1913 |
"Le principe de la nationalité est historiquement inéluctable dans la société bourgeoise, et, compte tenu de cette société, le marxiste reconnaît pleinement la légitimité historique des mouvements nationaux. Mais, pour que cette reconnaissance ne tourne pas à l'apologie du nationalisme, elle doit se borner très strictement à ce qu'il y a progressif dans ces mouvements, afin que cette reconnaissance ne conduise pas à obscurcir la conscience prolétarienne par l'idéologie bourgeoise." |
Notes critiques sur la question nationale
Les libéraux et les démocrates dans la question des langues
Les journaux ont mentionné à maintes reprises le rapport du gouverneur général du Caucase, qui présente cette caractéristique de ne pas être ultra‑réactionnaire, mais teinté d'un timide « libéralisme ». Le gouverneur général y prend notamment position contre la russification artificielle des populations non russes. Dans le Caucase, les représentants des nationalités non russes s'efforcent eux‑mêmes d'apprendre aux enfants le russe : par exemple, dans les écoles ecclésiastiques arméniennes où l'enseignement de la langue russe est facultatif.
Un des journaux libéraux les plus répandus en Russie, le Rousskoïé Slovo [1] (n° 198), qui signale ce fait, conclut très justement qu'en Russie, l'attitude d'hostilité envers la langue russe « provient exclusivement » de l'implantation « artificielle » (il aurait fallu dire : par la contrainte) de cette dernière.
« Point n'est besoin de s'inquiéter du sort de la langue russe. Elle s'imposera d'elle-même dans toute la Russie », écrit le journal. Et il a raison car les nécessités économiques obligeront toujours les nationalités habitant un même Etat (aussi longtemps qu'elles voudront vivre ensemble) à étudier la langue de la majorité. Plus le régime de la Russie sera démocratique et plus vigoureux, plus rapide et plus large sera le développement du capitalisme, plus les nécessités économiques pousseront impérieusement les diverses nationalités à étudier la langue la plus commode pour les relations commerciales communes.
Mais le journal libéral se hâte de se contredire et de démontrer son inconséquence libérale.
« Il n'est guère probable, écrit‑il, que quelqu'un, même parmi les adversaires de la russification, s'avise de contester que, dans un Etat aussi vaste que la Russie, il doive exister une seule langue commune, et que cette langue... ne puisse être que le russe. »
Logique à rebours ! La petite Suisse ne subit aucun préjudice, mais tire au contraire avantage du fait qu'au lieu d'une seule langue commune à l'Etat, elle en a trois : l'allemand, le français et l'italien. En Suisse, 70% de la population sont des Allemands (en Russie, il y a 43 % de Grands‑Russes), 22 % des Français (en Russie, 17 % d'Ukrainiens), 7 % des Italiens (en Russie, 6 % de Polonais et de Biélorusses). Si les Italiens de Suisse parlent souvent le français au Parlement commun, ils ne le font pas sous la férule de quelque loi policière barbare (il n'en existe pas en Suisse), mais simplement parce que les citoyens d'un Etat démocratique préfèrent d'eux-mêmes intelligible pour la majorité. La langue française n'inspire pas de haine aux Italiens, car c'est la langue d'une nation libre et civilisée, et qui n'est pas imposée par d'abominables mesures policières.
Pourquoi donc la « vaste » Russie, beaucoup plus bigarrée et terriblement arriérée, doit‑elle freiner son développement par le maintien d'un privilège quelconque pour une de ses langues ? N'est‑ce pas le contraire qui est vrai, messieurs les libéraux ? La Russie ne doit‑elle pas, si elle veut rattraper l'Europe, en finir le plus vite possible, le plus complètement possible, le plus énergiquement possible avec tous les privilèges quels qu'ils soient ?
Si tous les privilèges sont abolis, si l'une des langues d'être imposée, tous les Slaves apprendront vite et facilement à se comprendre et ne redouteront pas cette idée « horrible » qu'au Parlement commun, des discours se feront entendre dans différentes langues. Les nécessités économiques détermineront elles‑mêmes la langue du pays que la majorité aura avantage à connaître dans l'intérêt des relations commerciales. Et cette détermination sera d'autant plus ferme qu'elle aura été adoptée librement par lapopulation des diverses nations, d'autant plus rapide et plus large que le démocratisme sera plus conséquent et que, de ce fait, le capitalisme connaîtra un développement plus rapide.
Dans la question des langues, comme à l'égard de tous les problèmes politiques, les libéraux se comportent en mercanti hypocrites qui tendent une main (ouvertement) à la démocratie et l'autre (derrière leur dos) aux réactionnaires et aux policiers. Nous sommes contre les privilèges, clame le libéral tout en cherchant en sous‑main à obtenir des réactionnaires tel ou tel privilège.
Telle est la caractéristique de tout nationalisme bourgeois libéral : non seulement du nationalisme grand‑russe (le pire de tous en raison de son caractère oppressif et de sa parenté avec les Pourichkévitch [2]), mais aussi du nationalisme polonais, juif, ukrainien, géorgien et de tous les autres. Sous le mot d'ordre de la « culture nationale », la bourgeoisie de toutes les nations d'Autriche comme de Russie travaille en fait à la division des ouvriers, à l'affaiblissement de la démocratie, se livre à des transactions mercantiles avec les réactionnaires, à qui elle vend les droits et la liberté populaires.
Le mot d'ordre de la démocratie ouvrière n'est pas la « culture nationale », mais la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial. La bourgeoisie peut bien essayer de tromper le peuple par toutes sortes de programmes nationaux « positifs ». L'ouvrier conscient lui répondra : il n'y a qu'une seule solution du problème national (pour autant, d'ailleurs, que ce problème puisse être résolu dans le monde du capitalisme, monde du lucre, des antagonismes et de l'exploitation), à savoir le démocratisme conséquent.
Les preuves : la Suisse en Europe occidentale, pays de vieille culture, et la Finlande en Europe orientale, pays de jeune culture.
Le programme de la démocratie ouvrière dans la question nationale, le voici : suppression absolue de tout privilège pour quelque nation et quelque langue que ce soit; solution du problème de l'autodétermination politique des nations, c'est‑à‑dire de leur séparation et de leur constitution en Etat indépendant, par une voie parfaitement libre, démocratique; promulgation d'une loi générale de l'Etat en vertu de laquelle toute disposition (de zemstvo [3], de municipalité, de communauté et ainsi de suite) qui accorderait quelque privilège que ce soit à une des nations, qui violerait l'égalité en droits des nations ou les droits d'une minorité nationale, serait déclarée illégale et nulle, tout citoyen de l'Etat ayant le droit d'exiger l'abrogation d'une telle disposition comme contraire à la Constitution, ainsi que des sanctions pénales à l'encontre de ceux qui s'aviseraient de la mettre en pratique.
Aux querelles nationales que se livrent entre eux les différents partis bourgeois pour des questions de langue, etc., la démocratie ouvrière oppose la revendication suivante : unité absolue et fusion totale des ouvriers de toutes les nationalités dans toutes les organisations ouvrières syndicales, coopératives, de consommation, d'éducation et autres, contrairement à ce que prêchent tous les nationalistes bourgeois. Seules une telle unité et une telle fusion peuvent sauvegarder la démocratie, sauvegarder les intérêts des ouvriers contre le capital,‑ lequel est déjà devenu et devient de plus en plus international,‑ sauvegarder les intérêts de l'humanité évoluant vers un mode de vie nouveau, étranger à tout privilège et à toute exploitation.
Notes
[1] Rousskoïé Slovo [La parole russe] : quotidien bourgeois, qui parut de 1895 à la révolution d’octobre 1917. (N.R.)
[2] Pourichkévitch (1870-1920) : grand propriétaire foncier réactionnaire, fondateur des Cents-Noirs, bandes réactionnaires qui semaient la terreur parmi les ouvriers et les minorités nationales, notamment juives. (N.R.)
[3] Les zemstvos étaient des organes d’administration locale (voirie, affaires scolaires, etc.). Leur activité était purement locale et soumises à un contrôle étroit du régime. Les propriétaires fonciers y jouaient un rôle prédominant. (N.R.)