1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

I: Le problème de la reproduction


3: Critique de l'analyse de Smith

Résumons les résultats auxquels est parvenue l'analyse de Smith. Nous pouvons les grouper de la façon suivante :

  1. Il existe un capital fixe de la société, qui ne passe dans aucune partie du revenu net de la société. Ce capital fixe est constitué par les « matières premières, qui servent à l'entretien des machines et instruments » et par « le produit du travail nécessaire à la transformation de ces matières en la forme voulue ». En opposant encore expressé­ment la production de ce capital fixe à la production de moyens de consommation directs, en tant que genre spécial, Smith transforme en fait le capital fixe en ce que Marx appelle capital constant, c'est-à-dire la partie du capital qui existe dans tous les moyens de production matériels, en opposition à la force de travail ;
  2. Il existe un capital circulant de la société. Mais, après en avoir détaché la partie de capital fixe (c'est-à-dire constant), il ne reste que la catégorie des moyens de con­som­mation, qui ne constitue pas pour la société un capital, mais un revenu net, un fonds de consommation ;
  3. Le capital et le revenu net des individus ne se confondent pas avec le capital et le revenu net de la société. Ce qui n'est pour la société que du capital fixe (c'est-à-dire constant) peut être pour les individus non pas un capital, mais un revenu, un fonds de consommation, notamment dans les parties de valeur du capital fixe qui représentent le salaire des ouvriers et le profit des capitalistes. Réciproquement, le capital circulant des individus peut être pour la société non pas un capital, mais un revenu, dans la mesure notamment où il représente des moyens de consommation ;
  4. Le produit social annuel ne contient dans sa valeur aucun atome de capital, mais se résout entièrement en trois sortes de revenus : salaires, profits du capital et rentes.

Quiconque essaierait, d'après ces fragments d'idées, de se faire une image d'en­sem­ble de la reproduction annuelle du capital social devrait renoncer bientôt à cette tentative. Comment, en fin de compte, malgré tout, le capital social se renouvelle chaque année, comment la consommation de tous est assurée au moyen du revenu, et comment, en même temps, les individus observent exactement leurs points de vue de capital et de revenu, ces questions sont encore très loin d'être résolues. C'est pourquoi il est nécessaire de se représenter toute la confusion d'idées et l'abondance de vues contradictoires, pour mesurer quelle clarté Marx a jetée sur le problème.

Commençons par le dernier dogme d'Adam Smith, qui suffisait à lui seul pour empêcher la solution du problème de la reproduction dans l'économie politique classique. La racine de la conception bizarre de Smith, d'après laquelle la valeur du produit total de la société se résoudrait entièrement en salaires, profits et rentes, réside précisément dans sa théorie de la valeur. Le travail est la source de toute valeur. Toute marchandise est, considérée en tant que valeur, le produit du travail et rien de plus. Mais tout travail accompli est, en tant que travail salarié - cette identification du travail humain avec le travail salarié capitaliste est précisément le trait classique chez Smith - destiné non seulement à remplacer les salaires avancés, mais aussi à produire un surplus, provenant du travail non payé, en tant que profit pour le capitaliste et en tant que rente pour le propriétaire foncier. Ce qui est vrai de chaque marchandise l'est également de la totalité des marchandises. Toute la masse des marchandises produites annuellement par la société n'est, en tant que quantum de valeur, que le produit du travail - et notamment du travail payé comme du travail non payé - et se divise par conséquent aussi en salaires, profits et rentes. A vrai dire, il faut faire entrer en ligne de compte, dans chaque travail, les matières premières, instruments, etc. Mais que sont ces instruments et matières premières, si ce n'est également des produits du travail, et encore une fois en partie du travail payé et en partie du travail non payé ? Nous aurons beau nous tourner et nous retourner dans tous les sens, nous ne trouverons dans la valeur, ou dans le prix de toutes les marchandises, rien qui ne soit simplement du travail humain. Mais tout travail se divise en deux parties : l'une destinée à remplacer les salaires et l'autre à fournir un profit aux capitalistes et une rente aux propriétaires fonciers. Il n'y a rien que des salaires et des profits. Mais il existe cependant du capital - capital individuel et capital social. Comment sortir de cette contradiction ? Ce qui prouve que nous nous trouvons en effet ici devant une grosse difficulté théorique, c'est le fait que Marx lui-même dut se plonger longtemps dans l'étude du problème sans pouvoir avancer et trouver la solution, ainsi qu'on peut s'en rendre compte dans ses Théories sur la plus-value (traduites sous le titre d'Histoire des doctrines économiques, tome I, pp. 223-319). Cette solution, il finit cepen­dant par la trouver, et cela grâce à sa théorie de la valeur. Smith avait parfai­tement raison : la valeur de chaque marchandise, en particulier, et de toutes les mar­chan­dises, en général, ne représente pas autre chose que du travail. Il avait également raison quand il disait : tout travail (en régime capitaliste) se divise en travail payé (destiné à remplacer les salaires) et en travail non payé (produisant de la plus-value au profit des différentes classes qui possèdent les moyens de production). Mais il oublia ou plutôt ne vit pas que le travail, outre la propriété qu'il a de créer une valeur nou­velle, a aussi celle de reporter l'ancienne valeur contenue dans les moyens de produc­tion sur les marchandises fabriquées à l'aide de ces moyens de production. Une journée de travail de 10 heures d'un boulanger ne peut pas produire plus de valeur qu'une valeur de 10 heures - et ces 10 heures se divisent en régime capitaliste en travail payé et en travail non payé - mais les marchandises fabriquées en ces 10 heures de travail représenteront plus de valeur que celle de 10 heures de travail. Elles contiendront notamment encore la valeur de la farine, du four dont on se sera servi, des bâtiments de travail, du combustible, etc., bref, de tous les moyens de production nécessaires au travail du boulanger. La valeur de la marchandise ne pourrait se résou­dre entièrement en v + pl qu'à une seule condition, à savoir que l'homme travaille dans l'air bleu du ciel, sans matières premières, sans instrument, sans lieu de travail. Mais étant donné que tout travail matériel suppose des moyens de production, qui sont eux-mêmes le produit d'un travail précédent, il doit reporter également le travail précédent, c'est-à-dire la valeur créée par lui, sur le nouveau produit.

Il ne s'agit pas ici d'un phénomène spécial au régime capitaliste, mais d'un phéno­mène qui est à la base même du travail humain, et par conséquent indépendant de la forme historique de la société. Le travail à l'aide d'instruments fabriqués par l'homme est la caractéristique fondamentale de la société humaine. La notion du travail passé qui précède tout nouveau travail et lui prépare sa base d'opération exprime la relation histori­que et culturelle existant entre l'homme et la nature, la chaîne durable des ef­forts de la société humaine s'engrenant l'un dans l'autre, efforts dont l'origine se perd dans la nuit des temps et qui ne prendront fin qu'avec l'humanité elle-même. Ainsi donc, nous ne pouvons nous représenter le travail humain autrement qu'accom­pagné d'instruments de travail, qui sont eux-mêmes le produit d'un travail précédent. Chaque nouveau produit contient non seulement le nouveau travail qui lui a donné sa dernière forme, mais aussi le travail passé qui lui a fourni la matière, l'instrument de travail, etc. Dans la production de valeur, c'est-à-dire dans la production de marchandises, à laquelle appartient également la production capitaliste, ce phénomène ne disparaît pas, il ne fait que recevoir une expression particulière. Il se manifeste dans le double carac­tère du travail producteur de marchandises, qui, d'une part, en tant que travail utile, concret, de quelque genre qu'il soit, crée la valeur d'usage, et, d'autre part, en tant que travail abstrait, général, socialement nécessaire, crée de la valeur. Dans sa première qualité, il fait ce qu'a toujours fait le travail humain : reporter le travail passé contenu dans les moyens de production usagés sur le nouveau produit, avec cette différence que ce travail passé apparaît maintenant comme valeur, comme une valeur ancienne. Dans sa seconde qualité, il crée une nouvelle valeur qui, selon les règles capitalistes, se décompose en travail payé et travail non payé : v + pl. La valeur de toute marchandise doit par conséquent contenir tant l'ancienne valeur, que le travail, en tant que travail utile, concret, transporte des moyens de production sur la mar­chandise, qu'une nouvelle valeur, que ce même travail crée, en tant que travail socia­le­ment nécessaire, par sa seule extériorisation, par sa seule durée.

Cette distinction, Smith ne pouvait pas la faire, étant donné qu'il ne discernait pas le caractère double du travail créateur de valeur, et Marx déclare même quelque part que c'est dans cette erreur fondamentale de la théorie de la valeur de Smith qu'il faut voir la source véritable de son dogme étrange, selon lequel toute masse de valeur produite se résout entièrement en v + pl  [1]. Cette ignorance du caractère double du travail producteur de marchandises : travail concret, utile, et travail abstrait, socia­le­ment nécessaire, constitue en effet l'une des caractéristiques principales, non seule­ment de la théorie de la valeur de Smith, mais aussi de celle de toute l'école classique.

Sans se soucier des conséquences sociales que cela comportait, l'économie poli­tique classique a reconnu le travail humain comme étant le seul facteur créateur de valeur et développé cette théorie jusqu'à lui donner cette clarté avec laquelle elle nous apparaît dans l'œuvre de Ricardo. Mais ce qui distingue essentiellement la théorie de la valeur de Ricardo de celle de Marx - distinction ignorée non seulement des écono­mistes bourgeois, mais aussi de la plupart des vulgarisateurs de la doctrine de Marx - c'est que Ricardo, conformément à sa conception générale du caractère naturel de l'économie bourgeoise, considère la création de valeur comme une propriété naturelle du travail humain, du travail individuel, concret, de l'homme isolé.

Cette conception apparaît encore plus nettement chez A. Smith, qui déclare, par exemple, que la « propension à l'échange » est une particularité de la nature humaine, après l'avoir vainement cherchée chez les animaux, notamment chez les chiens, etc.

D'ailleurs, tout en mettant en doute l'existence d'une soi-disant « propension à l'échan­ge » chez les animaux, Smith reconnaît au travail des animaux la même pro­priété créatrice de valeur qu'au travail humain, notamment là où il lui arrive de retomber dans les conceptions de l'école physiocratique.

« Mais aucun capital, à somme égale, ne met en activité plia de travail productif que celui du fermier. Ce sont non seulement ses valets de ferme, mais ses bestiaux de labour et de charroi qui sont autant d'ouvriers productifs... Ainsi les hommes et les bestiaux employés aux travaux de la culture, non seulement comme les ouvriers des manufactures, donnent lieu à la reproduction d'une valeur égale à leur consommation ou au capital qui les emploie, en y joignant de plus les profits du capitaliste, mais ils produisent encore une bien plus grande valeur. Outre le capital du fermier et tous ses profits, ils donnent lieu à la reproduction régulière d'une rente pour le propriétaire  [2]. » Ici apparaît de la façon la plus nette que Smith considérait la création de valeur comme une propriété physiologique du travail, en tant qu'expression de l'organisme animal de l'homme. De même que l'araignée tisse sa toile à l'aide de substances tirées de son propre corps, de même l'homme travailleur crée de la valeur - c'est-à-dire l'homme qui travaille et produit des objets utiles, car l'homme qui travaille est de par sa nature un producteur de marchandises, de même que la société humaine est de par nature une société reposant sur l'échange, et l'économie marchande, la forme écono­mique normale de la société humaine.

Marx fut le premier à reconnaître dans la valeur un rapport social particulier, appa­ru dans certaines conditions historiques, ce qui l'amena à distinguer les deux aspects du travail producteur de marchandises : à savoir le travail concret, individuel, et le travail social, général, distinction grâce à laquelle la solution de l'énigme de l'argent apparut brusquement, comme à la lueur d'une lanterne sourde.

Pour pouvoir discerner ainsi, statiquement, au sein de l'économie bourgeoise, le double caractère du travail, et distinguer l'homme travailleur du producteur de mar­chan­dises, du créateur de valeur, Marx devait auparavant distinguer dynamiquement, dans le développement historique, le producteur de marchandises de l'homme travail­leur tout court, c'est-à-dire reconnaître dans la production de marchandises une certaine forme historique de la production sociale. Marx devait, en un mot, pour pouvoir déchiffrer l'énigme de l'économie capitaliste, commencer son étude par une déduction opposée à celle des économistes classiques, c'est-à-dire en étudiant le passé historique du mode de production bourgeois, au lieu de s'appuyer sur la croyance en son caractère normal humain. Il devait retourner la déduction métaphysique des économistes classiques en son contraire, la déduction dialectique  [3].

C'est ce qui explique que Smith ne pouvait pas distinguer clairement les deux aspects du travail créateur de valeur, dans la mesure où, d'une part, il transporte sur le produit nouveau la vieille valeur contenue dans les moyens de production, et où il crée en même temps, d'autre part, une valeur nouvelle. Il nous parait cependant que son affirmation selon laquelle toute valeur se résout en v + pl découle encore d'une autre source. Il est impossible de croire que Smith n'ait pas vu que toute marchandise fabriquée contient non seulement la valeur créée à l'occasion de sa fabrication, - mais aussi celle de tous les moyens de production employés pour sa fabrication. Le fait que, pour affirmer la division de la valeur en v + pl, il nous renvoie constamment d'un stade de production à un autre, ou, comme dit Marx, de Ponce à Pilate, montre bien qu'il ne l'ignore pas. Mais le merveilleux de l'affaire, c'est qu'il dissout toujours à nouveau la vieille valeur des moyens de production en v + pl, ce qui a finalement pour résultat de faire entrer dans cette formule toute la valeur contenue dans la marchandise.

Il en est ainsi notamment dans le passage déjà cité par nous sur le prix du blé : « Dans le prix du blé, par exemple, une partie paye la rente du propriétaire, une autre paye les salaires ou l'entretien des ouvriers ainsi que des bêtes de labour et de charroi employées à produire le blé, et la troisième paye le profit du fermier. Ces trois parties semblent constituer immédiatement ou en définitive la totalité du prix du blé. On pourrait peut-être penser qu'il faut y ajouter une quatrième partie, nécessaire pour remplacer le capital du fermier ou pour compenser le dépérissement de ses chevaux de labour et autres instruments d'agriculture. Mais il faut considérer que le prix de tout instrument de labourage, tel qu'un cheval de charrue, est lui-même formé de ces mêmes trois parties : la rente de la terre sur laquelle il a été élevé, le travail de ceux qui l'ont nourri et soigné, et les profits d'un fermier qui a fait les avances, tant de cette rente que des salaires de ce travail. Ainsi, quoique le prix du blé doive payer aussi bien le prix du cheval que son entretien, la totalité du prix de ce blé se résout toujours, soit immédiatement, soit en dernière analyse, dans ces mêmes trois parties : rente, travail et profit. »

Ce qui a troublé Smith, c'est, à notre avis, ce qui suit :

  1. Tout travail exige des moyens de production. Mais ce qui est moyen de produc­tion pour un travail déterminé (matières premières, instruments, etc.) est lui-même le produit d'un travail passé. Pour le boulanger, la farine est un moyen de production, auquel il ajoute du nouveau travail. Mais la farine provient elle-même du travail du meunier, pour qui elle n'était pas un moyen de produc­tion, mais un produit, tout comme maintenant le pain pour le boulanger. Ce produit supposait lui-même du blé comme moyen de production, mais le blé, à son tour, si nous reculons encore d'un degré, n'était pas pour le cultivateur un moyen de production, mais un produit. On ne peut trouver aucun moyen de production contenant une certaine valeur qui ne soit lui-même le produit d'un travail précédent ;
  2. Il en résulte, au point de vue capitaliste, ce qui suit : tout capital qui a été entiè­re­ment utilisé pour la fabrication d'une marchandise quelconque se laisse finalement résoudre en un certain quantum de travail réalisé ;
  3. Toute la valeur de la marchandise, y compris le capital nécessaire à sa fabrica­tion, se résout donc tout simplement en un certain quantum de travail. Et ce qui est vrai de toute marchandise l'est également de la totalité des marchandises fabriquées chaque année par la société. Leur valeur totale, elle aussi, se résout en un certain quantum de travail accompli ;
  4. Tout travail accompli suivant les règles capitalistes se divise en deux parties : une partie payée, qui remplace les salaires, et une partie non payée, qui crée les pro­fits et les rentes, c'est-à-dire la plus-value. Tout travail accompli suivant les règles capitalistes correspond à la formule v + pl  [4].

Tout cela est parfaitement juste et incontestable. La façon dont Smith a formulé ces thèses montre la solidité et la sûreté de son analyse scientifique et les progrès qu'il a réalisés sur les physiocrates en ce qui concerne la conception de la valeur et de la plus-value. Il n'y a à lui reprocher que la bourde grossière qu'il commet dans la conclusion de la thèse 3º, où il dit que la valeur totale de la masse des marchandises annuellement produites par la société se résout dans le quantum de travail accompli pendant l'année, alors qu'en d'autres endroits il montre qu'il sait fort bien que la valeur des marchandises produites pendant un an par la société comprend nécessairement aussi le travail des années précédentes, à savoir le travail inclus dans les moyens de production utilisés.

Et cependant, la conclusion tirée par Smith des quatre thèses absolument justes que nous venons d'énumérer, à savoir : la valeur de toute marchandise, ainsi que de la masse totale des marchandises fabriquées annuellement par la société, se résout entiè­rement en v + pl, cette conclusion est complètement fausse. Smith confond ceci, qui est vrai : la valeur de toute marchandise ne représente pas autre chose que du travail social, avec ceci, qui est faux : toute marchandise ne représente rien d'autre que v + pl. La formule v + pl exprime la double fonction du travail vivant dans les conditions de l'économie capitaliste : 1º remplacement du Capital variable (salaires), 2º création de la plus-value pour le capitaliste. Cette fonction, c'est le travail salarié qui la remplit, par suite de son utilisation par le capitaliste, lequel, en réalisant sur le marché la valeur des marchandises, reprend le capital variable représenté par les salaires avancés par lui et empoche la plus-value. La formule v + pl exprime par conséquent le rapport entre l'ouvrier et le capitaliste, rapport qui prend fin chaque fois avec la fabrication de la marchandise. Si celle-ci est vendue et le rapport v + pl réalisé en argent par le capitaliste, ce rapport et sa trace dans les marchandises sont par conséquent éteints. Il est absolument impossible de voir dans la marchandise et sa valeur dans quel rapport sa valeur a été créée et si elle l'a été par du travail payé ou du travail non payé; la seule chose certaine, c'est que la marchandise contient une certaine quantité de travail socialement nécessaire, ce qui se manifeste dans le fait qu'elle est échangée. Pour ce qui est de l'échange lui-même, par conséquent, comme pour l'usage de la marchandise, il est complètement indifférent de savoir si le travail qu'elle contient se divise en v + pl. Seule la quantité de valeur qu'elle contient joue un rôle dans l'échange, et seule sa structure concrète, son utilité, joue un rôle dans l'usage. La formule v + pl exprime par conséquent, pour ainsi dire, le rapport intime entre le capital et le travail, la fonction sociale du travail salarié, qui s'éteint entièrement dans le produit. Il en est autrement de la partie du capital investie dans les moyens de production, autrement dit du capital constant. Outre le travail salarié, le capitaliste doit se procurer également des moyens de production, car tout travail exige, pour pouvoir être accompli, des matières premières, des instruments, des bâtiments, etc. Le caractère capitaliste de cette condition de la production se mani­feste en ceci que ces moyens de production apparaissent précisément en tant que capital, c'est-à-dire : 1º en tant que propriété d'une autre personne que celles qui travaillent, séparée de la force du travail, en tant que propriété des non-travail­leurs ; 2º en tant que simple avance, que dépense en vue de la production de plus-value. Le capital constant c n'apparaît donc ici que comme base de v + pl. Mais le capital constant exprime encore quelque chose de plus, à savoir la fonction des moyens de production dans le processus du travail humain, indépendamment de toute forme sociale historique. L'indigène de la Terre de Feu, pour construire son canoë familial, la communauté communiste agraire de l'Inde, pour cultiver les terres communales, le fellah égyptien, pour labourer son champ, comme pour construire les pyramides pour le pharaon, l'esclave grec dans la petite manufacture athénienne, le serf féodal, l'artisan des corporations du Moyen Age, tout comme l'ouvrier salarié moderne, ont également besoin de matières premières et d'instruments de travail. Les moyens de production issus du travail humain sont l'expression du contact du travail humain avec la matière brute et, par là, une condition générale, éternelle, du procès de production humain. Le terme c, dans la formule c + v + pl, exprime par conséquent une certaine fonction des moyens de production, qui ne s'éteint pas avec la cessation du travail. Alors qu'il est complètement indifférent, pour l'échange et pour la con­sommation de la marchandise, qu'elle ait été produite par du travail payé ou du travail non payé, par le travail de l'ouvrier salarié, de l'esclave ou du serf ou par quelque autre forme de travail, il est d'une importance décisive pour l'usage de la marchandise de savoir si elle est elle-même moyen de production ou moyen de consommation. Que, pour la fabrication d'une machine, on ait employé du travail payé ou du travail non payé, cela n'a d'intérêt que pour le fabricant et ses ouvriers. Pour ce qui est de la société qui acquiert la machine au moyen de l'échange, ce qui est intéressant, c'est uniquement sa qualité de moyen de production, sa fonction dans le processus de la production. Et de même que chaque forme sociale de production devait de tout temps tenir compte du rôle important des moyens de production, en ce sens que, dans toute période de production, elle veillait à la fabrication des moyens de production néces­saires à la période suivante, de même la société capitaliste ne peut entreprendre, cha­que année, sa production de valeur, selon la formule v + pl, autrement dit l'exploitation du travail salarié, que si la quantité nécessaire de moyens de production en vue de la formation du capital constant existe en tant que produit de la période de production précédente. Cette liaison spécifique de chaque période de production avec la suivante, qui constitue la base générale, éternelle, du procès de la reproduction sociale et qui consiste en ce qu'une partie des produits d'une période de production est destinée à servir de moyens de production pour la période suivante, a échappé aux regards de Smith. Ce qui l'intéressait dans les moyens de production, ce n'était pas leur fonction spécifique dans le processus de la production où ils sont employés, mais le fait que, comme toute autre marchandise, ils sont eux-mêmes un produit du travail salarié employé selon les règles capitalistes. La fonction spécifiquement capitaliste du travail salarié dans le processus de production de la plus-value l'empêchait complètement de voir la fonction générale, éternelle, des moyens de production dans le processus du travail. Son regard, voilé par le point de vue bourgeois, n'apercevait pas, derrière le rapport social particulier entre le capital et le travail, le rapport général entre l'homme et la nature. C'est ici que nous paraît résider la véritable source de l'affirmation étrange de Smith que la valeur totale de la masse des marchandises produites annuellement par la société se ramène à v + pl. Smith ne vit pas que c, en tant que premier terme de la formule c + v + pl, est l'expression nécessaire de la base sociale générale de l'exploitation capitaliste du travail salarié.

La valeur de toute marchandise doit par conséquent être exprimée dans la formule c + v + pl. La question se pose maintenant de savoir à quel point ceci se rapporte à la totalité des marchandises produites par la société. Reportons-nous, à ce propos, aux doutes qu'exprimait Smith sur ce point, et notamment à son affirmation selon laquelle le capital fixe, le capital circulant et le revenu de l'individu ne correspondent pas aux mêmes catégories envisagées du point de vue social (page 32, paragraphe 3). Ce qui est pour l'un capital circulant n'est pas du capital pour d'autres, mais du revenu, comme par exemple les avances de capital destinées à payer les salaires. Cette affirmation repose sur une erreur. Quand le capitaliste paie des salaires à ses ouvriers, il ne leur donne pas un capital variable qui passe dans leurs mains pour y être transformé en revenu, mais seulement la forme de valeur de son capital variable contre sa forme naturelle, la force de travail. Le capital variable reste toujours dans les mains des capitalistes : d'abord sous forme d'argent. puis sous forme de force de travail, qu'il a achetée avec cet argent, plus tard sous forme d'une partie de la valeur des marchandises produites, pour lui revenir finalement - augmenté du profit - à la suite de la vente des marchandises sous forme d'argent. Quant à l'ouvrier, il n'entre jamais en possession du capital variable. Pour lui, la force de travail ne constitue jamais un capital, mais son bien (le pouvoir de travailler, le seul qu'il possède). S'il l'a extériorisée et s'il a reçu de l'argent comme salaire, ce dernier n'est pas pour lui un capital, mais le prix de la marchandise qu'il a vendue. Enfin, le fait que l'ouvrier achète des moyens de consommation avec le salaire qu'il a reçu n'a pas plus de rapport avec la fonction que cet argent a jouée, en tant que capital variable, dans les mains du capitaliste que l'usage personnel que fait tout vendeur d'une marchandise quelconque de l'argent qu'il en a reçu. Ce n'est donc pas le capital variable du capitaliste qui devient le revenu de l'ouvrier, mais le prix de la marchandise force-de-travail vendue par l'ouvrier, tandis que le capital variable reste comme auparavant dans les mains du capitaliste et fonctionne comme tel.

Tout aussi fausse est l'affirmation selon laquelle le revenu (plus-value) du capita­liste, contenu, par exemple, dans des machines non encore réalisées, ce qui est le cas pour un fabricant de machines, est du capital fixe pour un autre, à savoir celui qui achète des machines. Ce qui constitue, en effet, le revenu du fabricant de machines, ce ne sont pas les machines elles-mêmes ou une partie de ces machines, mais la plus-value qu'elles contiennent, par conséquent le trayait non payé fourni par ses ouvriers. Après la vente des machines, ce revenu reste comme auparavant dans les mains du fabricant de machines ; il n'a fait que changer de forme. Il a perdu sa forme de machines pour revêtir la forme d'argent. Réciproquement, ce n'est pas par l'achat de la machine que son acheteur est entré en possession de son capital fixe, car il le possédait déjà auparavant sous forme d'un certain capital argent. Par l'achat de la machine, il n'a fait que donner à ce capital la forme matérielle dont il avait besoin pour le faire fonctionner d'une façon productive. Avant comme après l'achat de la machine, le revenu (la plus-value) reste dans les mains du fabricant, le capital fixe dans les mains de l'acheteur. Exactement de la même façon que dans l'exemple indiqué plus haut le capital variable reste toujours dans les mains du capitaliste, le revenu dans celles de l'ouvrier.

Ce qui a amené la confusion chez Smith et ses successeurs, c'est qu'ils ont con­fondu, tout d'abord dans l'échange capitaliste des marchandises, leur forme d'usage avec leurs rapports de valeur, et ensuite qu'ils n'ont pas su séparer les différentes circulations de capital et circulations de marchandises, qui se confondent continuelle­ment. Un seul et même acte d'échange de marchandises peut être, vu d'un côté, circu­la­tion de capital, et, de l'autre, simple échange de marchandises, pour la satisfaction des besoins de consommation. La fausse affirmation selon laquelle ce qui est pour l'un capital est revenu pour un autre, et réciproquement, se ramène par conséquent à cette juste affirmation : ce qui est pour l'un circulation de capital est, pour un autre, simple échange de marchandises, et réciproquement. Par là se manifestent seulement la capacité de transformation du capital au cours de sa carrière et l'entrelacement des différentes sphères d'intérêts dans le processus d'échange social; mais l'existence nettement délimitée du capital, en opposition au revenu, et notamment dans ses deux formes principales, en tant que capital constant et en tant que capital variable, subsiste entièrement.

Et, cependant, en affirmant que le capital et le revenu privés ne concordent pas entièrement avec le capital et le revenu de la société, Smith s'approche très près de la vérité, quoiqu'il n'ait pas su montrer le rapport exact entre ces deux sortes de caté­gories.


Notes

[1] Le Capital, II, p. 351. Trad. Molitor, VII, p. 200 et suiv.

[2] A. Smith, op. cit., I. p. 455.

[3] Rosa Luxemburg, die Neue Zeit, XVIII, tome II, p. 184.

[4] Nous ne tenons pas compte ici du fait que chez Smith apparaît également de temps en temps en temps la conception contraire, suivant laquelle ce n'est pas le prix des marchandises qui se résout en v + pl, mais la valeur des marchandises qui se compose de v + pl. Ce quiproquo est plus important pour la théorie de la valeur de Smith que pour le sujet qui nous intéresse ici.


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