1907 |
Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique
à l'école centrale du parti social-démocrate allemand... |
Introduction à l'économie politique
LA PRODUCTION MARCHANDE
Notre examen des formes que prendraient les relations dans l'ancienne communauté communiste, après le soudain effondrement de la propriété collective et du plan de travail commun, vous a semblé être une élucubration purement théorique, une promenade dans les nuages. En réalité, ce n'était que l'exposé un peu simplifié et abrégé de la façon dont s'est formée l'économie marchande, exposé rigoureusement conforme à la vérité historique dans ses grands traits.
Notre exposé demande, il est vrai, quelques correctifs :
Le processus que nous avons dépeint comme une catastrophe soudaine détruisant en une nuit la société communiste et la transformant en une société de producteurs privés, a demandé des millénaires. Il est vrai que l'idée d'une catastrophe violente et soudaine n'est pas en l'occurrence de pure fantaisie. Elle correspond à la réalité partout où des peuples vivant dans le communisme primitif entrent en contact avec des peuples qui sont déjà à un haut niveau de développement capitaliste. C'est le cas pour la plupart des pays dits sauvages ou semi-civilisés, découverts et conquis par les Européens : découverte de lAmérique par les Espagnols, conquête de l'Inde par les Hollandais, des Indes orientales par les Anglais; de même quand les Anglais, les Hollandais, les Allemands ont pris possession de l'Afrique. Dans la plupart de ces cas, l'irruption soudaine des Européens dans ces pays s'est accompagnée d'une catastrophe dans la vie des peuples primitifs qui y vivaient. Ce qui, dans notre hypothèse, durait 24 heures, n'a parfois duré que quelques dizaines d'années. La conquête du pays par un État européen ou même l'installation de colonies commerciales européennes dans ces pays a eu très vite pour conséquence l'abolition par la force de la propriété commune du sol, le morcellement de celle-ci en propriété privée, le vol des troupeaux, le renversement de tous les rapports traditionnels dans la société. Le résultat n'a pas été le plus souvent celui que nous avons supposé, à savoir la transformation de la communauté communiste en une société de producteurs privés libres avec échange de marchandises. Car la propriété commune désagrégée ne devient pas propriété privée des indigènes, elle est volée et dérobée par les intrus européens et les indigènes eux-mêmes, privés de leurs anciennes formes d'existence et de leurs moyens de vivre, sont soit transformés en esclaves salariés, ou simplement en esclaves des marchands européens, soit, quand cela est mal commode... exterminés, comme le font présentement les Allemands avec les Noirs du Sud-Ouest Africain. [1] Pour tous les peuples primitifs dans les pays coloniaux, le passage de leur état communiste primitif au capitalisme moderne est intervenu comme une catastrophe soudaine, comme un malheur indicible plein des plus effroyables souffrances. Chez les populations européennes, ce ne fut pas une catastrophe, mais un processus lent, progressif et insensible, qui a duré des siècles. Les Grecs et les Romains entrent dans l'histoire avec la propriété commune. Les anciens Germains qui viennent du nord au début de l'ère chrétienne et pénètrent dans le sud, détruisant l'Empire romain et s'installant en Europe, apportent avec eux la communauté communiste primitive et la maintiennent pendant un temps. L'économie marchande des peuples européens, pleinement formée, n'apparaît qu'à la fin du Moyen Âge, aux XV° et XVI° siècles.
Le deuxième correctif qu'il faudrait faire à notre exposé précédent découle du premier. Nous avons supposé que, dans le sein de la communauté communiste, toutes les branches possibles d'activité s'étaient déjà spécialisées et séparées, c'est-à-dire que la division du travail à l'intérieur de la société avait atteint un très haut niveau de développement, de sorte que lorsqu'est intervenue la catastrophe qui a aboli la propriété commune et introduit la production privée et l'échange, la division du travail était déjà là, toute prête, pour servir de fondement à l'échange. Cette supposition est historiquement inexacte. A l'intérieur de la société primitive, la division du travail est peu développée, embryonnaire, tant que subsiste la propriété commune. Nous l'avons vu dans la communauté villageoise indienne. Environ douze personnes seulement se distinguaient de la masse des habitants et se voyaient confier des professions particulières, dont six artisans à proprement parler : le forgeron, le charpentier, le potier, le barbier, le blanchisseur et l'orfèvre. La plupart des travaux artisanaux, tels que filage, tissage, confection des vêtements, boulangerie, boucherie, charcuterie, etc., étaient faits par chaque famille, comme occupations annexes à côté des travaux des champs. C'est le cas dans beaucoup de villages russes, dans la mesure où la population n'a pas été intégrée aux échanges et au commerce. La division du travail, c'est-à-dire la mise à part de certaines activités sous forme de professions spéciales et exclusives, ne peut se développer vraiment que lorsque la propriété privée et l'échange sont déjà là. Un producteur ne peut se consacrer à une production spécialisée que lorsqu'il peut espérer échanger régulièrement ses produits contre d'autres. Seul l'argent donne à chaque producteur la possibilité de conserver et d'amasser le fruit de son travail, et l'incite à une production régulière la plus abondante possible, pour le marché. D'autre part, le producteur n'aura intérêt à produire pour le marché et à amasser de l'argent que si son produit et le revenu qu'il en tire sont sa propriété privée. Dans la communauté communiste primitive, la propriété privée est exclue et l'histoire nous montre que la propriété privée n'est apparue que par suite de l'échange et de la spécialisation des activités. La formation de métiers spécialisés, c'est-à-dire une division du travail développée, n'est possible qu'avec la propriété privée et des échanges développés. L'échange lui-même n'est possible que si la division du travail existe déjà; car quel sens aurait l'échange entre producteurs qui produisent tous la même chose ? Ce n'est que si par exemple X produit uniquement des bottes, tandis que Y cuit uniquement du pain, que cela a un sens pour tous deux d'échanger leurs produits. Nous nous heurtons donc à une étrange contradiction : l'échange n'est possible qu'avec la propriété privée et une division du travail développée; la division du travail ne peut, de son côté, naître que par suite de l'échange et sur la base de la propriété privée, la propriété privée de son côté ne naît que par l'échange. Si vous regardez de plus près, il y a même là une double contradiction : la division du travail doit être déjà là avant l'échange, et l'échange doit être déjà là en même temps que la division du travail. De plus : la propriété privée est la condition préalable à la division du travail et à l'échange, elle ne peut se développer qu'à partir de la division du travail et de l'échange. Comment une telle complication est-elle possible ? Nous tournons manifestement en rond et le premier pas déjà pour sortir de la société communiste primitive nous apparaît comme une impossibilité.
L'humanité était prise en apparence dans une contradiction qu'il fallait résoudre pour que l'évolution puisse se poursuivre. Or, l'impasse n'est qu'apparente. Une contradiction est, il est vrai, quelque chose d'insurmontable pour l'individu dans la vie courante. Dans la vie de la société, si l'on y regarde de plus près, de telles contradictions surgissent à chaque pas. Ce qui apparaît aujourd'hui comme la cause d'un phénomène est demain son effet, et inversement, sans que ce continuel renversement des relations empêche la vie de la société. L'individu, qui se trouve devant une contradiction dans sa vie privée, ne peut plus faire un pas. On admet tellement, même dans la vie quotidienne, que la contradiction est quelque chose d'impossible, qu'un accusé qui se contredit devant le tribunal passe par là même pour convaincu de mensonge et les contradictions peuvent le mener en prison ou à la potence. Mais si la société humaine dans son ensemble s'embrouille continuellement dans des contradictions, elle n'en va pas pour autant à sa perte, au contraire, ce sont les contradictions qui la font avancer. La contradiction dans la vie de la société se résout toujours en évolution, en nouveaux progrès de la civilisation. Le grand philosophe Hegel a dit : La contradiction est ce qui fait avancer. Ce mouvement par contradictions est la véritable façon dont l'histoire humaine évolue, Dans le cas qui nous intéresse, c'est-à-dire le passage de la société communiste à la propriété privée avec division du travail et échange, la contradiction que nous avons rencontrée est résolue par un long processus historique. Ce processus a correspondu dans son essence à la description que nous en avons donnée, abstraction faite des quelques correctifs que nous avons apportés.
L'échange commence effectivement dès l'état le plus primitif de la communauté fondée sur la propriété commune, et sous la forme où nous l'avons supposée, celle du troc, c'est-à-dire produit contre produit. Nous trouvons le troc dès les premières étapes de la civilisation. Comme la propriété privée chez les deux partenaires est une des conditions de l'échange et qu'elle est inconnue dans la communauté primitive, le premier troc ne s'est pas fait à l'intérieur de la communauté ou de la tribu, mais à l'extérieur, non entre les membres d'une même tribu, d'une même communauté, mais entre différentes communautés et tribus, là où elles sont entrées en contact. Ce n'est pas tel membre d'une tribu qui négocie avec un étranger à la tribu, ce sont les tribus, les communautés entières qui font le troc, ce sont leurs chefs qui négocient. Cette image, répandue parmi les savants économistes bourgeois, d'un chasseur primitif et d'un pêcheur primitif échangeant entre eux leurs poissons et leur gibier dans les forêts vierges d'Amérique, aux aurores de la civilisation, est donc doublement fausse. Il n'existait pas dans la préhistoire d'individus isolés vivant et travaillant pour eux-mêmes, le troc d'homme à homme a demandé des millénaires pour apparaître. L'histoire ne connaît d'abord que le commerce entre tribus et entre peuples. Les peuples sauvages , dit Laffitteau, dans son ouvrage sur les sauvages d'Amérique, pratiquent continuellement l'échange entre eux. Leur commerce a ceci de commun avec le commerce de l'Antiquité que c'est un échange direct de produits contre d'autres produits. Chacun de ces peuples possède quelque chose que les autres n'ont pas, et le commerce fait passer toutes ces choses d'un peuple à l'autre. Tel est le cas du grain, des poteries, des peaux, du tabac, des couvertures, des canoës, du bétail sauvage, des ustensiles ménagers, des amulettes, du coton, en un mot de tout ce qui sert à l'entretien de la vie humaine... Leur commerce se mène avec le chef de la tribu qui représente le peuple entier. [2]
Quand, dans notre exposé précédent, nous commencions l'échange par un cas isolé - l'échange entre le cordonnier et le boulanger - et le traitions comme quelque chose d'occasionnel, cela correspondait à la stricte vérité historique. Au début, l'échange entre les différentes tribus est purement occasionnel, irrégulier; il dépend des rencontres ou contacts entre eux [3]. C'est pourquoi le premier troc régulier apparaît chez les peuples nomades, car leurs fréquents déplacements les amènent en contact avec d'autres peuples. Tant que l'échange est occasionnel, seuls les produits en excédent, ce qui reste une fois couverts les besoins propres de la tribu sont offerts en échange. Avec le temps, les échanges occasionnels se répétant plus souvent, ils deviennent une habitude, puis une règle et peu à peu on commence à fabriquer des produits directement pour l'échange. Les tribus et les peuples se spécialisent dans une ou plusieurs branches de leur production en vue de l'échange. La division du travail entre les tribus et communautés se développe. Longtemps, le commerce reste un troc, produit contre produit. Dans beaucoup de régions des États-Unis, le troc était répandu à la fin du XVII° siècle. Dans le Maryland, l'Assemblée législative fixait les proportions dans lesquelles on devait échanger le tabac, l'huile, la viande de porc, et le pain. A Corrientes, en 1815, de jeunes colporteurs couraient les rues en criant : Du sel pour des chandelles, du tabac pour du pain ! Dans les villages russes, jusque dans les années 1890, des colporteurs, appelés Prasols, pratiquent le troc simple avec les paysans. Ils échangent toutes sortes de petits objets, tels que aiguilles, dés à coudre, rubans, boutons, pipes, savons, etc., contre des brosses, du duvet, des peaux de lapin et autres objets analogues. Les potiers, les ferblantiers, etc., parcourant la Russie avec leur voiture, pratiquent un commerce semblable en échangeant leurs propres produits contre du grain, du chanvre, du lin, de la toile, etc. [4]
Les occasions d'échange se multipliant et devenant plus régulières, la marchandise qui est la plus aisée à fabriquer et peut le plus souvent être échangée est de bonne heure séparée des autres, dans chaque région, dans chaque tribu, ou bien au contraire, celle qui manque le plus, qui est la plus désirée. Le sel par exemple et les dattes jouent ce rôle dans le désert du Sahara, le sucre aux Indes occidentales anglaises, le tabac en Virginie et en Maryland, ce qu'on appelle le thé en brique (un mélange de feuilles de thé et de graisse sous la forme de briques) en Sibérie, l'ivoire chez les nègres d'Afrique, les grains de cacao dans l'ancien Mexique. Les particularités du climat et du sol amènent, dans les différentes régions, à mettre à part une marchandise générale propre à servir à tout le commerce et d'intermédiaire dans les échanges. La même chose se produit avec l'occupation particulière à chaque tribu. Chez les peuples de chasseurs, le gibier est la marchandise générale qu'ils proposent en échange de tous les produits possibles. Dans le commerce de la compagnie de la baie d'Hudson, les peaux de castors ont joué ce rôle. Chez les tribus de pêcheurs, les poissons sont l'intermédiaire naturel de toutes les opérations d'échange. Dans les îles Shetland, d'après le récit d'un voyageur français, même pour l'achat d'un billet de théâtre on fait l'appoint avec du poisson [5]. La nécessité d'avoir une telle marchandise appréciée de tous, pour servir de moyen général des échanges, se fait parfois vivement sentir. Voici par exemple comment Samuel Baker [6], voyageur bien connu, décrit son troc avec les tribus nègres au cur de l'Afrique :
Il devient de plus en plus difficile de se procurer les vivres. Les indigènes ne vendent de la farine qu'en échange de la viande. C'est pourquoi nous nous la procurons comme suit : nous achetons auprès de marchands turcs des marteaux (bêches) de fer en échange de vêtements et de chaussures; contre les marteaux, nous achetons un buf, celui-ci est amené dans un village éloigné et abattu, et la viande est partagée environ en 100 morceaux. Avec cette viande et avec trois grands paniers, mes gens sassoient par terre, les indigènes viennent alors et versent chacun dans les paniers un petit panier de farine pour un morceau de viande. Voilà un exemple du pénible commerce de la farine en Afrique centrale.
Avec le passage à l'élevage. le bétail devient la marchandise générale dans le troc, et la mesure générale de valeur. C'était le cas chez les Grecs anciens, comme Homère nous les dépeint. En décrivant l'armure de chaque héros, il dit que l'armure de Glaucus coûtait 100 bufs, celle de Diomède 9 bufs. Mais à côté du bétail, quelques autres produits servaient de monnaie chez les Grecs à cette époque. Le même Homère dit que, lors du siège de Troie, on payait le vin de Lemnos tantôt en bufs, tantôt en cuivre ou en fer. Chez les anciens Romains, nous l'avons dit, la notion d' argent était identique à celle de bétail; de même, chez les anciens Germains, le bétail était la marchandise générale. Avec le passage à l'agriculture, les métaux, le fer et le cuivre acquièrent une importance éminente dans l'économie, en partie comme matière dont on fabrique les armes et les outils agricoles. Le métal, produit plus abondant et d'un usage plus répandu, devient la marchandise générale et remplace de plus en plus le bétail. Il devient marchandise générale, d'abord parce que son utilité naturelle - comme matière de toutes sortes d'outils - le rend généralement désirable. A ce stade, il est utilisé dans le commerce à l'état brut aussi, en barres et au poids. Chez les Grecs, le fer était en usage général, chez les Romains le cuivre, chez les Chinois un mélange de cuivre et de plomb. Beaucoup plus tard, les métaux dits précieux, l'argent et l'or, sont utilisés pour les échanges. Eux aussi sont utilisés à l'état brut, au poids. L'origine de la marchandise générale, de la monnaie, simple produit utile à un usage quelconque, est encore visible [7]. Le simple morceau d'argent qu'on donnait un jour en échange de farine, pouvait servir le lendemain à fabriquer un brillant bouclier. L'usage exclusif des métaux précieux comme monnaie, c'est-à-dire sous forme de pièces de monnaie, était inconnu chez les Hindous, chez les Égyptiens et même chez les Chinois. Les anciens Juifs ne connaissaient que les pièces de métal au poids. C'est qu'Abraham, comme il est dit dans l'Ancien Testament, paya 400 siècles d'argent bien pesés à Ephron pour la tombe de Sara. Il est admis qu'on n'a commencé à frapper la monnaie qu'au X° ou même au IX° siècle avant J.-C., et ce sont les Grecs qui commencèrent. Les Romains l'apprirent des Grecs, ils frappèrent leurs premières pièces d'argent et d'or au III° siècle avant J.-C. [8] Avec les pièces de monnaie en or et en argent, la longue histoire millénaire de l'évolution de l'échange prend sa forme achevée et définitive.
L'argent, la marchandise générale, était déjà formé, avant même qu'on utilise les métaux pour faire de l'argent. Sous la forme de bétail, l'argent a déjà les mêmes fonctions dans l'échange qu'aujourd'hui les pièces d'argent : intermédiaire pour les opérations d'échange. mesure de valeur, moyen de thésauriser, incarnation de la richesse. Ce n'est que sous sa forme métallique que la destination de l'argent apparaît aussi sous son aspect extérieur. L'échange commence par le simple troc entre deux produits du travail. Il se réalise parce que l'un des producteurs - l'une des communautés ou des tribus - se passe mal des produits de l'autre. Ils s'aident mutuellement en échangeant les produits de leur travail. De telles opérations de troc se répétant régulièrement, un produit détient la préférence, parce que désiré de tous, il devient l'intermédiaire de tous les échanges, la marchandise générale. En soi, tout produit du travail pourrait devenir monnaie : les bottes ou les chapeaux, la toile ou la laine, le bétail ou le blé. Les marchandises les plus diverses ont joué ce rôle pendant un temps. Le choix ne dépend que des besoins particuliers et de l'occupation particulière des peuples. Le bétail est généralement apprécié comme produit utile, comme moyen de subsistance. A la longue, il est désiré comme monnaie et accepté comme tel. Car il sert à chacun comme tel, à conserver les fruits de son travail sous une forme échangeable à tout moment contre n'importe quel autre produit du travail. Le bétail, à la différence des autres produits privés, est le seul produit directement social, parce qu'échangeable à tout moment. Dans le bétail, la double nature de la monnaie s'exprime encore : un coup d'il sur le bétail montre que, bien que marchandise générale, produit social, il est en même temps un simple moyen de subsistance que l'on peut abattre et consommer, un produit ordinaire du travail humain, du travail d'un peuple de bergers. Dans la pièce d'argent, tout souvenir de l'origine de la monnaie comme simple produit a déjà disparu. Le petit disque d'or frappé n'est bon à rien d'autre, n'a d'autre usage que de servir de moyen d'échange de marchandise générale. Il n'est plus marchandise que dans la mesure où, comme toute autre marchandise, il est le produit du travail humain, du travail du chercheur d'or et de l'orfèvre, mais il a perdu tout usage privé comme moyen de subsistance, il n'est plus qu'un morceau de travail humain sans aucune forme utile ni utilisable pour la vie privée, il n'a plus aucun usage comme moyen de subsistance privé, comme nourriture, vêtement ou parure ou quoi que ce soit, il n'a plus pour but que l'usage purement social : il sert d'intermédiaire pour l'échange d'autres marchandises. C'est dans l'objet en soi le plus dénué de sens et de but, la pièce d'or, que le caractère purement social de l'argent, de la marchandise générale, trouve son expression la plus pure et la plus achevée.
L'adoption définitive de l'argent [9] sous sa forme métallique a pour conséquence une forte extension du commerce et le déclin des relations sociales qui visaient autrefois non le commerce, mais la consommation personnelle. Le commerce désagrège la vieille communauté communiste, il accélère l'inégalité de fortune entre ses membres, l'effondrement de la propriété commune et finalement le déclin de la communauté elle-même [10]. La petite exploitation paysanne libre qui ne produit que pour elle-même et ne vend que le superflu pour mettre l'argent dans le bas de laine, est peu à peu forcée, en particulier par l'introduction de l'impôt en argent, à vendre finalement toute sa production, pour acheter par la suite la nourriture, les vêtements, les ustensiles ménagers, même le grain pour les semailles. La Russie des dernières décennies nous a donné l'exemple d'une telle transformation de l'exploitation paysanne, d'une exploitation produisant pour ses propres besoins en une exploitation produisant pour le marché et allant à la ruine complète. Dans l'esclavage antique, le commerce a apporté de profondes transformations. Tant que les esclaves ne servaient qu'à l'économie domestique, aux travaux agricoles ou artisanaux pour les besoins du maître et de sa famille, l'esclavage avait un caractère patriarcal. Lorsque les Grecs et les Romains eurent pris goût à l'argent et firent produire pour le commerce, une exploitation inhumaine des esclaves commença [11] qui amena les grandes révoltes d'esclaves, en elles-mêmes sans espoir, mais signe de ce que l'esclavage se survivait et était devenu un ordre insoutenable. La même chose se répète avec le servage au Moyen Âge. C'était d'abord une forme de protection accordée à la paysannerie par les seigneurs nobles auxquels les paysans devaient une redevance déterminée en nature ou en travail, redevance qui couvrait les besoins propres des seigneurs. Plus tard, lorsque la noblesse eut découvert les agréments de l'argent, les redevances et les prestations en travail furent sans cesse augmentées dans des buts commerciaux, les corvées devinrent le servage, le paysan fut exploité jusqu'aux dernières limites [12]. Pour finir l'extension du commerce et la domination de l'argent amenèrent à remplacer les prestations en nature des serfs par des redevances en argent. La dernière heure de tous les rapports féodaux a sonné. Le commerce du Moyen Âge apporte puissance et richesse aux villes, il entraîne par là même la décomposition et la chute des anciennes corporations. L'essor de l'argent-métal donne naissance au commerce mondial. Dès l'antiquité, certains peuples, tels les Phéniciens, se consacrent au rôle de marchands entre les peuples pour attirer vers eux des masses d'argent et accumuler des richesses sous forme d'argent. Au Moyen Âge, ce rôle échoit aux villes, surtout aux villes italiennes. Après la découverte de l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes orientales à la fin du XV° siècle, le commerce mondial connaît une soudaine extension : les pays nouveaux offraient à la fois de nouveaux produits et de nouvelles mines d'or, c'est-à-dire la matière première de l'argent. Après les énormes importations d'or en provenance d'Amérique au XVI° siècle, les villes du nord de l'Allemagne - principalement les villes hanséatiques - accèdent à d'énormes richesses, puis c'est le tour de la Hollande et de l'Angleterre. Dans les villes européennes et, pour une grande part, à la campagne, l'économie marchande, c'est-à-dire la production en vue de l'échange, devient la forme dominante de la vie économique. L'échange commence dans les ténèbres de la préhistoire, aux frontières des tribus communistes sauvages, il s'élève et grandit en marge de toutes les organisations économiques planifiées successives [13], simple économie paysanne libre, despotisme oriental, esclavage antique, servage et féodalisme du Moyen Âge, corporations urbaines. puis les dévore l'une après l'autre, contribue à leur effondrement [14] et établit finalement la domination de l'économie de producteurs privés isolés complètement anarchique et sans planification comme forme unique de l'économie régnante.
Notes
[1] Dans le manuscrit, cette subordonnée a été rayée au crayon.
[2] Laffitteau : Murs des sauvages américains comparées aux murs des premiers temps , 1724, vol. Il, pp. 322-323.
[3] Note marginale de R. L. (au crayon) : NB. Fouilles préhistoriques ! Avant tout les nomades.
[4] Sieb. , p. 246 (sans doute Nikolaï Sieber, David Ricardo et Karl Marx , Moscou, 1879. Cf. note 2, p. 49 de la traduction).
[5] Note marginale de R. L. : Sieb., p. 247.
[6] Samuel Baker : Voyage aux sources du Nil , pp. 221-222.
[7] Note marginale de R. L. Pourquoi les métaux précieux ont-ils gardé ce rôle ?
[8] Note marginale de R. L. Sieb., p. 248.
[9] Note marginale de R.L. : NB. Remplacement des métaux courants par les métaux précieux, or.
[10] Note marginale de R. L. : Donner plus de détails.
[11] Karl Marx : Le Capital , Éditions sociales, 1950, tome I, p. 232.
[12] Ibid., pp. 234-235.
[13] Note marginale de R.L. : NB. Faux frais de la société sans plan : elle doit reproduire toute sa richesse dans l'argent.
[14] Note marginale de R. L. : NB. Signification du commerce pour la civilisation depuis ... (illisible). Intern. lien entre eux.