1914 Source : "Social-Démocrate" n°43, 26 juillet 1915.
Cf. Œuvres - T. XXI (août 1914 - décembre 1915).
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Œuvres - 1915

Lénine

De la défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste

26 juillet 1915


Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut faire autrement que de souhaiter la défaite de son gouvernement.

C'est là un axiome. Et il n’y a pour en contester la vérité que les partisans conscients ou les acolytes impuissants des social-chauvins. Au premier groupe appartient, par exemple, Semkovski [1], du Comité d organisation (n°2 de ses Izvestia). Parmi les seconds se trouvent Trotski et Boukvoïed et, en Allemagne, Kautsky. Vouloir la défaite de la Russie, écrit Trotski, « est une concession, que rien n'appelle ni ne justifie, aux méthodes politiques du social-patriotisme, qui substitue à la lutte révolutionnaire contre la guerre et les conditions qui l’ont engendrée, une orientation des plus arbitraires, dans les circonstances actuelles, vers la recherche du moindre mal » (Naché Slovo n° 105).

Nous avons là un spécimen des phrases ampoulées par lesquelles Trotski justifie toujours l’opportunisme. La « lutte révolutionnaire contre la guerre » n'est qu’une de ces exclamations vaines et dépourvues de signification que savent si bien pousser les héros de la II° Internationale, si l'on n'entend pas par là des actions révolutionnaires contre son propre gouvernement également en temps de guerre. Il suffit d'un instant de réflexion pour le comprendre. Or, des actions révolutionnaires en temps de guerre contre son propre gouvernement signifient à coup sûr, sans conteste, non seulement que l’on souhaite la défaite de ce gouvernement, mais encore que l’on apporte un concours actif à cette défaite. (Signalons au « lecteur perspicace » qu’il n’est nullement question de « faire sauter des ponts » , d’organiser des mutineries vouées à l’échec et, en général, d’aider le gouvernement a écraser les révolutionnaires.)

En jonglant avec les mots, Trotski s’est fourvoyé, Il lui semble que souhaiter la défaite de la Russie équivaut à vouloir la victoire de l’Allemagne (Boukvoïed et Semkovski expriment plus franchement cette « idée » , disons plutôt : cette ineptie, qu’ils partagent avec Trotski). Et Trotski découvre ici « la méthode du social-patriotisme » ! Pour aider les gens incapables de penser, la résolution de Berne (n° 40 du Social-Démocrate) a expliqué que, dans tous les pays impérialistes, le prolétariat doit maintenant souhaiter la défaite de son gouvernement. Boukvoïed et Trotski ont préféré passer à coté de cette vérité, et Semkovski (un opportuniste qui rend plus de services que tous les autres à la classe ouvrière en ressassant, avec une franche naïveté, les subtilités de la bourgeoisie) a « gentiment gaffé » en disant que c’était là un non-sens, car la victoire doit forcément revenir soit à l’Allemagne, soit à la Russie (n° 2 des Izvestia).

Prenez l’exemple de la Commune. L’Allemagne a vaincu la France, Bismarck et Thiers ont vaincu les ouvriers !! Si Boukvoïed et Trotski avaient réfléchi, ils auraient vu qu’ils se placent au point de vue de la guerre que mènent les gouvernements et la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’ils se mettent à plat ventre devant « la méthode politique du social-patriotisme » , pour nous servir du langage ampoulé de Trotski.

La révolution en temps de guerre, c’est la guerre civile; or, d’une part, la transformation d'une guerre de gouvernements en une guerre civile est facilitée par les revers militaires (par la « défaite » ) des gouvernements; d’autre part, il est impossible de contribuer pratiquement à cette transformation si l’on ne pousse pas, du même coup, à la défaite.

Si le « mot d’ordre » de la défaite est répudié par les chauvins (ainsi que par le Comité d’organisation et la fraction Tchkhéidzé), c’est précisément parce que c’est le seul mot d’ordre qui fasse appel d’une manière conséquente à l’action révolutionnaire contre son propre gouvernement pendant la guerre. Pourtant s’il n’y a pas d'action de cet ordre, des millions de phrases archirévolutionnaires sur la lutte contre « la guerre et les conditions, etc. » ne vaudront pas un sou vaillant.

Celui qui voudrait sérieusement réfuter le « mot d’ordre » de la défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste devrait démontrer un de ces trois points :

Cette dernière considération est particulièrement importante pour la Russie, car c’est le pays le plus arriéré de tous, et une révolution socialiste ne saurait y réussir d’emblée. C’est pourquoi les social-démocrates russes ont dû, les premiers, appliquer « en théorie et en pratique » le « mot d’ordre » de la défaite. Et le gouvernement du tsar avait parfaitement raison d’affirmer que l’agitation de la Fraction ouvrière social-démocrate russe représente le seul exemple, au sein de l’Internationale, non seulement d’une opposition parlementaire, mais d’une agitation véritablement révolutionnaire parmi les masses contre le gouvernement du pays, que cette agitation affaiblit la « puissance militaire » de la Russie et concourt à sa défaite. C’est un fait. Il n’est guère intelligent de vouloir l’ignorer.

Les adversaires du mot d’ordre du défaitisme ont tout simplement peur d’eux-mêmes, car ils n’osent pas regarder en face ce fait archiévident qu'il existe une liaison indissoluble entre l’agitation révolutionnaire contre le gouvernement et le concours apporté à la défaite de ce dernier.

Y a-t-il une possibilité de corrélation et de coopération entre le mouvement révolutionnaire dans le sens démocratique bourgeois du mot en Russie et le mouvement socialiste en Occident ? Au cours de ces dix dernières années, aucun socialiste n’a mis cette possibilité en doute dans ses interventions publiques, et le mouvement qui s’est produit au sein du prolétariat autrichien après le 17 octobre l’a prouvé dans les faits.

Demandez à n'importe lequel des social-démocrates qui se prétendent internationalistes s’il serait sympathique à une entente des social-démocrates des divers pays belligérants en vue d’une action révolutionnaire commune contre tous les gouvernements qui font la guerre. Beaucoup vous répondront que cette entente est impossible : c'est ce qu’a dit Kautsky (Neue Zeit, 2 octobre 1914), faisant ainsi la preuve parfaite de son social-chauvinisme. Car, d'une part, c’est une contrevérité évidente, flagrante, qui prend le contre-pied de faits connus de tous et du Manifeste de Bâle. Et, d’autre part, si c’était une vérité, les opportunistes auraient raison sur beaucoup de points !

Beaucoup répondront par une déclaration de sympathie. Dans ce cas, nous leur dirons : si cette sympathie n’est pas hypocrite, il est ridicule de penser qu’à la guerre et pour une guerre on a besoin de passer un accord « en bonne et due forme » : élection de représentants, rendez-vous, signature d’une convention, fixation du jour J et de l’heure H ! Il n'y a que des Semkovski pour penser ainsi. Une entente en vue d’actions révolutionnaires même dans un seul pays, pour ne rien dire de plusieurs, n'est réalisable que par la force de l'exemple d'actions révolutionnaires sérieuses, effectivement entreprises et développées. Or, encore une fois, on ne peut entreprendre ces actions que si l'on veut la défaite, si l'on concourt à la défaite. On ne peut « fabriquer » une guerre civile à partir d'une guerre impérialiste, de même qu'on ne saurait fabriquer » une révolution; cette transformation découle de tout un ensemble infiniment divers de phénomènes, d'aspects de traits, de propriétés et de conséquences de la guerre impérialiste. Et elle est impossible sans une série d'insuccès et de revers militaires, essuyés par par les gouvernements auxquels leurs propres classes opprimées portent des coups.

Récuser le mot d'ordre de défaitisme, c’est ramener l'esprit révolutionnaire à une phrase vide de sens ou à une pure hypocrisie.

Et par quoi donc nous offre-t-on de remplacer le « mot d'ordre » de la défaite ? Par le mot d'ordre » : « Ni victoire ni défaite ! » (Semkovski, dans le n°2 des Izvestia. De même que tout le Comité d'organisation dans le n° 1). Mais voyons, ce n'est pas autre chose qu'une paraphrase du mot d’ordre de la « défense de la patrie »  ! C’est tout simplement se placer sur le plan de la guerre des gouvernements (qui, selon ce mot d’ordre, doivent conserver leur ancienne situation, « maintenir leurs positions » ) et non sur le terrain de la lutte des classes opprimées contre leurs gouvernements ! C’est justifier le chauvinisme de toutes les nations impérialistes, dont les bourgeoisies sont toujours disposées à dire — et disent au peuple — qu’elles combattent « seulement » pour « prévenir une défaite » . « Le sens de notre vote du 4 août, c’est : nous n’avons pas voté pour la guerre, mais contre la défaite » , écrit dans son livre E. David, leader des opportunistes. Les gens du Comité d’organisation, avec Boukvoïed et Trotski, se placent exactement sur le terrain de David quand ils défendent le mot d’ordre: Ni victoire ni défaite !

Cette formule, si l’on y réfléchit, signifie l’« union sacrée » , l’abandon de la lutte de classe des opprimés dans tous les pays belligérants, car on ne peut pratiquer la lutte de classe sans porter des coups à « sa » bourgeoisie et à « son » gouvernement; or, porter des coups en temps de guerre à son gouvernement, c’est (que Boukvoïed se le dise !) un crime de haute trahison, c’est un concours apporté à la défaite de son pays. Quiconque accepte le mot d’ordre : « Ni victoire ni défaite » ne peut qu’être un hypocrite quand il se prétend partisan de la lutte de classe, de la « rupture de l’union sacrée » ; il renonce en fait à une politique indépendante, prolétarienne, et subordonne le prolétariat de tous les pays belligérants à la tâche bourgeoise par excellence qui consiste à préserver de la défaite des gouvernements impérialistes déterminés. La seule politique de rupture réelle, et pas seulement verbale, de l’« union sacrée » et de reconnaissance de la lutte de classe, c’est celle où le prolétariat met à profit les difficultés de son gouvernement et de sa bourgeoisie pour les renverser. Et l’on ne peut y arriver, l’on ne peut œuvrer dans ce sens si l’on ne souhaite pas la défaite de son gouvernement, si l’on ne concourt pas à cette défaite.

Lorsque les social-démocrates italiens ont posé, avant la guerre, la question de la gréve générale, la bourgeoisie leur a répondu, fort justement de son point de vue : ce sera un crime de haute trahison, et l’on vous considérera comme des traîtres. C’est vrai. Et il est vrai aussi que la fraternisation dans les tranchées est un crime de haute trahison. Celui qui se prononce dans ses écrits contre la « haute trahison » , comme Boukvoïed, contre l’« effondrement de la Russie » , comme Semkovski, se place à un point de vue bourgeois, et non prolétarien. Le prolétaire ne peut ni porter un coup de classe à son gouvernement, ni tendre (pratiquement) la main à son frère, au prolétaire d’un pays « étranger » en guerre contre « nous » , sans commettre « un crime de haute trahison » , sans concourir à la défaite et sans contribuer à l’effondrement de « sa » « grande puissance impérialiste.

Celui qui défend le mot d’ordre : « Ni victoire ni défaite » est un chauvin, conscient ou inconscient; dans le meilleur des cas, c’est un petit bourgeois conciliateur; mais, en tout état de cause, c’est un ennemi de la politique prolétarienne, un partisan des gouvernements actuels, des classes dirigeantes actuelles.

Examinons encore la question sous un autre aspect. La guerre doit forcément éveiller dans les masses les sentiments les plus violents, qui tirent les gens de leur somnolence habituelle. Il ne saurait exister de tactique révolutionnaire ne correspondant pas à ces sentiments nouveaux et violents.

Quels sont donc ces sentiments violents ?

On ne peut éveiller la haine envers son gouvernement et sa bourgeoisie sans désirer leur défaite, et l’on ne peut pas être un adversaire non hypocrite de la « paix civile » (= la « paix des classes » ) si l’on n’attise pas la haine envers son gouvernement et sa bourgeoisie !!

Les partisans du mot d’ordre: « Ni victoire ni défaite » se rangent en réalité du côté de la bourgeoisie et des opportunistes, car ils « ne croient pas » à la possibilité d'actions révolutionnaires internationales de la classe ouvrière contre ses gouvernements respectifs, et ne veulent pas contribuer au développement de ces actions,— tâche assurément difficile, mais la seule qui soit digne d’un prolétaire, la seule qui soit socialiste. C’est le prolétariat de la plus arriérée des grandes puissances belligérantes qui a dû, surtout devant la honteuse trahison des social-démocrates allemands et français, mettre en œuvre par l’intermédiaire de son parti une tactique révolutionnaire, qui est absolument impossible si l’on « ne concourt pas à la défaite » de son gouvernement, mais qui seule conduit a la révolution européenne, à la paix durable du socialisme, à la disparition des horreurs, des calamités, de la brutalité, de la barbarie, qui accablent aujourd’hui I’humanité.


Notes

[1] Riazanov.