que la classe ouvrière rejette, comme des misérables, tous ceux qui participent à l’œuvre homicide, tous les bourreaux, leurs aides et leurs inspirateurs.

Aux ouvriers qui restent encore dans le parti bolcheviste-communiste – parti qui assassine avec et sans jugement – dites que leur place n’est pas dans le milieu prolétarien, car tous ils sont responsables du sang versé par les bourreaux. Dites-leur cela et prouvez-le en leur refusant toute relation de camaraderie, comme à des pestiférés, à des misérables – de même qu’on l’a toujours pratiqué à l’égard des pogromistes, membres de l’« Union du Peuple Russe ».

Le parti des peines capitales est aussi ennemi de la classe ouvrière que le parti des pogroms.

Que tous les fils de la classe ouvrière, obscurs, aveuglés ou soudoyés, sachent que la famille prolétarienne ne leur pardonnera jamais leur participation à l’œuvre du bourreau ! Que tous ceux qui n’ont pas encore perdu leur aspect socialiste, se dépêchent d’abandonner les Medvedev et les Stoutchka, les Krylenko et les Trotsky, les Dzerjinsky et les Sverdlov, tous ceux qui dirigent les assassinats en gros et au détail !

On ne peut pas se taire ! Au nom de l’honneur de la classe ouvrière, au nom de l’honneur du socialisme et de la révolution, au nom du devoir envers l’Internationale Ouvrière, au nom des idées humaines, au nom de notre haine pour les gibets de l’autocratie, au nom de notre amour pour les ombres des martyrs de la liberté – puisse retenir dans toute la Russie l’appel vigoureux de la classe ouvrière :

A bas la peine de mort !

Que le peuple juge les bourreaux anthropophages !


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