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Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958). |
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Cela explique qu'elle défende contre les bolcheviks les “ droits à la liberté ”. “ La liberté, dit-elle, est toujours la liberté de ceux qui pensent autrement ”. C'est donc la liberté pour les autres “ courants ” du mouvement ouvrier, pour les mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires. Il est clair qu'il ne s'est jamais agi, chez Rosa Luxembourg, de la défense vulgaire de la démocratie “ en général ”. Sa prise de position est bien plutôt, sur ce point aussi, la conséquence logique de son erreur d'appréciation sur le groupement des forces dans l'état actuel de la révolution. Car, la position d'un révolutionnaire sur les problèmes de la liberté, à l'époque de la dictature du prolétariat, dépend, en dernière analyse, exclusivement de ceci : considère-t-il les mencheviks comme des ennemis de la révolution ou comme un “ courant ” de révolutionnaires qui “ divergent ” sur des questions particulières de tactique, d'organisation, etc. ?
Tout ce que Rosa Luxembourg dit sur la nécessité de la critique, sur le contrôle public, etc., tout bolchevik, Lénine le premier - comme d'ailleurs Rosa Luxembourg le souligne -, y souscrira. Il s'agit seulement de savoir comment tout cela doit être réalisé, comment la “ liberté ” (et tout ce qui va avec elle) doit recevoir une fonction révolutionnaire et non contre révolutionnaire. Un des contradicteurs les plus intelligents des bolcheviks, Otto Bauer a reconnu ce problème assez clairement. Il ne combat pas l'essence “ non démocratique ” des institutions d'État bolcheviques avec des raisons abstraites de droit naturel à la Kautsky, mais parce que le système soviétique empêcherait le “ réel ” regroupement des classes en Russie, empêcherait que les paysans puissent se faire valoir et les entraînerait dans le sillage politique du prolétariat. Et il témoigne ainsi - contre sa volonté - pour le caractère révolutionnaire de la “ suppression de la liberté ” par les bolcheviks
En surestimant le caractère organique de l'évolution révolutionnaire, Rosa Luxembourg est entraînée dans les contradictions les plus criantes. De même que le programme de Spartacus a encore constitué le fondement théorique des arguties centristes sur la différence entre la “ terreur ” et la “ violence ”, visant le rejet de la première et l'approbation de la seconde, de même se trouve déjà postulé, dans cette brochure de Rosa Luxembourg, le mot d'ordre des Hollandais et du Parti Communiste Ouvrier (KAP) [1] sur l'opposition entre la dictature du parti et la dictature de la classe. Bien sûr, quand deux personnes différentes font la même chose (et en particulier quand deux personnes différentes disent la même chose) ce n'est pas identique. Pourtant, Rosa Luxembourg même, est ici dangereusement proche - précisément parce qu'elle s'éloigne de la connaissance de la structure réelle des forces en présence des espoirs utopiques et hypertendus, dans l'anticipation de phases ultérieures de l'évolution. Ces mots d'ordre sombrèrent ensuite dans l'utopie, et seule l'activité pratique, hélas si brève, de Rosa Luxembourg, dans la révolution, l'a heureusement arrachée à ce sort.
La contradiction dialectique du mouvement social-démocrate - dit Rosa Luxembourg dans son article contre Lénine [2]- réside justement dans le fait “ qu'ici, pour la première fois dans l'histoire, les masses populaires, elles-mêmes et contre toutes les classes dirigeantes, imposent leur volonté, mais doivent la poser dans l'au-delà de la société actuelle, au-delà d'elles-mêmes. Cette volonté, les masses ne peuvent la forger que dans le combat quotidien contre l'ordre existant, donc dans le cadre de cet ordre. La liaison entre les masses et un but dépassant l'ordre existant tout entier, entre la lutte quotidienne et le bouleversement révolutionnaire, voilà la contradiction dialectique du mouvement social-démocrate... ” Mais cette contradiction dialectique ne s'atténue nullement à l'époque de la dictature du prolétariat : seuls ses membres, le cadre présent de l'action et l' “ au-delà ” se modifient dans leur matière. Et justement le problème de la liberté et de la démocratie, qui, pendant la lutte dans le cadre de la société bourgeoise, semblait être un problème simple, puisque chaque pouce de terrain libre conquis était un terrain conquis sur la bourgeoisie, prend maintenant une forme aiguë en devenant dialectique. Même la conquête effective de “ libertés ” sur la bourgeoisie ne s'opère pas suivant une ligne droite, quoique bien sûr la ligne tactique du prolétariat dans la fixation du but ait été une ligne droite et montante. Maintenant cette position aussi doit se modifier. De la démocratie capitaliste, dit Lénine, “ l'évolution ne mène pas simplement, directement et sans obstacle, à une démocratisation toujours plus large ” [3]. Elle ne peut pas le faire parce que l'essence sociale de la période révolutionnaire consiste précisément en ce que, par suite de la crise économique, la stratification des classes se modifie sans cesse de façon brusque et violente, tant dans le capitalisme en voie de dissolution que dans la société prolétarienne luttant pour prendre forme. C'est pourquoi un constant regroupement des énergies révolutionnaires est une question vitale pour la révolution. Sachant avec certitude que la situation d'ensemble de l'économie mondiale doit pousser tôt ou tard le prolétariat vers une révolution à l'échelle mondiale, qui seule sera en mesure d'accomplir réellement dans le sens du socialisme les mesures économiques, il importe - dans l'intérêt du développement de la révolution - de conserver, par tous les moyens et en toutes circonstances, le pouvoir d'État entre les mains du prolétariat. Le prolétariat victorieux ne doit pas, en faisant cela, fixer à l'avance d'une manière dogmatique sa politique tant sur le plan économique qu'idéologique. De même qu'il doit, dans sa politique économique (socialisations, concessions, etc.), manœuvrer librement d'après les changements de stratification des classes, d'après les possibilités ou la nécessité de gagner à la dictature certaines couches de travailleurs ou au moins de les neutraliser, de même il ne peut pas se fixer sur l'ensemble du problème de la liberté. La nature et la mesure de la “ liberté ” dépendront, dans la période de la dictature, de l'état de la lutte des classes, de la puissance de l'ennemi, de l'intensité de la menace pesant sur la dictature, des revendications des couches à gagner, de la maturité des couches alliées et de celles influencées par le prolétariat. La liberté (pas plus que par exemple la socialisation) ne peut représenter une valeur en soi. Elle doit servir le règne du prolétariat, et non l'inverse. Seul un parti révolutionnaire, comme celui des bolcheviks, est capable d'exécuter ces modifications, souvent très brusques, du front de la lutte ; lui seul possède assez de souplesse, de capacité de manœuvre et d'absence de parti pris dans l'appréciation des forces réellement agissantes, pour progresser, en passant par Brest-Litovsk, par le communisme de guerre et la plus sauvage guerre civile, jusqu'à la Nouvelle Politique Économique et de là (la situation du pouvoir se modifiant à nouveau) à de nouveaux regroupements des forces, en conservant en même temps toujours intact l'essentiel : le règne du prolétariat.
Mais dans cette succession des phénomènes, un pôle est demeuré fixe, c'est la prise de position contre-révolutionnaire des autres “ courants du mouvement ouvrier ”. Une ligne droite va ici de Kornilov à Cronstadt. Leur “ critique ” de la dictature n'est donc pas une autocritique du prolétariat - critique dont la possibilité doit être préservée, même pendant la dictature, au moyen d'institutions -, mais une tendance à la désintégration, au service de la bourgeoisie. A eux s'appliquent à bon droit ces mots de Engels à Bebel : “ Tant que le prolétariat a besoin de l'État, il n'en a pas besoin dans l'intérêt de la liberté, mais pour écraser ses adversaires ” [4]. Et si, au cours de la révolution allemande, Rosa Luxembourg a modifié ses vues, analysées ici, cela repose sûrement sur le fait que les quelques mois, où il lui fut accordée de vivre avec la plus grande intensité et de diriger la révolution devenue actuelle, l'ont convaincue de la fausseté de ses conceptions antérieures sur la révolution, et, au premier chef, du caractère erroné de ses vues sur le rôle de l'opportunisme, sur la nature de la lutte à mener contre lui et par suite sur la structure et la fonction du parti révolutionnaire lui-même.
Janvier 1922.
Notes
[1] Il s'agit dans les deux cas de la tendance gauchiste du mouvement ouvrier international qui est dénoncée par Lénine dans La maladie infantile du communisme (Note des Trad. dans S. ou B.).
[2] Dans la Neue Zeit. (C'est Lukàcs qui souligne.)
[4] Cités par Lénine in l'État et la Révolution.
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